Lettre xvi
Il est temps, Madame, que je fasse passer en revue devant vous les troupes légères de l’opéra, dont M. Gardel est depuis dix-huit ans commandant géné-ral. Cette place lui est invariablement dévolue ; elle est inamovible. Pour l’aider dans ses travaux, il a nommé depuis long-tems un adjudant à qui il ne confie que les menus détails, et un caporal uniquement chargé de l’appel. Ce commandant fait tout, soigne tout, dirige tout ; il a infiniment de mérite.
Il vous paroîtra, sans doute, bien extraordinaire de voir un seul être jouir d’un privilège exclusif chez une nation qui les a totalement abolis. Vous serez encore étonnée d’apprendre que la porte du temple des beaux-arts, ouverte à la poésie, à la musique et à la peinture, soit constamment fermée aux maîtres des ballets les plus distingués par leurs talens.
Quelque soit le mérite de M. Gardel, il ne peut se flatter de posséder à lui seul tous les genres, tous les goûts et toutes les manières de faire. Il seroit un Phénix, et il n’en existe point.
Les hommes les plus instruits dans leur art doivent se ménager un stimulant capable de les élever et de déployer en eux les plus vastes conceptions ; l’artiste, perpétuellement isolé, se laisse bercer par l’amour-propre et par les louanges outrées de quelques esprits complaisans ; louanges dont l’effet nécessaire est de briser les ailes du génie.
Un maître de ballets est peintre ou doit l’être. Il faudroit qu’à son exemple il voyageât. Les artistes déjà instruits vont en Italie pour étendre le cercle de leurs connoissances, et pour étudier les grands maîtres des différentes ecoles.
C’est dans ces délicieux climats et sous un ciel heureux que le génie et le goût placèrent le berceau des arts imitateurs ; c’est là qu’ils étalérent les chefs-d’œuvre de la peinture, de la sculpture et de l’architecture ; c’est-là que les jeunes artistes, enflammés à la vue de tant de merveilles, les étudient et les copient ; le génie de ces hommes illustres embrâse le leur ; ils trouvent dans les uns le brillant et l’entente harmonieuse des couleurs ; dans les autres, la pureté et l’élégance du dessin : Celui-ci se distingue par la grace de ses figures et le moëlleux de leurs contours ; celui-là étonne par la richesse et la belle ordonnance de sa composition et par la distribution heureuse de ses personnages.
Semblables aux abeilles qui, après avoir butiné sur les fleurs, et les fruits, vont ensuite en déposer les sucs parfumés dans leurs industrieuses habitations, les artistes reviennent dans leur patrie, et, l’imagination remplie de grandes images, ils volent à leurs atteliers : leurs pinceaux vigoureux font respirer la toile, et leurs couleurs brillantes nous montrent la nature parée de tous les charmes de l’art. Leurs noms bientot célèbres se propagent dans l’Europe et le sceau de l’immortalité est imprimé sur leurs savantes productions.
Mr. Gardel n’a point voyagé. Je me souviens cependant qu’il passa six mois à Londres, et que ce qu’il vit de bon, en ballets, ne lui inspira rien. Ce sont ses expressions. Mais vous savez, Madame, qu’il est tout plein d’êtres dans le monde que l’on ne peut inspirer.
Un maître de ballets, pour se perfectionner, devroit connoître la manière de faire des Dauberval, des le Picq et des Gallet ; il trouveroit dans leurs compositions ingénieuses un coloris différent, des oppositions plus ou moins variées dans les grouppes, les dessins et la distribution de leurs personnages, une expression particulière dans le langage muet mais éloquent de la pantomime.
Dans les productions de Coindé et Daigville, il appercevroit les éteincelles d’un feu caché qui n’attend qu’un soufle favorable pour produire des flammes ; dans les maitres de ballets de la dernière classe, il trouverroit du galimathias, des idées incohérentes, mais au sein même de ces compositions argileuses, il découvriroit des pierres précieuses dont il pourroit tirer un grand parti, en les taillant, en multipliant les facettes, en les polissant et en les mettant à la place et au jour qui leur convient, elles acquérreroient dans ses mains l’éclat qui leur manquoit.
Dans l’espace de 18 ans M. Gardel a donné au public cinq ballets en action et une charmante plaisanterie. Nous en parlerons dans un instant.
Je suis bien loin de croire à l’infertilité de l’imagination de M. Gardel. Je sais que les divertissemens ou les ballets que les poëtes cousent maladroitement à leurs poëmes, ne disent rien au goût ni à l’esprit ; qu’ils absorbent tous les momens d’un compositeur, et l’empêchent de se livrer plus souvent aux grandes compositions.
L’exercice habituel des petites choses fatigue et ennuie. Il est peu propre à alimenter le génie. J’ai cependant admiré dans ces divertissemens quelques pas d’hommes exécutés avec autant de justesse que d’ensemble et de précision, et dont la composition savante annonçoit que M. Gardel possède à fond la partie méchanique de son art : mais cet ensemble précieux qui fait le mérite des corps de ballets n’existe plus, lorsque les figurantes s’y associent ; les charmes qu’elles pourroient y répandre, s’évanouissent pour faire place à la confusion et au désordre.
Je reviens, Madame, aux productions de M. Gardel, Il a donné depuis son admission à la place de maître des ballets de l’opéra, Télémaque, Psiché et Paris. Ces trois ballets ont obtenu le plus brillant succès. La Dansomanie, charmante bagatelle, d’un genre très-gai, a été fort accueillie ; mais le retour de Zéphir et Daphnis et Pandrose, ont convaincu M. Gardel qu’il est impossible d’être toujours heureux. Des gens d’esprit et de goût m’ont assuré, que la partie dansante de ces deux compositions, étoit brillante et remplie de charmes ; mais que l’action pantomime et l’expression qui en est l’âme, n’avoient pu se déployer dans deux sujets également mal-choisis, totalement dénués d’intrigues et incapables de fournir au compositeur de grands traits et d’heureuses situations. Au reste, Madame, je n’ai point vu ces deux dernières productions ; je ne les connois que d’après les journaux qui se sont égayés aux dépens de M. Gardel, et dont j’ai trouvé la critique trop amère. Ils auroient du se contenter de blâmer le mauvais choix du compositeur, lui reprocher la trop grande extension qu’il avoit donnée à des sujets pauvres, foibles, froids et languissans, lui prouver que les épisodes dont il les a farcis, n’ont pu les réchauffer, et que les efforts multipliés de la danse n’ont pu suspendre ni éloigner leur chûte. Mais la critique a été plus loin ; elle a attaqué le style même des programmes. Peut-on rigoureusement exiger qu’un maître des ballets soit un puriste et un homme de lettres ? si ces deux dernières productions avoient obtenu un succès égal aux quatre premières, on n’auroit pas songé à parler de l’incorrection et des négligences qui règnoient dans leurs descriptions. C’étoit donc le style seul de la composition qu’il falloit attaquer.
Les pinceaux brillans de la peinture, le cizeau hardi de la sculpture, le compas et la règle de l’architecture, les mouvemens harmonieux et expressifs de la danse, le noté ingénieux de la musique, sont les plumes dont les artistes se servent pour imiter la nature et pour l’embellir. C’est dans leurs compositions et dans leurs vastes conceptions qu’il faut chercher un style riche et pompeux. Les artistes n’en n’ont point d’autre.
Le tems qu’ils donnent à l’étude de leur art et à l’imitation de la nature, ne leur permet pas d’approfondir la langue des Homère et des Virgile. C’est un malheur sans doute ; je sens tout ce qu’il entraîne de privations et je m’écrie avec le Bourgeois Gentilhomme : ah mon pere et ma mere, que je vous en veux !
Si mon éducation première n’eût pas été négligée, si elle eût été basée sur les principes de Rollin, je ne me scrois probablement pas amusé à composer des ballets ; mais j’aurois fait tourner mes connoissances au profit des beaux-arts, je leur aurais présenté ce qui leur manque, c’est à dire, des traductions fidèles des beautés sublimes de Virgile, d’Homère etc. Leurs ouvrages immortels offrent à la peinture et à la danse une foule de tableaux que les traducteurs modernes ont défigurés. Ces traductions ne sont que des esquisses grossières et imparfaites de ces grands originaux, qui ainsi mutilés, ne présentent à l’esprit que trivialité, bassesse d’idées et d’expressions.
Vous me demanderez, Madame, ce qui m’empêche de vous donner l’analyse des ballets de M. Gardel ; ma réponse sera courte, j’habite une petite ville a cinq lieues de Paris ; à mon âge on se déplace difficilement. Je vais donc rarement dans la capitale, et, quand cela m’arrive, souvent les premiers rayons du soleil éclairent mon départ et son couchant me ramène à mon hermitage. Si par hazard, j’y passe quelques jours, ils sont consacrés tout-entiers à mes affaires et à l’amitié. Dailleurs le spectacle se prolonge trop avant dans la nuit, et c’est par cette raison que je n’ai vu les trois premiers ballets de M. Gardel que par lambeaux. Les autres me sont parfaitement inconnus. Quant à ses programmes, je ne les ai jamais lûs.
Vous êtes donc bien peu curieux, me direz vous, je vous répondrai avec l’ingénuité de Lucinde, ah ! Madame, j’ai tant vu de soleils ! trop vieux pour commencer à m’instruire, trop paresseux pour me coucher tard, je me condamne à mille privations et j’ai renoncé pour jamais aux pompes et aux vanités du monde.
J’ai l’honneur d’être etc.