(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre XIII. » pp. 73-76
/ 775
(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre XIII. » pp. 73-76

Lettre XIII.

Je vais passer, Madame, à deux directions qui changèrent la forme antique de notre opéra. La première y introduisit la pompe et la magnificence, et la seconde y ajouta une variété absolument ruineuse, et fatigante à l’excès pour tous les artistes employés à ce grand spectacle.

Les Srs. Breton et Trial, singulièrement protégés par le feu Prince de Conti et de Soubise, furent nommés directeurs en 1770. Ils étoient musiciens et agréables compositeurs. Ils avoient étudié les goûts variés de leurs protecteurs, dont ils connoissoient l’amour pour le luxe, la magnificence, et généralement pour tout ce qui portoit l’empreinte du beau. Ces directeurs, prévenus sans doute à l’avance de leurs nominations, crurent faire leur cour aux deux Princes, en rassemblant une vingtaine de jolies femmes, affligées de l’âge de quinze à seize ans. Je ne sais par quel enchantement elles acquirent le talent que doit avoir une excellente figurante ; mais le charme eut lieu. Rien de si beau, de si séduisant à l’œil et a l’imagination, que de voir vingt jeune Sultanes plus jolies et plus belles les unes que les autres, se disputer par leurs grâces et leurs agaceries le mouchoir que tenoit le Sultan. L’éclat de l’or, des diamans, et celui de la beauté réunis aux grâces et aux talens, offroient aux regards enchantés le tableau le plus pompeux, le plus piquant et le plus voluptueux. Le costume se perfectionna. Il acquit la vérité et la variété qui lui manquoient. Il devint tout à la fois noble et décent ; et M. Bocquet le porta au point juste de perfection qu’il devoit atteindre.

Les décorations eurent à leur tour un nouvel éclat. Elles furent plus vastes et plus grandioses;

L’orchestre et les chœurs chantans furent augmentés, et ces changemens, heureux donnèrent à l’opéra le caractère de grandeur et de majesté qui lui est propre et qui lui manquoit.

Si le nombre des figurantes est plus considérable aujourd’hui qu’il ne l’étoit alors, il faut avouer qu’elles n’approchent par de leurs devancières en talent, en intelligence, en grâces et en attraits. Quelle différence !

Rien n’est stable à l’opéra en fait de direction. Celle-ci malgré ses effors, ne dura pas long-tems. On peut compter cinquante Directions particulières ; autant d’associations, sans y comprendre le bureau de la ville, les régies des acteurs etc. etc. tant de variations se sont opérées depuis la fondation de l’opéra fixée à l’année 1672.

Ces changemens multipliés ont fait et font encore la ruine de ce spectacle. Ils entraînent après eux l’esprit de parti, ils excitent des mécontentemens et des cabales sourdes et intestines.

Le choix de ces directeurs n’a pas toujours été heureux. Dans la maladie invétérée qui travailloit ce grand corps, on crut devoir lui donner pour directeur un médecin. Mais il n’en est par de cette grande machine comme du corps humain ; le pauvre docteur qui connoissoit à merveille l’indiqué, l’indiquant et l’indication, y perdit son Latin. Il ne put guérir ni les fièvres ardentes, ni les convulsions ni le délire qui agitoient sans cesse ce corps vicieux et mal constitué.

Le Sr. de Vismes fut nommé directeur de l’opéra. Il étoit Commis-principal à la ferme générale ; et l’on ne pouvoit pas douter de son talent pour les calculs. Il avoit de l’esprit, mais il n’eût jamais celui de s’en servir. Il crut, car il ne doutoit de rien, que l’on pouvoit conduire l’opéra comme une brigade des fermes, et il se trompa. Il s’imagina qu’il falloit brouiller pour régner, et ce petit Machiavel médita mal ; ses petites tracasseries furent découvertes. Les sujets divisés par de sourdes menées, se rapprochèrent et se réunirent. C’étoit le Sr. de Vismes qui, par de fausses confidences, avoit élevé tous ces orages. Dès ce moment on se défia de lui et on cessa de l’aimer.

Il mît le répertoire de l’opéra à l’instar de la comédie Française. Il y avoit toujours six opéras sur pied. Le public qui paye, aime la variété et ne s’embarrasse pas des efforts que l’on fait et des sommes que l’on dépense pour la lui procurer. Tous les artistes harassés d’études, de répétions, ne receuilloient de leurs sueurs et de leurs fatigues que de l’épuisement et de la maigreur. Le seul de Vismes s’engraissoit. A l’exemple de Mazarin, il fit venir des Bouffons de l’Italie qui ne firent rire personne ; ils ne furent ni fêtés ni courus. La recette de l’opéra alors très-abondante éprouva le contre-coup de la chûte des Bouffons. Enfin, Madame, le Sr. de Vismes étayé dans son entreprise par des ballets ingénieux soutenu puissamment par le génie vaste de Gluck et par la mélodie enchanteresse de Piccini, secondé par d’excellens chanteurs et par un orchestre admirable, laissa à payer au Corps Municipal et au Roi 807376 liv. Cependant à cette époque les appointemens ne s’elevoient qu’à la somme de 377893 liv. La danse seule et les feux excédoient cette dernière somme de 125000 liv. le Sr. de Vismes fut congédié ; et, pour avoir régi en sens contraire de l’ordre et de l’économie, il obtint 8000 liv. de pension. S’il eût administré sagement, auroit-il obtenu une retraite aussi considérable ? je l’ignore ; mais ce que je sais parfaitement, c’est que les premiers sujets qui avoient fixé l’amour et les applaudissemens du public pendant trente années, n’obtenoient que 3000 liv. de retraite. C’est bien le cas de dire, que ce directeur fut payé et recompensé en raison inverse de ce que méritoient ses foibles talens.

En voilà bien assez, Madame, sur le passé. Dans ma première, je vous entretiendrai du moment présent.

J’ai l’honneur d’être etc.