Chapitre VIII.
De la Musique naturelle attribuée à Dieu
comme l’Auteur de la Nature.
Pour servir de Supplément à l’Histoire de la Musique, imprimée en 1715.
Quoique cette matiere soit toute Théologique & Physique, & par conséquent fort abstraite pour ceux qui n’ont pas une parfaite connoissance des Sciences sublimes ; je hazarde néanmoins d’en parler, parce qu’elle fait partie de mon sujet, pour tâcher d’en donner seulement une légere idée au Lecteur.
Les Peres de l’Eglise & les plus profonds Philosophes de l’Antiquité prétendent que c’est sur les principes de cette Musique naturelle, que Dieu a créé l’Univers, & qu’il en a formé l’arrangement avec la premiere matiere : c’est ainsi sur ce fondement qu’ils le qualifient quelquefois de grand Musicien & d’Architecte du monde.
Saint Augustin, dans son Traité de la Musique vocale & instrumentale, & Saint Thomas, disent que la Musique naturelle est renfermée dans l’ordre de l’harmonie universelle.
Les premiers Philosophes & Musiciens de l’Antiquité, tels que Mercure, Trismegiste, Thales, Pytagore, Platon & Aristoxene, qui ont reconnu un être souverain Auteur de la Nature, ont aussi crû qu’il a réglé les mouvemens des Cieux & des Planetes, par les accords sonores de l’harmonie, & que ces mouvemens forment un concert à la gloire de leur Créateur, dont il a donné la clef aux Intelligences célestes, & qu’il y en a de préposées pour le gouvernement de tous les élémens. Ces Philosophes prétendent encore que tout ce qui se meut dans la nature n’agit que sur les principes de cette Musique naturelle, & qu’elle régle tous les mouvemens de l’Univers, dont les effets néanmoins sont aussi imperceptibles à notre esprit qu’à nos sens, & par conséquent très-difficiles à concevoir, & dont nous n’avons que des preuves littérales & artificielles, je veux dire simplement écrites par des anciens Poëtes & Musiciens, qui ne sont pas suffisantes pour une conviction incontestable. Mais sans entrer dans la discution de ces sentimens, je me contenterai de dire que si on s’en rapporte à l’Ecriture-Sainte, on y trouvera quantité d’éxemples qui peuvent persuader que les Anges sont les Ambassadeurs de Dieu, desquels il se sert quelquefois pour nous annoncer ses volontez sur la terre, par l’usage de la voix ordinaire, ou mélodieuse, comme celle que l’on entendit dans les airs, lors de la naissance de Jésus-Christ, & tant d’autres éxemples dont l’Ecriture est remplie. Ce sont à la vérité des faits miraculeux, ausquels néanmoins nous devons soumettre notre jugement, par rapport aux effets de la voix & de la Musique céleste, qui passe pour être émanée de l’idée de Dieu, suivant le sentiment de S. Denis l’Aréopage, dans son Traité de la Hiérarchie, & ce que les anciens Philosophes ont nommé Musique divine ou Musique naturelle.
Cette matiere m’engage à mêler des faits naturels tirez des Auteurs profanes, à des autoritez sacrées ; je respecte celles-ci, & je ne rapporte les autres, que sur la garentie des Auteurs qui en ont écrit ; pour faire voir autant qu’il est possible, que la Musique est composée visiblement dans la nature, par un effet de la Providence divine, qui a voulu par ce moyen en donner la connoissance aux hommes dès la création du monde, sur les principes de la Musique céleste ou naturelle, d’où les premiers Philosophes prétendent que la Musique vocale s’est établie, & qu’elle en tire son origine. Quoique ces preuves soient fort obscures vû leur antiquité, je vais néanmoins en rapporter quelques-unes qui pourront fortifier cette opinion, sans m’arrêter à celle des anciens Payens, qui attribuent l’origine de la Musique aux faussez Divinitez ou à leurs Législateurs.
Pline nous apprend dans son Histoire naturelle, que quelques Grecs coupant de certains roseaux appellez Bonbiscins, il en sortit un son mélodieux, & ils étoient organisez à proportion de leur grosseur & de leur hauteur, dont Antigenes fameux Musicien fit faire des flutes excellentes ; desorte que c’est par les effets de ces roseaux harmonieux, que l’on a pû trouver l’invention des Orgues : ce son mélodieux est, ce me semble, une preuve de la résidence de la Musique dans la nature. Pline, Liv. 16, chap. 36.
Solin dit aussi qu’en Sicile il y a une fontaine dont les eaux se meuvent au son de la flute, & bouillonnent si haut, qu’elles semblent danser en cadence aussi long-tems que l’on en joue ; ce qui est confirmé par différens Auteurs. Solin, chap. 5.
Mais sans aller chercher si loin, les curieux en peuvent faire l’expérience, comme l’Abbé Brossard auteur du Dictionnaire de la Musique, m’a dit l’avoir fait avec un bon joueur de flute, en faisant mettre un sceau d’eau de fontaine dans une grande terrine, exposée au Soleil pendant deux ou trois heures, afin que l’eau soit bien reposée : alors le fluteur s’assit auprès de la terrine, préludant sur sa flute le plus tendrement qu’il est possible, pour trouver le ton qui peut émouvoir l’eau, ce qu’il fit en un quart-d’heure ; & la voyant émue, il prit l’essort sur sa flute, en fit danser cette eau aussi long-tems qu’il voulut, comme si cette eau avoit été poussée par de petits tuyaux, pour la faire rejaillir.
Mais comme les eaux des fontaines sont de differente nature, le ton qui convient à l’une pour la faire danser, ne convient pas à l’autre ; c’est au joueur de flute à le trouver : il faut aussi qu’il soit des plus habiles, pour jouer tendrement ces beaux airs de flute des Operas de Lully, qui émeuvent la nature ; & quand l’eau est bien agitée, elle danse au son des Menuets, de la Gigue, & sur des tons patétiques : cette expérience peut convaincre les plus incrédules sur les effets de la Musique naturelle.
C’est ce que les Anciens ont voulu nous faire entendre, par ce qu’ils ont rapporté des Orphée, Amphion, Marsyas, & de tant d’autres fameux Musiciens dans la premiere antiquité, qui émouvoient des corps insensibles par la douceur de l’harmonie des instrumens.
L’Histoire naturelle des Isles Antiltes de l’Amérique, ch. 19, nous apprend que l’on trouve dans la mer de grandes coquilles que l’on appelle Musicales, parce qu’elles portent sur leur dos des lignes noirâtres, sur lesquelles les notes de Musique sont marquées ; & l’on voit une espece de clef comme pour mettre en chant ; desorte que l’on diroit qu’il ne manque que la lettre à cette tablature : ce qui est encore plus surprenant, c’est que chaque coquille est chargée de notes différentes, suivant les remarques que nos Curieux en ont faites à Paris sur celles qu’ils ont dans leurs cabinets : j’en ai vû deux chez M. Morin, & une chez Madame Gatelier, qui confirment ce que j’en rapporte.
Cardan nous donne encore une idée de la Musique naturelle, par l’examen qu’il a fait de la composition du corps humain, qui n’agit, à ce qu’il dit, que sur les principes de cette Musique.
Il prétend que le corps humain est un instrument harmonieux, orné d’une voix fléxible & sonore, composé de la main de Dieu, avec la matiere la plus pure des quatre élémens, sur les principes de la Musique naturelle, dont les quatre humeurs dominantes sont comme quatre clefs qui servent de régles pour faire agir de concert les 242 parties principales dont le corps humain est composé, & que le poulx y est établi comme le Musicien ou Maître de chœur qui bat la mesure dans un concert, & qu’il y régle par un mouvement ou battement égal, toutes les facultez corporelles, lequel battement doit être de quatre mille fois dans une heure, quand toutes les parties du corps sont bien organisées ; ce qui l’entretient dans une santé parfaite jusqu’à l’age décrépite, qui est le tems que ces organes se relâchent, comme les cordes d’un instrument, ce qui cause sa destruction.
Socrate, dans son Traité de l’immortalité de l’ame, dit encore que l’ame est une harmonie qui combat les passions du corps, ou qui les accorde, comme un Musicien fait raisonner les cordes de sa lyre ou du luth, pour en trouver les accords suivant les regles de l’art.
C’est peut-être sur la connoissance que les Anciens avoient de la Musique naturelle, & de sa conformité avec l’organisation du corps humain, que les Médecins dans l’antiquité étoient obligez de sçavoir la Musique pour l’éxercice de leur Profession. Pline dit que Hérophilus, aussi fameux Médecin que Musicien, fut des premiers qui mit en usage la méthode de guérir les maladies par l’étude des battemens du poulx, suivant les différens âges des malades. Haffenreffer Musicien & Médecin d’Allemagne a fait un Traité de l’harmonie du poulx, qui prouve l’opinion des Anciens.
La Mothe le Vayer, dans son Discours sceptique sur la Musique, rapporte que dans l’Amérique on trouve fort communément un animal qu’on appelle Unau, ou le Paresseux par les Amériquains, lequel chante naturellement six fois cette particule ha, sur le même ton que nous entonnons en France celles de la sol fa mi re ut ; & c’est peut-être ce qui a donné lieu à quelques Auteurs de soutenir que Gui Larétin n’étoit pas l’inventeur de ces six tons, & de les attribuer aux effets de la Musique naturelle.
On trouve encore dans les Antiquitez de Fauchet, Liv. 8, chap. 7, que près la Ville d’Autun, environ la saint Jean, il se fit un orage si prodigieux, qu’il tomba des nuées un glaçon de vingt à vingt-cinq pieds de longueur, de sept pieds de large, & de deux pieds d’épaisseur, sur lequel, disent quelques anciennes Chroniques, l’on vit des raies & des caracteres comme des notes, qui sembloient marquer l’impression des sons du tonnerre, comme sur un papier de Musique ; ce qui a été regardé comme un prodige, mais qui peut faire croire que la Musique naturelle réside & produit ses effets dans tous les élémens.
Quelques Rabins ont prétendu que le flux & le reflux de la mer se faisoit sur les principes de la Musique naturelle, fondez sur ce que Dieu a dit qu’il avoit réglé ses bornes ; du moins peut-on croire que cette Musique existe dans tous les élémens. Le P. Mércenne, dans son Traité de l’harmonie universelle, assure que les vents imitent les sons de toutes sortes d’instrumens.
Mais comme tous les faits que je rapporte de cette présupposée Musique céleste, ou naturelle, ou élémentaire, paroissent les uns miraculeux, & les autres naturels ; je n’entreprendrai pas d’en rien dire de décisif : cette sublime matiere est au-dessus de ma connoissance ; il faut s’en rapporter aux Physiciens & aux sentimens de ceux qui cultivent ces hautes sciences, pour sçavoir ce qu’on en doit croire.
J’oserai dire encore que la surprenante Machine de Marly peut donner une idée & même une espece de preuve du mouvement harmonieux des Planetes ; laquelle auroit été encore plus sensible, si l’Inventeur de cette merveilleuse Machine, avoit pensé d’ajoûter à son mouvement des tuyaux d’orgue, qui auroient pû former un Jeu d’orgue hidraulique, comme on en voit en Italie ; ce qui est encore faisable, si le Roi vouloit rendre ce grand chef-d’œuvre plus digne d’admiration. Ce n’est pas que son mouvement prodigieux & cadencé ne produise une espece d’harmonie qu’on appelle patétique, parce qu’elle a la faculté d’émouvoir l’ame la premiere fois que l’on l’entend ; j’en ai vû & fait plusieurs fois l’expérience. Ainsi il a été facile à Dieu de donner aux Planetes un mouvement harmonieux, sur les principes de cette Musique naturelle, comme l’a crû Pitagore.
C’est en ce sens que ceux qui veulent, comme les Philosophes Pitagoriciens, que tout soit Musique dans l’Univers, nous disent qu’il y en a une Divine, une Angélique, une Elémentaire ou naturelle, la mondaine ou l’artificielle. Je vais faire voir en quoi les Philosophes de l’Antiquité ont fait encore consister la Musique élémentaire & celle des Oracles.