(1724) Histoire générale de la danse sacrée et profane [graphies originales] « Histoire generale de la danse sacrée et prophane : son origine, ses progrès & ses révolutions. — Chapitre IX. De la Musiqué Elémentaire attribuée aux Esprits Aëriens & aux Oracles de l’Antiquité. » pp. 195-211
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(1724) Histoire générale de la danse sacrée et profane [graphies originales] « Histoire generale de la danse sacrée et prophane : son origine, ses progrès & ses révolutions. — Chapitre IX. De la Musiqué Elémentaire attribuée aux Esprits Aëriens & aux Oracles de l’Antiquité. » pp. 195-211

Chapitre IX.
De la Musiqué Elémentaire attribuée aux Esprits Aëriens & aux Oracles de l’Antiquité.

Il s’agit de faire voir en quoi les anciens Philosophes ont fait consister cette Musique : la matiere en pourra paroître fabuleuse à ceux qui n’ont nulles notions des anciens Auteurs, parce qu’elle s’est trouvée abolie depuis la naissance de Jésus-Christ, par la lumiere de l’Evangile, qui a désabusé une partie du genre humain des erreurs & de la confiance qu’il avoit dans la puissance des fausses Divinitez, qui expliquoient leurs volontez par l’organe des Oracles, dont l’éxistance a été reconnue de toute l’Antiquité. Thalès, Platon & Hérodote nous apprennent qu’ils rendoient souvent leurs réponses très ambigues, & même quelquefois musicalement, pour imprimer plus de respect à ceux qui les consultoient, étant secondez par la fourberie & subtilité des Sacrificateurs & des Prophétesses, qui étoient établis dans les Temples pour le culte de leurs Dieux & de leurs Idoles, dont ils tiroient souvent des profits considérables aux dépens de la crédulité des plus puissans Rois, des Princes, & des peuples qui les alloient consulter comme des Dieux, pour sçavoir l’avenir.

Ces Philosophes & bien d’autres parlent aussi des concerts que l’on entendoit dans les Isles inhabitées & dans les Forests, dont le Lecteur néanmoins croira tout ce qu’il lui plaira, ne rapportant ce que j’en ai trouvé dans ces Auteurs, que par rapport au sujet que je traite.

Appollonius, Zamblique, Porphire, & Michel Psellus, tous grands Philosophes, mais un peu suspects de magie, au sentiment du peuple, & non pas de Saint Jérôme, assurent qu’il y a quatre sortes de Démons ou d’Esprits élémentaires, dont l’explication se trouve dans le Livre du Comte de Gabalis ; c’est un récit parfait de tout ce qui se peut dire de plus plaisant sur cette matiere, pour tâcher de persuader l’éxistance des Esprits élémentaires, de même que la réalité des apparitions des phantômes, à laquelle néanmoins beaucoup de gens bien sensez n’ont point de foi, & encore moins ceux qui se picquent d’esprits forts, non plus qu’aux apparitions diaboliques, quoiqu’il y ait quantité d’Auteurs qui prétendent qu’elles étoient assez communes au tems du Paganisme ; témoin l’éxemple qu’on en trouve dans Elian, Liv. 8. Pausanias & Apollonius disent aussi être arrivé aux yeux de toute la Gréce, dans la LXXVII. Olympiade, entre Euthryme fameux Athlete, & l’ombre de l’un des Compagnons d’Ulysse chez les Thémésiens, lequel fut assassiné dans la Ville de Thémese par les habitans, en revenant du siége de Troie : les Dieux leur envoyerent pour punition une maladie épidémique, ce qui obligea les Thémésiens d’avoir recours à l’Oracle pour leur guérison, lequel prononça que pour appaiser les menaces de ce Héros, il faloit lui offrir pour victime tous les ans une fille vierge dans le temple au jour de sa mort, ce que les Thémésiens accomplirent pour un tems, & jusqu’à ce que Euthryme fameux Athlete les eût affranchi de ce tribut, en revenant des Jeux Olympiques où il avoit emporté le prix du combat avec des corroyes de cuir de bœuf, dont il se servit pour combattre le phantôme, qui étoit venu dans le temple pour enlever sa victime, laquelle fut donnée à cet Athlete, après l’avoir contraint au bruit des acclamations du peuple, de s’aller précipiter dans la riviere, en faisant des gémissemens épouventables. Et l’éxemple de Cléomede natif de l’Isle d’Astipalée, aussi célébre chez les Grecs pour la force du corps, que Samson le fut parmi les Hébreux, en faveur duquel l’Oracle de Delphes prononça que le dernier des Héros étoit Cléomede. Ce sont des faits qui prouvent que les Oracles s’énonçoient par l’usage de la voix, si on pouvoit donner quelque créance aux Auteurs qui rapportent tant de fables.

Suétone rapporte dans la vie de Jules-César, qu’étant sur les bords du fleuve Rubicon, incertain s’il le passeroit ou non, attendu que ce passage étoit contraire aux ordres du Sénat, un prodige ou phantôme ressemblant à un homme, fort haut & beau par excellence, s’apparut à lui jouant d’un chalumeau fait de canne ; plusieurs Bergers y accoururent, & des soldats abandonnerent leurs postes pour l’ouir, entre autres les trompettes, à qui ce phantôme en arracha une, & se jetta dans la riviere qu’il passa à la nage, en sonnant l’allarme d’une grande force avec cette trompette ; il parut pendant quelque tems sur l’autre bord de la riviere : alors César dit à son armée, allons où les prodiges des Dieux nous appellent ; cette résolution, dit Suétone, lui procura l’Empire.

Il est encore fait mention dans le Recueil des Histoires prodigieuses, Tome 2, ch. 6, de celles des Satyres qui apparurent à S. Jérôme & à St Antoine dans les deserts, confirmées par les Ecrits du premier, & par St Athanase dans la vie du second : je sçai bien que l’on répond à cela que Dieu pouvoit permettre ces sortes d’apparitions avant la naissance de Jésus-Christ.

L’on voit aussi dans les Annales de Nuremberg, qu’un certain jour qui est marqué, il passa dans cette grande Ville une espece de phantôme ou de grand homme, d’une figure prodigieuse, qui jouant du flageolet, parcourut toutes les rues, & tous les enfans qui l’entendirent, se mirent à le suivre comme par enchantement ; il en assembla jusqu’à 800 des deux séxes, & les conduisit hors de la Ville : ils se perdirent ensuite si absolument, que quelques diligences que purent faire les parens de ces enfans, l’on n’a jamais sçû ce qu’ils étoient devenus ; mais l’on a depuis trouvé au milieu de la Hongrie une Ville assez belle, dont les habitans ont le langage & toutes les manieres des Bourgeois de Nuremberg, mais fort différentes de celles des autres Hongrois ; ce qui fait présumer qu’ils proviennent de cet enlévement.

La mort du grand Pan annoncée au Pilote Thamus, du tems de l’Empereur Tibere, semble encore prouver que les Démons ont l’usage de la voix ; joint à ce que dit Aristote, que dans l’une des sept Isles d’Eloüs, qui étoit inhabitée, on entendoit souvent un concert très-harmonieux ; ce qui fit croire dans ce tems-là que c’étoit le lieu d’assemblée pour les réjouissances des Esprits aëriens ou des Satyres.

Olaüs magnus dit qu’en bien des endroits peu habitez du Septentrion, l’on entendit souvent des concerts. Pline & Solin assurent qu’au mont Atlas on entendoit aussi des bruits d’instrumens, comme de tambours & de cimbales, qui sembloient former une espece de concert. Hist. du Septentrion, ch. 2.

Lucrece dit encore que ces sortes d’Esprits font leur retraite au milieu des montagnes & des forêts, entourez de rochers & dans les plus sombres solitudes, & que ces lieux sont les sujets ordinaires des fables que font les habitans d’alentour, qui disent que c’est la demeure sacrée des Satyres, des Nymphes, & des Faunes ; ils assurent que la plupart du tems le silence de la nuit est troublé par le bruit de leurs jeux, & qu’ils entendent les cordes mélodieuses des instrumens, aussi-bien que les sons des flutes dont les accords sont très-harmonieux. Ils racontent encore plusieurs choses de cette nature, qui ne paroissent pas moins surprenantes que fabuleuses, afin qu’on ne s’imagine pas que ces lieux solitaires qu’ils n’habitent point, soient privez de la présence des Dieux Champêtres. Ces sortes d’habitans, dit Lucrece tome 2., se plaisent à augmenter ces merveilles, par la maniere dont ils les récitent ; & ils sont toujours écoutez favorablement, par l’avidité qu’ont les hommes de sçavoir tout ce qui leur est nouveau, soit vrai ou fabuleux, quoique généralement contraire aux opinions des Physiciens, qui n’admettent que ce qui est naturellement possible & conforme au bon sens ; c’est aussi le sentiment des Philosophes modernes.

Fauchet, dans ses Antiquitez, rapporte après Aventin, que Charlemagne ayant entrepris de faire faire un canal pour communiquer le Rhin au Danube, il vint exprès à Wormes avec toute sa Cour, pour presser l’éxécution de cette grande entreprise ; les Niveleurs & les Ingénieurs l’assurerent du succès, mais que la dépense en seroit immense : l’Empereur s’y résolut, dans l’espérance d’en être indemnisé par la conquête du Royaume de Hongrie, qu’il préméditoit pouvoir faire aisément par le moyen de ce canal, qui fourniroit de vivres à son armée.

Les Entrepreneurs commencerent cet ouvrage avec quantité de travailleurs ; mais cette grande entreprise fut troublée par des prodiges extraordinaires : entre autres on entendoit les nuits des voix qui sortoient de dessus les travaux, qui faisoient des mugissemens épouventables ; d’autres voix qui sortirent du fond du canal, dont les tons étoient fort agréables & fort harmonieux, ce qui étonna tous les travailleurs qui campoient autour du canal. Charlemagne qui étoit sçavant dans les Lettres, traita cela de chimere, & ordonna de continuer les travaux le lendemain : mais quand les ouvriers voulurent ouvrir la terre, il se forma un orage si prodigieux, accompagné d’éclairs, de tonnerre, de vents, de grosse grêle, & de pluie, que les ouvriers furent contraints de se retirer dans leurs cabannes toute la journée ; cet orage fut si violent, qu’il renversa tous les travaux ; l’Empereur attribua encore cet événement aux effets ordinaires de la nature, & ordonna de les recommencer le lendemain, quoiqu’on entendît encore les mêmes voix de ces esprits souterrains pendant toute la nuit, bien que le tems fût fort serein : mais aussitôt que les travailleurs voulurent se mettre à l’ouvrage, l’orage recommença comme le jour précédent, ce qui obligea les Entrepreneurs de venir faire leur remontrance à l’Empereur, & lui faire entendre que cette entreprise étoit apparemment désagréable à Dieu qui avoit réglé l’ordre de la nature dans le tems de sa création. Ce prodige est aussi confirmé par Aventin fameux Historien, qui dit que Ptolomée Roy d’Egypte voulant faire un canal pour aller du Nil dans la mer Rouge, qu’il arriva approchant la même chose. C’est aussi ce que Cléopatre ni les Romains n’ont jamais pû éxécuter : ce qui fait voir qu’il n’appartient pas aux hommes de vouloir réformer la nature sans la participation de son Créateur.

Ce n’est pas que les Romains n’ayent quelquefois réüssi dans de pareilles entreprises ; il y en a aussi d’autres qu’ils ont abandonnées par les effets de la Providence. Mais les Philosophes qui se mêlent de vouloir pénétrer dans les secrets de Dieu par l’Etude de la Théologie sécrete, attribuent ces événemens singuliers & ces sortes de voix aux Esprits élémentaires.

Ainsi les Esprits accoutumez aux fables croiroient volontiers que les voix que l’on entendit la nuit sur le canal, sont celles des Gnomes, qui sont, dit le Comte de Gabalis, composez des plus subtiles parties de la terre qu’ils habitent ; & que les Nymphes sont composées des parties les plus déliées de l’eau ; les Salamandres sont formées par l’action du feu universel, & les Sylphes sont composez des plus purs atomes de l’air. C’est en partie sur ces idées imaginaires, que les Philosophes que j’ai déja citez au commencement de ce Chapitre, ont fondé leur sistême de cette prétendue Musique élémentaire.

Fauchet, Antiquitez, Liv. 7, ch. 4, Aventin, le Comte de Gabalis, Pausanias, Tacite, & Strabon, disent encore que la statue de Memnon de Thebes, faite d’airain, rendoit quelquefois ses Oracles musicalement, quand les rayons du Soleil dardoient à plomb sur sa tête ; ce qui n’est pas plus surprenant que ce que nous rapporte Tite-Live du buste d’Apollon, qui pleura trois jours & trois nuits dans la citadelle de Cumes, sous le Consulat d’Hostilius, Décade V.

D’autres Historiens disent qu’au temple de Daphné, les Prêtres portoient quelquefois leurs Idoles en procession sur leurs épaules, en chantant des hymnes en musique à leur louange, & que ces Idoles répondoient musicalement. Ils font aussi mention des chênes de la Forêt de Dodonne, qui rendoient des Oracles en musique ; ils disent que l’agitation de ces arbres causée par les vents, faisoit entendre une espece de mélodie : c’est pourquoi il étoit défendu d’en couper une seule branche, sur peine de la vie.

Je trouve qu’il s’en faut beaucoup que l’Auteur de l’Histoire des Oracles, faite en 1686, ait appris au Public tout ce que son élégante plume auroit pû écrire sur ce sujet, puisqu’il ne parle pas des magnificences de leurs Temples, comme celui de Jupiter Hammon, situé dans les déserts de la Lybie, qui a passé pour l’une des sept merveilles du monde, construit par l’ordre de Bacchus à son retour de la conquête des Indes, & dont la statue étoit faite d’une seule émeraude, & la corne de bélier qu’il avoit sur sa tête, étoit d’une pierre très précieuse de couleur d’or, qui produisoit, selon Quinte-Curce & Diodore, des effets merveilleux ; & de la fontaine appelée l’Eau du Soleil, qui se trouva près de ce Temple, dont les eaux sont tiédes le matin, froides à midi, & toujours bouillantes à minuit. Ce Temple étoit rempli de richesses immenses des offrandes des Rois & des Conquérans, comme Aléxandre.

Celui de Delphes étoit encore plus rempli de richesses, puisqu’il a donné lieu à Xercès & à Pirrhus de mettre des armées sur pied pour l’aller piller : Néron en enleva en une seule fois cinq cens statues de cuivre, faites par les meilleurs statuaires de l’Antiquité.

Le Temple de Jupiter Olympien n’a pas été moins considérable, puisque la figure de cette Divinité étoit d’or, & de cinquante pieds de hauteur, assise dans un Trône d’or & d’ivoire, fait par le fameux Phidias, dont le travail étoit plus estimé que la matiere : la couverture de ce Temple étoit de marbre taillé en forme de thuiles, qui a également passé pour un chef-d’œuvre de l’art.

Quinte-Curce, dans l’Histoire d’Aléxandre le Grand, dit que quand Jupiter Hammon rendoit ses Oracles, les Prêtres le portoient dans une nef d’or garnie de quantité de coupes d’argent qui pendoient des deux côtez, & qu’ils étoient suivis d’une longue troupe de femmes vénérables, & de jeunes vierges qui dansoient & qui chantoient à la mode du pays certains cantiques grossiers à la louange de Jupiter ; ils croyoient par-là le rendre favorable à leurs demandes, & en tirer des réponses claires, certaines, & d’un ton harmonieux. Liv. 4, fol. 313.

Enfin quelques anciens Philosophes ont prétendu que le mot d’Oracle veut dire langage des Dieux, & qu’il y en avoit qui s’expliquoient quelquefois par la Musique, qu’ils appellent élémentaire.

Outre que Platon demeure d’accord, après avoir bien approfondi cette matiere, qu’elle n’est pas moins difficile à connoître qu’à persuader : son sentiment a beaucoup de rapport à celui d’Hérodote, ce fameux Historien de l’Antiquité, parlant des Oracles dans son Liv. VIII. puisqu’il dit précisément qu’il les trouve si clairs & si formels, après leur accomplissement, qu’il n’ose ni les accuser d’être faux, ni souffrir qu’on les en accuse, n’y même qu’on refuse d’y ajouter foi. Cet Auteur étoit de leur tems, puisqu’il vivoit 450 ans avant la naissance de Jesus-Christ ; il est à présumer qu’il n’a pas manqué de preuves pour appuyer son opinion sur l’éxistance des Oracles.

On trouve encore que Cicéron qui vivoit l’an 706 de Rome, a fait un Traité de la nature des Dieux, & qu’il dit avec Plutarque & d’autres fameux Auteurs, que les Oracles avoient cessé bien du tems avant eux ; ils ont crû que leur fin venoit de ce que les Démons & les Esprits élémentaires ne sont pas immortels, & que leur tems a pû être limité par le Créateur de l’Univers : mais qu’il en peut renaître aussi comme des hommes, suivant l’opinion des Cabalistes : j’oserai dire en passant que j’ai lieu de le croire plus qu’un autre.

Je crois avoir assez éclairci cette matiere, pour faire connoître en quoi les anciens Auteurs qui en ont parlé, ont fait consister cette prétendue Musique élémentaire & magique, & dont je n’ai traité, malgré toutes ces preuves, que par raport à l’Histoire Générale de la Musique ; sçachant bien que toutes ces opinions qui ont rapport aux fables de l’Antiquité, ne sont plus du goût du siécle, qui est entierement désabusé de toutes ces erreurs : mais il est bon de tout sçavoir.