(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre XV. » pp. 83-88
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre XV. » pp. 83-88

Lettre XV.

Je vais avoir l’honneur de vous parler, Madame, des danseurs et des danseuses, qui depuis une quarantaine d’années ont porté leur art à la perfection.

Vestris le père hérita du beau talent de Dupré et de son sobriquet ; on le proclama le dieu de la danse ; il égala son maître en perfection, et le surpassa en variété et en goût. Vestris dansoit lepas de deux avec sentiment et élégance. Ses fréquens voyages à Stuttgardt le conduisirent à l’étude ; il devint grand acteur et sut embellir par la vérité de son action, tous mes poëmes pantomimes dans les quels il joua les premiers personnages. Sa retraite de l’opéra porta un coup fatal à la belle danse : privée de ce beau modèle, on l’a vue s’égarer dans les confins de l’extravagance. La révolution étant arrivée, la liberté illimitée ouvrit aux arts la porte du temple de la folie ; les artistes en devinrent les ministres, proscrivirent le goût de badiner avec la marotte, et sacrifièrent aux caprices et à la fantaisie les beautés de leur art.

Feu Gardel doubloit Vestris avec succès pendant ses absences ; mais lorsqu’il reparoissoit, Gardel, malgré ses talens, son zèle et ses éfforts, étoit éclipsé.

Lany offroit des tableaux d’un genre opposé au sérieux et au demi-caractère ; il dansoit les pâtres avec une supériorité rare ; ce danseur étoit savant en ce qui concerne le mécanisme des pas ; il n’avoit dailleurs par sa construction épaisse que les charmes du genre qu’il avoit adopté ; mais il les possédoit au plus haut dégré.

Dauberval, mon élève ou plutôt celui de la nature, arriva à Paris. Né avec de l’esprit, du goût, de l’intelligence, et cette ambition propre à étendre le cercle des talens, il fut obligé de renoncer au genre sérieux. Modelé dabord par les graces, il devint gros et musculeux. Mais l’étude de la belle danse conduit à tous les genres ; elle en est la clef : cette étude est à l’art ce que le rudiment et la grammaire sont à la pureté du langage. Dauberval sut embélir et perfectionner le genre de Lany. Lorsque ces deux danseurs se réunissoient aux Dlles. Allard et Pélin, ils formoient des pas de quatre délicieux ; une gaité franche et naïve, une expréssion vraie, adaptée au sentiment de la joie, un ensemble admirable, une précision rare, présidoient a tous leurs mouvemens ; ces pas faisoient tourner la tête au public enchanté, sans le secours de la pirouette.

La Dlle. Guymard fixa les applaudissemens du public depuis son début jusqu’à sa retraite ; les grâces l’avoient douée de leurs dons ; elle en avoit les agrémens et les charmes. Elle ne courut jamais après les difficultés ; une noble simplicité règnoit dans sa danse ; elle se dessinoit avec goût et mettoit de l’ex-préssion et du sentiment dans ses mouvemens. Après avoir long-temps dansé le sérieux, elle l’abandonna pour se livrer au genre mixte que j’avois crée pour elle et pour le Sr. le Picq. Elle étoit inimitable dans tous les ballets Anacréon tiques, et en abandonnant le théâtre, elle emporta ce genre agréable avec elle.

La Dlle. Lany, éléve de son frère, débuta à l’opéra à son retour de Berlin, et son début fut un triomphe. Taille superbe, beau Balon, danse écrite avec perfection, nerf, élévation et brillant dans tous les élans : mais cette danseuse ayant subi l’apprentissage le plus rude, sans cesse maltraitée par son frère, avoit contracté une timidité qui tenoit sans doute à la rigueur de la léçon ; cette éspèce de crainte qui ne la quitta jamais, lui ôtoit l’expréssion qu’elle auroit pu ajouter aux charmes de la plus correcte exécution.

Le public hérita ensuite des talens distingués de la Dlle. Heinel, élevée par les soins de Lépy, danseur charmant. Elle quitta Stuttgardt et Vienne, où je lui fis jouer plusieurs rôles dans mes ballets en action. Cette danseuse étonna Paris et la cour. Le svelte de ses contours, les charmes de sa figure, la perfection et la noblesse de sa danse, lui méritèrent de justes applaudissemens ; je dois ajouter qu’elle fût le modèle le plus parfait de la danse sérieuse.

Le Picq quitta Naples un instant pour venir me voir à Paris où je le fis débuter. Les belles proportions de sa taille, la noblesse de sa figure, l’harmonie enchanteresse de ses mouvemens, et le fini précieux d’une exécution d’autant plus étonnante qu’elle étoit toujours facile, et que les éfforts du corps étoient sans cesse dérobés par les graces ; tant de perfections réunies lui obtinrent le plus brillant succès tant à la cour qu’à la ville.

 

Je composai pour la Dlle. Guymard et le Picq les caprices de Galathée, ballet Anacréontique. Il fut réprésenté à Brunoy, et faisoit partie d’une fête de jour, que Monsieur, donnoit à la Reine. Cette heureuse bagatelle eut un succès complet. Les talens de le Picq et de la Dlle. Guymard, réunis à ceux de Dauberval et de la Dlle. Allard, l’embélirent singulièrement. Je la donnai ensuite à Paris et à Fontainebleau.

 

Le Picq fut fêté ; on le nomma l’Apollon de la danse ; mais la cabale intérieure de l’opéra que j’appelle la Boite de Pandore, se joignit aux motifs qui le firent renoncer aux propositions brillantes qui lui furent faites. Il retourna à Naples, de là il vint me trouver à Londres où il fut fixé par des appointemens considérables. Je le fis débuter par Apollon et les Muses. Au bout de quelques années il quitta l’Angleterre pour s’attacher au service de la cour de Russie. Ses talens pour la danse et la composition, joints à sa bonne conduite, lui méritèrent les bien faits de la cour et l’estime des grands.

 

J’ai à vous parler encore d’une danseuse charmante, la Dlle. Théodore. Elle épousa Dauberval dont elle étoit l’élève. Cette danseuse étoit l’image de Terpsicore ; elle avoit de l’aisance, de la facilité, et du brillant c’étoit un balon qui rendoitson exécution si légère, que sans sauter, et par la seule élasticité de ses coups de pieds, on se persuadoit qu’elle ne touchoit point la terre.

Nivelon débuta a l’opéra dans le même moment que le Picq ; et ce jeune danseur fut très accueilli ; fait à peindre et d’une figure intéréssante il s’attacha au genre demi-caractère. Il dansoit le pas de deux avec grace, et toujours le goût dessinoit ses attitudes ; il avoit infiniment de moëlleux et de douceur dans ses mouvemens : son honnêteté, son application à remplir ses devoirs, le rendirent le sujet le plus utile à la danse de l’opéra, mais on abusa de sa complaisance pour remplacer des rôles qu’il n’avoit point appris et qui ne lui furent jamais destinés. Sa bonne volonté l’exposoit continuellement à être jugé par comparaison, et ce jugement n’est pas toujours favorable, lorsque l’on se charge d’exécuter ce que l’on n’a point médité, et que l’on se met en paralelle avec celui qui en a fait une étude particulière. Cette facilité qu’avoit Nivelon à se métamorphoser sans cesse, arrêtoit les études qu’il devoit a son genre. Il s’en apperçut trop tard et tacha d’éviter les piéges que l’on ne céssoit de lui tendre. On devint exigeant envers lui ; on voulut le contraindre à faire ce qu’on ne pouvoit ordonner à un premier danseur, fatigué des petites intrigues et des cabales sourdes qui régnent à ce spéctacle, il demanda sa retraite. Nivelon vit heureux et tranquille, s’occupe de son jardin et cultive quelques amis. Il a tout ce qu’il faut pour en avoir et pour se les attacher.

Je vous parlerai enfin des rares dispositions de Gardel, (actuellement maître des ballets) pour le genre sérieux. La nature lui avoit donné tout ce qu’il falloit pour remplacer Vestris le père. Il est malheureux pour les progrès d’un art dont il seroit devenu le modèle, que des douleurs vagues et sans cesse renaissantes, l’aient forcé d’abandonner la danse. Il s’est livré à la composition des ballets. Il est infiniment supérieur à son frère qui ne s’étoit attaché qu’à copier des opéras-vaudevilles, dont les petits couplets pleins d’esprit et de sel, ne pouvoient être rendus par la pantomime : on écoutoit bien le petit air, mais on n’entendoit point les paroles et les pensées délicates qui en faisoient le charme.

Après vous avoir fait l’éloge justement mérité d’une foule de gens à talens dont la parque a moissonné une partie et d’ont l’autre est nulle pour les plaisirs du public, je vous entretiendrai, Madame, des artistes actuels, et principalement de ceux qui peuvent servir de modèles à leur art.

J’ai l’honneur d’être etc.