Lettre IV.
Sur le même
sujet.
Il me reste à vous entretenir, Monsieur, de deux hommes également célébrés, tous deux étrangers, tous deux nés dans le pays où l’on aime le mieux la musique, d’Hayden et de Mozart.
Nous connoissions le premier par ses belles Symphonies ; mais nous ignorions que ce rare compositeur, attaché depuis longtems au Prince Esterhazy, le plus riche et le plus magnifique Seigneur de la Hongrie, eût composé des opéras pour les spectacles de ce Prince, des messes pour sa chapelle, et d’autres morceaux précieux pour ses concerts, dans des genres diamétralement opposés ; que tous ces chefs-d’œuvre n’ont point été gravés et qu’ils sont renfermés dans la bibliothèque du Prince ; imitant à cet égard le Duc de Wurtemberg, qui, jaloux de conserver tous les ouvrages que le célébré Jomelli composa pour lui pendant seize années, en serroit avec soin les partitions et les parties détachées.
L’estime particulière que ces deux Princes accordoient aux compositions de leur maître de chapelle, à privé le public et les amateurs de la jouissance de ces belles productions ; dignes tout à la fois de servir de modèles aux artistes et de leçons aux jeunes compositeurs.
L’Oratorio d’Hayden, intitulé la création du monde fut donné sur le théâtre de l’opéra ; cet ouvrage rempli de science et de goût, de beautés musicales et imitatives, étonna par l’abondance et la richesse des plus savantes combinaisons ; mais il ne fut bien apprecié que par les connoisseurs, et malheureusement ils sont en petits nombre. Il est des mets succulents que les estomachs débiles et paresseux, ne peuvent digérer, comme il est de trop grandes lumières qui blessent et offensent des vues foibles et délicates.
Les artistes qui composent le brillant orchestre de l’opéra, ainsi que les hommes à talens qui s’étoient réunis à eux pour donner à l’exécution de cet ouvrage toute la perfection qu’il méritoit, en apprécièrent les beautés ; et dans l’enthousiasme de leur admiration ils écrivirent à l’auteur. Cette lettre de félicitation étoit accompagnée d’une médaille qu’ils avoient fait frapper à la gloire de ce grand maître. Un pareil hommage rendu au mérite, honore autant ceux qui l’ont offert, que celui au quel il fut présenté. L’encens que font bruler les grands talens, est le seul qui puisse plaire au génie.
Je dois dire cependant, à la justification du public, que plusieurs sottises n’ont pas peu contribué a refroidir son goût. Le lieu de la scène étoit mal choisi : l’opéra, théâtre de la fiction, du merveilleux et des plus douces illusions ; où la danse et les ballets offrent les peintures les plus voluptueuses ; dont, les costumes légers jusqu’à l’indécence, portent à l’imagination des secousses dangereuses ; ce théâtre embelli par les machines et les décorations, étoit-il propre à recevoir un ouvrage aussi sérieux que la création du monde. Un temple n’eût-il pas été préférable au théâtre de l’opéra. Il y en avoit tant de vacans à cette époque, dont les voûtes tranquilles ne retentissoient plus des louanges de l’eternel, qu’il étoit facile de s’en procurer un.
Malheureusement l’ex-directeur de l’opéra, bien différent du Roi Mydas, gâtoit tout ce qu’il touchoit, il multiplia les affiches de l’Oratorio, lors même que les parties n’étoient point encore à la copie. Ces annonces prématurées et mensongères, ne contribuèrent pas peu à dégouter le public ; les louanges outrées que cet ex-directeur ne cessoit de donner à l’ouvrage d’Hayden, portoient le caractère du charlatanisme. La musique de la création du monde n’étoit point, disoit-il, de la musique ; c’étoit de nouveaux sons inspirés par une émanation divine ; c’étoit le miracle du génie, et l’effort d’une imagination embrasée par le feu céleste. Ces éloges exagérés furent répétés dans tous les cafés par les petits échos de la direction. Hayden avoit-il besoin de la voix de l’empirisme pour être annoncé ? Son nom et sa célébrité n’étoient-ils pas suffisants ?
J’ajouterai à toutes ces inconséquences l’obligation indispensable de traduire le poëme : on sait que les traductions en général, sont toujours infidèles et infiniment au dessous des originaux. Il fallut retrancher et ajouter ; toutes les phrases musicales devenoient ou trop longues on trop courtes ; or, l’expression et le sentiment qu’Hayden avoit attaché à chaque phrase, à chaque mot, se trouvoient perdus, tous ces changemens énervèrent le style de l’auteur ; affoiblirent ses pensées ; rompirent la liaison de son harmonie, et altérèrent le charme de son coloris ; le tableau le plus précieux perd de son prix, lors même qu’il est retouché par un maître habile. Si j’ajoute à ces inconvéniens l’effet révoltant que produisit sur le public l’impôt arbitraire que le directeur mit indistinctement sur toutes les places ; on jugera que son ressentiment fut préjudiciable au chef-d’œuvre d’Hayden, et qu’il en éprouva le contre-coup. Lorsque le publie a de l’humeur ou qu’il digère mal, le meilleur ouvrage tombe ; c’est au temps qu’il appartient de réparer l’erreur passée. Si l’ouvrage d’Hayden avoit eu l’éclatant succès qu’il méritoit, succès qu’il avoit obtenu dans toutes les cours de l’Europe, l’ex-directeur auroit eu l’inconséquence de faire célébrer, le jour de Pâques, une grande messe en musique, sur le théâtre de l’opéra.
Mozart no fut pas mieux traité qu’Hayden. Ce célèbre compositeur étonna l’Allemagne, dès l’âge de 12 ans, par son éxécution brillante sur l’Orgue, et par ses savantes compositions. Le Prince-Archevécque de Salzbourg l’envoya en Italie ; il y étudia les grands maîtres, et à l’age de 14 ans, il y composa plusieurs grands opéras, qui obtinrent le suffrage unanime d’une nation qui aime passionnément la musique. Un de ses derniers ouvrages, la flûte enchantée, captiva l’estime et l’admiration des connoisseurs. Cet opéra fut donné dernièrement à Paris, sous le titre pompeux des Mystères d’Isis. Il fallut traduire, et cette tâche présenta des obstacles ; on les surmonta en changeant la marche du poëme ; et l’on mit sur les airs les paroles qui convenoient au chant ; on en supprima et on en ajouta qui n’avoient point été composées pour cet ouvrage. L’auteur fut travesti et déguisé de telle manière, que des compositeurs Allemands m’ont assuré qu’ils avoient eu de la peine à reconnoître Mozart dont les traits aimables étoient défigurés. Pauvres auteurs, comme on vous arrange ! comme on vous joue ! Cet opéra cependant a eu du succès, mais non pas celui qu’il méritoit, quoiqu’il ait été mis avec pompe et magnificence.
Si l’on se permettoit de porter une main prophane sur l’Appollon du Belveder et sur la Vénus de Médicis, et que le cizeau de l’ignorance en retranchât les plus petites parties, pour substituer ou des fleurs ou des ornemens de fantaisie, que deviendroient ces deux chefs-d’œuvre de la sculpture ? ne leur enleveroit-on pas ce qu’ils ont de divin ? et ces statues précieuses ainsi dégradées fixeroient-elles alors nos regards et notre admiration.
J’ai à vous nommer maintenant le peuple qui aime le mieux la musique, qui la cultive le plus habituellement et qui en fait ses plus chères délices : c’est sans contredit celui de l’Allemagne. J’ai voyagé 25 ans dans ce vaste empire ; j’y ai entendu d’excellente musique chez les souverains, à leurs concerts, à leurs théâtres, et à leurs chapelles ; j’ai éprouvé la même jouissance chez les riches et chez ceux qui ne le sont pas. La musique règne également partout ; on la trouve dans les villes et dans les villages, dans les rues et dans les champs. Des gens de mauvaise humeur me diront, que nous en avons dans les caveaux du Jardin-Egalité ; je leur repondrai que ce n’est pas de la musique ; mais qu’en Allemagne on en entend d’excellente dans les mimes et sur les clochers.
Ma lettre, Monsieur, est déjà bien longue, il faut, pour vous prouver mon assertion que je remonte aux causes premières qui ont nécessité chez ce grand peuple, le goût et l’étude de la musique : permettez moi donc de remettre à un autre instant, mes réfléxions sur cet objet, intéressant peut-être pour l’histoire de cet art enchanteur.