LETTRE IV.
La Danse & les Ballets sont aujourd’hui, Monsieur, la folie du jour ; ils sont suivis avec une espece de fureur, & jamais Art ne fut plus encouragé par les applaudissements que le nôtre. La Scene françoise la plus riche de l’Europe en Drames de l’un & de l’autre genre, & la plus fertile en grands talents, a été forcée, en quelque façon, pour satisfaire au goût du Public, & se mettre à la mode, d’associer les Danses à ses Représentations, & d’étayer, pour ainsi dire, les chef-d’œuvres des plus illustres Poëtes, par des divertissements ou des Bambochades qui dégradoient la Noblesse & la Majesté de ce Théatre. Cette disproportion de genre & ce contraste choquant a déterminé les Comédiens François à engager le sieur Hus. On m’écrit qu’il a débuté avec le plus brillant succès par le Ballet de la Mort d’Orphée. La Danse sérieuse & héroïque est sans contredit la seule qui puisse convenir à un Théatre où tout respire la décence & la grandeur. Que son génie le porte toujours à traiter des sujets d’un genre noble & élevé ! Qu’il en puise quelques-uns dans les Tragédies qu’il voit représenter tous les jours, & qu’il abandonne tout ce qui est au-dessous du galant & du voluptueux à tous Maîtres de Ballets subalternes & plagiaires.
Le goût vif & déterminé pour les Ballets est général ; tous les Souverains en décorent leurs Spectacles, moins pour se modeler d’après nos usages, que pour satisfaire au plaisir que procure cet Art. La plus petite troupe de Province traîne après elle un essaim de Danseurs & de Danseuses ; que dis-je ? les farceurs & les marchands d’Orviétan comptent beaucoup plus sur la vertu de leurs Ballets, que sur celle de leur Baume ; c’est avec des entrechats qu’ils fascinent les yeux de la populace ; & le débit de leurs remedes augmente ou diminue à proportion que leurs divertissements sont plus ou moins nombreux.
L’indulgence avec laquelle le Public applaudit à de simples ébauches, devroit, ce me semble, engager l’Artiste à chercher la perfection. Les éloges doivent encourager & non éblouir au point de persuader qu’on a tout fait & qu’on a atteint au but auquel on peut parvenir. La sécurité de la plupart des Maîtres, le peu de soin qu’ils se donnent pour aller plus loin, me feroient soupçonner qu’ils imaginent qu’il n’est rien au-delà de ce qu’ils savent, & qu’ils touchent aux bornes de l’Art.
Le Public de son côté aime à se faire une douce illusion, & à se persuader que le goût & les talents de son siecle sont fort au-dessus de ceux des siecles précédents ; il applaudit donc avec fureur aux cabrioles de nos Danseurs, & aux minauderies de nos Danseuses. Je ne parle point de cette partie du Public qui en est l’ame & le ressort, de ces hommes sensés qui, dégagés des préjugés de l’habitude, gémissent de la dépravation du goût, qui écoutent avec tranquillité, qui regardent avec attention, qui pesent avant de juger, & qui n’applaudissent jamais que lorsque les choses les remuent, les affectent & les transportent ; ces battements de mains prodigués au hazard ou sans ménagement perdent souvent les jeunes gens qui se livrent au Théatre. Les applaudissements sont les aliments des Arts, je le sais, mais ils cessent d’être salutaires, s’ils ne sont distribués à propos : une nourriture trop forte, loin de former le tempérament, le dérange & l’affoiblit ; les commençants au Théatre sont l’image des enfants qu’un amour trop aveugle & trop tendre perd sans ressource. On apperçoit les défauts & les imperfections, à mesure que l’illusion s’efface & que l’enthousiasme de la nouveauté diminue.
La Peinture & la Danse ont cet avantage sur les autres Arts qu’ils sont de tous les Pays, de toutes les Nations ; que leur langage est universellement entendu, & qu’ils font par-tout une égale sensation.
Si notre Art, tout imparfait qu’il est, séduit & enchaîne le Spectateur ; si la Danse dénuée des charmes de l’expression cause quelquefois du trouble, de l’émotion, & jette notre ame dans un désordre agréable ; quelle force & quel empire n’auroit-elle pas sur nos sens, si ses mouvements étoient dirigés par l’esprit & ses Tableaux esquissés par le sentiment ! Il n’est pas douteux que les Ballets auront la préférence sur la Peinture, lorsque ceux qui les exécutent seront moins automates, & que ceux qui les composent seront mieux organisés.
Un beau Tableau n’est qu’une copie de la nature ; un beau Ballet est la nature même, embellie de tous les charmes de l’Art. Si de simples images m’entraînent à l’illusion ; si la magie de la Peinture me transporte ; si je suis attendri à la vue d’un Tableau ; si mon ame séduite, est vivement affectée par le prestige ; si les couleurs & les pinceaux dans les mains du Peintre habile, se jouent de mes sens au point de me montrer la nature, de la faire parler, de l’entendre & de lui répondre ; quelle sera ma sensibilité ! que deviendrai-je, & quelle sensation n’éprouverai-je pas à la vue d’une représentation encore plus vraie, d’une action rendue par mes semblables ! quel empire n’auront pas sur mon imagination des Tableaux vivants & variés ! Rien n’intéresse si fort l’humanité que l’humanité même. Oui, Monsieur, il est honteux que la Danse renonce à l’empire qu’elle peut avoir sur l’ame, & qu’elle ne s’attache qu’à plaire aux yeux. Un beau Ballet est jusqu’à présent un être imaginaire, c’est le Phénix, il ne se trouve point.
En vain espérera-t-on de lui donner une forme nouvelle, tant que l’on sera esclave des vieilles méthodes & des anciennes rubriques de l’Opéra ; nous ne voyons sur nos Théatres que des copies fort imparfaites des copies qui les ont précédées ; n’exerçons point simplement des pas ; étudions les passions. En habituant notre ame à les sentir, la difficulté de les exprimer s’évanouira ; alors la physionomie recevra toutes ses impressions de l’agitation du cœur ; elle se caractérisera de mille manieres différentes ; elle donnera de l’énergie aux mouvements extérieurs, & peindra avec des traits de feu le désordre des sens & le tumulte qui régnera au-dedans de nous-mêmes.
Il ne faut à la Danse qu’un beau modele, un homme de génie, & les Ballets changeront de caractere. Qu’il paroisse ce restaurateur de la vraie Danse, ce réformateur du faux goût & des habitudes vicieuses qui ont appauvri l’Art ; mais qu’il paroisse dans la capitale. S’il veut persuader, qu’il dessille les yeux trop fascinés des jeunes danseurs, & qu’il leur dise :
« Enfants de Terpsichore, renoncez aux cabrioles, aux entrechats & aux pas trop compliqués ; abandonnez la minauderie pour vous livrer aux sentiments, aux graces naïves & à l’expression ; appliquez-vous à la Pantomime noble ; n’oubliez jamais quelle est l’ame de votre Art ; mettez de l’esprit & du raisonnement dans vos pas de deux ; que la volupté en caractérise la marche & que le génie en distribue toutes les situations ; quittez ces masques froids, copies imparfaites de la nature ; ils dérobent vos traits, ils éclipsent, pour ainsi dire, votre ame, & vous privent de la partie la plus nécessaire à l’expression ; défaites-vous de ces perruques énormes & de ces coëffures gigantesques, qui font perdre à la tête les justes proportions qu’elle doit avoir avec le corps ; secouez l’usage de ces paniers roides & guindés qui privent l’exécution de ses charmes, qui défigurent l’élégance des attitudes, & qui effacent la beauté des contours que le buste doit avoir dans ses différentes positions.
« Renoncez à cette imitation servile qui ramene insensiblement l’Art à son berceau ; voyez tout ce qui est relatif à votre talent ; soyez original ; faites-vous un genre neuf d’après les études que vous aurez faites : copiez, mais ne copiez que la nature ; c’est un beau modele, il n’égara jamais ceux qui l’ont exactement suivie.
« Et vous jeunes gens, qui voulez vous mêler de faire des Ballets, & qui croyez que pour y réussir, il ne s’agit que d’avoir figuré deux ans sous un homme de génie, commencez par en avoir. Sans feu, sans esprit, sans imagination, sans goût & sans connoissance, osez-vous vous flatter d’être Peintres ? Vous voulez composer d’après l’Histoire, & vous l’ignorez ; d’après les Poëtes, & vous ne les connoissez pas : appliquez-vous à les étudier ; que vos Ballets soient des Poëmes ; apprenez l’Art d’en faire un beau choix. N’entreprenez jamais de traiter de grands desseins, sans en avoir fait un Plan raisonné ; jettez vos idées sur le papier, relisez-les cent fois ; divisez votre Drame par Scenes ; que chacune d’elles soit intéressante, & conduise successivement sans embarras, sans inutilité à un dénouement heureux ; évitez soigneusement les longueurs ; elles refroidissent l’action, & en ralentissent la marche : songez que les Tableaux & les situations sont les plus beaux moments de la composition : Faites danser vos figurants & vos figurantes, mais qu’ils parlent & qu’ils peignent en dansant ; qu’ils soient Pantomimes, & que les passions les métamorphosent à chaque instant. Si leurs gestes & leurs physionomies sont sans cesse d’accord avec leur ame, l’expression qui en résultera sera celle du sentiment, & vivifiera votre ouvrage. N’allez jamais à la répétition la tête pleine de figures & vuide de bon sens ; soyez pénétrés de votre sujet ; l’imagination vivement frappée de l’objet que vous voudrez peindre vous fournira les traits, les couleurs & les pinceaux. Vos Tableaux auront du feu, de l’énergie ; ils seront pleins de vérité, lorsque vous serez affectés & remplis de vos modeles. Portez l’amour de votre Art jusqu’à l’enthousiasme. On ne réussit dans les compositions théatrales qu’autant que le cœur est agité ; que l’ame est vivement émue ; que l’imagination est embrasée ; que les passions tonnent, & que le génie éclaire.
« Etes-vous tiedes, au contraire ; votre sang circule-t-il paisiblement dans vos veines ; votre cœur est-il de glace ; votre ame est-elle insensible ? renoncez au Théatre ; abandonnez un Art qui n’est pas fait pour vous. Livrez-vous à un métier où les mouvements de l’ame soient moins nécessaires que les mouvements des bras, & où le génie ait moins à opérer que les mains. »
Ces avis donnés & suivis, Monsieur, délivreroient la Scene d’une quantité innombrable de mauvais Danseurs, de mauvais Maîtres de Ballets, & enrichiroient les forges & les boutiques des artisans d’un très-grand nombre d’ouvriers, plus utiles aux besoins de la Société, qu’ils ne l’étoient à ses amusements & à ses plaisirs.