(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre XI. » pp. 67-69
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre XI. » pp. 67-69

Lettre XI.

L’opéra de 1740 ne peut être comparé, Madame, à celui d’aujourd’hui ; car il n’y a point d’analogie entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. L’état des appointemens ne s’élevoit alors qu’à douze mille francs par mois. Ceux de quelques premiers sujets étoient portés jusqu’à cent louis, et ceux des chanteurs des chœurs, des figurans et des figurantes étoient fixés à 400 livres ; les sujets de l’orchestre n’étoient pas plus magnifiquement traités. Les grands corps de ballet n’excédoient pas le nombre de seize danseurs et danseuses ; les autres étoient composés de huit ou de douze personnes, et les chœurs chantans n’étoient pas plus nombreux. Tout étoit proportionné à la petitesse du local, et au produit des recettes, qui, excepté celle du Vendredi, étoient ordinairement très-minces. On ne donnoit alors que deux opéras par an, un d’hiver, tel que Roland ou Armide, et un d’été, tel que les Elémens ou les Fêtes Vénitiennes. Vous voyez, Madame, que l’ordinaire de l’opéra étoit bien maigre. Dans la belle saison, on représentoit habituellement, des fragmens ou des actes détachés. Ces mirotons ne ragoûtoient personne : on les servoit les Jeudi et ce jour n’étoit point heureux pour la recette. Le public n’arrivoit point et l’opéra se perdoit dans le vide.

Ce spectacle étoit pauvre en vêtement, et le costume barbare adopté alors annonçoit le mauvais goût, des habits d’une coupe désagréable, force oripeau, des franges et des paillettes étoient semées sans ordre et avec profusion sur des étoffes pésantes. Un nommé Perronet, dessinateur parfaitement ignorant s’étoit chargé de la partie intéressante du costume ; mais privé de connoissances et dépourvu de toute espèce de goût, il ne sortit jamais du petit cercle que la routine lui traçoit. J’ai vû les chœurs chantans porter pendant sept ou huit années, les mêmes habits de panne, sur les quels on appliquoit de larges points d’Espagne. Ces vêtemens offroient par leur vétusté l’image d’une batterie de cuisine ; le cuivre et l’étain se montroient partout, et cette prodigalité devenoit complette, lorsque le corps de ballet, vêtu dans le même genre se réunissoit aux chœurs. Tous ces habits étoient roides, guindés et sans le moindre pli ; ils étoient étalés sur d’enormes paniers. Les hommes en portoient de moins longs et de moins larges.

Voilà, Madame, l’esquisse fidèle de l’opéra en 1740. Je vous tracerai successivement celle des sujets qui embellissoient cette scène noire, languissante et monotone. Vous voyez, Madame, que ce récit n’est point amusant et qu’il est aussi froid que l’opéra d’alors. Mais il m’est impossible de prêter des charmes et de la grace à des choses mesquines.

J’ai l’honneur d’être, etc.