(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur les fêtes nationales] — Lettre v. sur le mème sujet. » pp. 137-140
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur les fêtes nationales] — Lettre v. sur le mème sujet. » pp. 137-140

Lettre v.
sur le mème sujet.

De toutes les fêtes, Monsieur, qui se sont données à Paris pendant le cours de la révolution, je n’en connois pas de plus spirituelle, de plus ingénieuse ni de plus mémorable, que celle qui fut donnée à St. Cloud le 18. Brumaire, an 8. Cette fête étoit allégorique, et elle fera époque dans notre histoire. On la nomma l’impromtu de la sagesse. Cette fête unique dans son espèce, ne coûta rien au trésor public, et le peuple n’eprouva pas le contre-coup douloureux de la dépense que ces spectacles entrainent après eux. Elle se passa sans bruit, sans affiches de programmes, sans lampions, sans fusées volantes, sans bombes et sans canons. A défaut de lampions, elle fut éclairée par les rayons du soleil. Personne n’y fut invité ; personne n’eût de billets ; et cette fête donnée aux Demosthènes et aux Cicérons modernes, ne fut point troublée par l’inconséquence et la frivolité des habitans oisifs de la capitale.

Le jour 18. étoit consacré à mettre aux voix et à résoudre une grande question ; il s’agissoit d’abattre un jeune chêne, planté par la nature. Il s’élevoit avec majesté ; ses branches vigoureuses s’étendoient au loin ; elles offusquoient l’assemblée et lui portoient trop d’ombrage. La question mise aux voix, les opinions se partagèrent, les débats furent vifs et le bruit épouvantable.

Ce fut au milieu des cris et du tapage qui resrembloient fort aux Bacchanales de l’antiquité, que Mars, accompagné de Vulcain et de quelques héros, se présenta au vestibule du temple, dans un costume déguisé. Mars vouloit prendre la défense du Chêne. Cet arbre lui est consacré ; ses branches ornent les casques des guerriers, lorsqu’ils entrent en campagne et qu’ils marchent à la victoire. Vulcain heurte à la porte du Sanctuaire auguste : les Huissiers accourent et lui crient de se retirer ; mais Vulcain offensé ne leur repond qu’en frappant de son marteau des coups vigoureux qui font gémir la porte sur ses gonds. La garde prétorienne, est appelée ; elle paroît : mais en deux tours de main, le plus célèbre des serruriers, Vulcain ouvre la porte. Elle étoit à peine entrouverte, que la Peur s’introduit dans la salle : elle plane sur toutes les têtes, glace les esprits et répand dans les cœurs sa fatale influence ; puis, voyant des croisées ouvertes, elle glisse et dirige son vol vers la capitale.

Mars et Vulcain entrent dans le temple, accompagnés de quelques guérriers. Mars veut rétablir le calme dans l’assemblée ; mais la confusion étoit générale ; on se poussoit, on se heurtoit on se culbutoit. Le plus avisé des Sénateurs donne l’exemple ; il s’élance par la fenêtre et suit la route que la Peur lui avoit tracée : soudain il est imité par tous les membres de l’assemblée, et ces doctes personnages se précipitent par toutes les ouvertures. On les eût pris pour de jeunes écoliers se disputant entre eux le prix du saut et celui de la course, en un moment la salle est évacuée ;

Cette scène ne retrace-t-telle pas l’image de ces animaux bêlans, entassés les uns sur les autres dans un bac qui les porte de la rive d’un fleuve à la rive opposée. Le bateau n’a pas plutôt touché terre, qu’un mouton saute et s’élance sur le sable, puis deux, puis trois etc. et bientôt tout le troupeau est dans la plaine. Voilà juste ce qui arriva à St. Cloud, et certes cette troupe bondissante n’étoit rien moins que des moutons. Mars et Vulcain ne pûrent s’empêcher de rire aux éclats à la vue d’une manœuvre aussi leste et aussi promtement exécutée.

Les fugitifs se dispersent et s’enfoncent dans les parties du Parc les plus ombragées, et par un mouvement spontané, communiqué par la Peur, ils se déshabillent et jettent loin d’eux les riches vêtemens dont ils sont couverts. En se dépouillant des marques de leur dignité, ils s’écrient à l’exemple de Salomon : Vanité des Vanités, et tout est Vanité.

Débarrassés d’un harnois qui auroit rallenti leur course rapide, ils quittent St. Cloud dans le plus grand incognito, pour voler à Paris, chacun par une route différente ; les uns par Sèvres, les autres par Meudon ; ceux-ci gagnent le bois de Boulogne, et ceux-là se jettent dans des barques de pêcheurs.

Arrivés a Paris, n’ayant pour guide que la Peur, aucun deux n’ose rentrer dans ses foyers domestiques ; et craignant les visites et les complimens du lendemain, ils vont directement frapper à la porte de leurs amis particuliers, et solliciter l’hospitalité.

Encore tout-étonnés de cette farce digne de Nicolet, Mars et Vulcain se promenoient dans les allées, du Parc. Ils apperçoivent plusieurs grouppes épars ; ils s’approchent : mais quel est leur étonnement, en reconnoissant sous le costume des sénateurs fugitifs, des mariniers, des pécheurs, des blanchisseuses. Tout cette bande joyeuse exprimoit par des bonds et des gambades l’allégresse d’un jour aussi extraordinaire.

Mars avoit à peine quitté cette mascarade, que Minerve parut sur un char brillant. Le Dieu de la guerre se met à ses cotés ; Vulcain se place aux pieds de la Déesse, et les héros de la suite se grouppent derrière elle. Le char s’élève majestueusement et se perd dans les nues.

Il n’est point, de bonne fête sans lendemain ; c’est l’antique proverbe des Parisiens. Il fut réalisé ; en effet Mars en donna un à Paris qui n’étoit que le dénouement heureux de la fête de la veille. Elle est assez connue par ses détails et son succès pour que je me dispense de vous en faire la description. Ce qui est à remarquer, c’est que, la fête entièrement terminée, l’horison commença à s’éclaircir, les nuages sombres et les taches sanguinolentes disparurent insensiblement ; l’espérance, cette fille consolatrice du ciel, reparut sur la terre et reprit son empire dans tous les cœurs, où longtems elle avait cessé de régner.

Cet événement fut célébré par des fêtes brillantes, dont la partie intéressante fut confiée au goût et à l’imagination de Mr. Despréaux ; mais les illuminations et les artifices furent toujours en France le fond principal des fêtes que l’on y donna. Il est temps de s’appercevoir que les lampions et les fusées n’en doivent être que les accessoires. L’énorme dépense qu’entraînent après eux l’huile, le suif, la poudre à canon, et les échafauds multipliés absorbent toutes les autres parties de ces fêtes, où les talens et les arts devroient se montrer avec le plus d’éclat et de variété. Mr. Despréaux en avoit la direction, mais resserré dans un cercle de dépense beaucoup trop étroit, son esprit éprouvait une contrainte préjudiciable, et cette gêne mettoit des entraves à son imagination. Cependant il a déployé dans ces fêtes, du goût, de l’intelligence, de la variété ; et en amusant agréablement les yeux, elles eurent le mérite trop rare de parler à l’esprit.

Je suis, etc