(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre V. Sur le même sujet. » pp. 30-34
/ 775
(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre V. Sur le même sujet. » pp. 30-34

Lettre V.
Sur le même sujet.

Je vous ai promis, Monsieur, de donner, s’il est possible, un corps à mes idées, et de remonter aux causes premières qui ont enchaîné les peuples de l’Allemagne à l’étude constante et habituelle de la musique.

Le besoin et la nécessité peuvent être regardés comme deux sources où les hommes puisèrent leur industrie, leurs connoissances et leurs talens. Ce sont leurs eaux salutaires qui développèrent la pensée, firent germer le goût et croître cet amour du travail si nécessaire aux succès des talens et des arts. Ce fut alors que l’imagination vint au secours de l’application, et qu’elle aggrandit la sphère des idées, Bientôt le génie s’empressa de couronner ses efforts ; et l’homme brut dans son état primitif, parvint à éclairer ses semblables et à leur inspirer le goût des sciences et des arts, dont il étoit devenu le professeur et l’oracle.

C’est donc au besoin et à la nécessité que l’on doit attribuer le goût des Allemands pour la musique, et les progrès qu’ils ont faits successivement dans cet art depuis plusieurs siècles ; car ils composoient savamment à l’époque où toutes les nations apprenoient à solfier.

J’entre en matière et je me trace un labyrinthe où je pourrai fort bien m’égarer ou me perdre.

Plusieurs causes ont concouru à hâter les progrès de la musique en Allemagne. Ce pays est divisé en un grand nombre de petits etats. L’ambition et la jalousie qui rendent les Princes irréconciliables, obligeaient ceux-ci à avoir continuellement les armes à la main. Quelques-uns de ces despotes, plus éclairés sur leurs intérêts, sentirent la nécessité de distraire un instant ces nombreux troupeaux d’esclaves, que la force avoit enrolés pour les dévouer au carnage. Des hommes intelligens, peut-être un pâtre, dont la cornemuse faisoit les délices de sa contrée, auront donné l’idée d’employer les instrumens. Ceux qui savent à quel point la plus foible musique agit sur les sens, conviendront que sur mille inventions, aucune n’étoit plus propre à entretenir la gaieté dans un camp et à exalter le courage des guerriers , au moment de marcher au combat. Voilà donc la musique introduite dans les armées.

La guerre étant terminée, les vainqueurs et les vaincus qui avoient souffert également de toutes les calamités qu’elle entraîne, ont dû célébrer le retour de la paix, et accompagner de leur musique guerrière les hymnes qu’ils adressoient aux dieux protecteurs de leur pays. Le calme bien rétabli, le goût des plaisirs, naturel à l’homme ; l’amour, sa première passion ; la richesse, qui appelle la volupté ; l’ennui, enfant de la paresse ; tout se réunissoit pour faire chérir un art, dont le moindre effet est de suspendre les peines, et qui devient pour les ames sensibles une source d’émotions délicieuses. Peut-être n’en fallut il pas d’avantage pour répandre le goût de la musique chez un peuple stagnant.

Mais je découvre une cause qui me semble encore plus décisive. En France, nos relations commerciales sont un motif assez puissant pour exciter notre industrie, par l’attrait de l’opulence. Personne n’ignore à quel dégré de prospérité le commerce de l’Inde a élevé l’Angleterre ; et l’on a vu depuis deux siècles l’essor prodigieux qu’il a donné à cette nation. La majeure partie de d’Allemagne est privée de ces grands moyens de fortune. Les états qui la composent, ne sont pas assez heureusement situés pour étendre leur commerce. L’éloignement des côtes ne permet pas aux souverains d’entretenir une marine et de faire jouir leurs sujets des avantages que la navigation procure aux puissances maritimes. Ces individus sont donc réduits à n’échanger que les productions de leur territoire ou de leur industrie, et ces objets dont leurs voisins ont chez eux l’équivalent, ne peuvent amener que des spéculations languissantes, incapables d’occuper un grand nombre de bras. Pour corriger le désavantage de cette position, que dévoient faire des parents qui n’avoient qu’un métier souvent peu productif et qui vouloient néanmoins laisser à leurs enfans des établissemens avantageux ? Après bien des combinaisons, ils auront préféré la musique, cet art cosmopolite, qui ouvroit à leurs malheureux rejettons un asyle dans les grands chapitres, dans les riches abbayes, dont la plupart sont autant de souverainetés indépendantes ; et enfin chez tous les Princes de l’Allemagne, qui, jaloux de soutenir leur dignité et de varier leurs jouissances, ont appellé chez eux les arts et les talens, et fait principalement de la musique, le premier objet de leur luxe.

Cette science sera donc devenue une des bases de l’éducation Allemande : et en effet, allez dans le plus petit village de ce vaste empire ; entrez dans une église ; vous y trouverrez un orgue, et l’organiste c’est le maître d’école, dont la mission est d’enseigner aux enfans à lire et à solfier.

Tous ces faits sont attestés, et je les crois suffisans pour prouver que l’Allemagne est de tous les pays, celui où l’on cultive et où l’on aime le mieux la musique. Vous en voyez la raison ; c’est que cet art est un besoin pour ces peuples, comme le commerce en est un pour les Anglais ; c’est qu’elle remplace chez les Allemands ces grandes spéculations commerciales qui occupent les nations voisines, et aux quelles la disposition des lieux ne leur permet pas de se livrer.

En voilà bien assez, Monsieur, sur un art dont j’ignore absolument les principes, mais dont j’ai éprouvé le charme et les effets séducteurs. Il ne faut avoir, pour aimer la musique et en sentir tout le prix qu’une oreille délicate et une âme sensible, propre à recevoir les émotions délicieuses qu’elle peut leur faire éprouver : les raisonnemens sont toujours au dessous du sentiment, et les dissertations les plus savantes sur cet art, ne valent point les plaisirs et les jouissances qu’il nous procure.

Je suis, etc.