Lettre III.
Sur le même
sujet.
Avant de vous nommer, Monsieur, le peuple qui aime le mieux la musique, qui la cultive avec passion, et qui en fait l’agrément de ses loisirs, je me permettrai de vous faire quelques observations relatives à cet art, et particuliérement sur la manière leste et frivole que nous employons communément pour en juger les productions ; jugement bien propre à prouver que le peuple, qui aime le mieux la musique, n’est pas celui qui sait le mieux en apprécier les beautés.
Le goût exagéré est-il bon, est-il utile au progrès des arts ? le goût exclusif est-il sage ? je ne le peux croire ; parce que ces goûts nés de la fantaisie et du caprice, sont bien plus propres à décourager le vrai mérite qu’à le soutenir et à l’encourager.
Croire qu’un artiste de quelque genre qu’il soit, lorsqu’il est embrâsé du génie de son art, ne puisse exercer sa plume et ses pinceaux sur des sujets diamétralement opposés, est une erreur malheureusement trop accréditée, et qu’une foule d’exemples peut combattre et détruire de la manière la plus victorieuse.
Les hommes doués d’une organisation parfaite peuvent juger sainement des arts, sans les avoir étudi2s. Les sensations vives qu’ils éprouvent en examinant un bon tableau, en lisant de beaux vers, en écoutant une excellente musique, sont un thermomètre parfait qui assigne à chaque production, le degré de chaleur, de supériorité et d’estime quelle mérite.
D’autres hommes, et ils sont rares, étudient les arts sans les exercer ; mais en examinant la route qu’ils ont à parcourir, les difficultés qu’ils ont à vaincre et les nombreux obstacles qu’ils ont à surmonter, avant de pouvoir atteindre ce but commun à tous les arts, l’imitation de la nature ; ces hommes, dis-je, sont des juges intègres ; ils prononcent sans partialité, et sont d’autant plus indulgens qu’ils n’ont point oublié, que la critique est aisée, mais que l’art est difficile.
Ne voulant point resserrer les limites du goût, ni mettre des bornes aux élans du génie, je citerai quelques hommes célébrés. Racine fit Athalie et les Plaideurs ; Montesquieu écrivit l’Esprit des loix, etle Temple de Gnide ; la plume de Voltaire traça tout-à la fois Zaïre et la Henriade, le siècle de Louis XIV. Candide et la Pucelle ; Rousseau, le contrat social et le devin du village. Les savans pinceaux du Poussin ne se sont-ils pas exercés à l’histoire et au paysage ; Pergolèse n’a-t-il pas composé le Stabat, et la Serva Padrona ; Hasse, Jomelli, Gluck, Sacchini, Mozart, Hayden, Païsiello et Cimarosa n’ont-ils pas parcourru tous les genres de compositions avec un égal succès ? Gardel, Dauberval, le Picq et Gallet, ces compositeurs ingénieux, se sont-ils fixés dans leurs brillantes compositions à un seul genre ? non sans doute. La fable, l’histoire, la pastorale héroïque, les fêtes du paganisme, les camps, les réjouissances villageoises, etc. furent les modèles de leurs tableaux variés. N’ai-je pas moi-même été le premier à donner des exemples de cette variété, en parcourant tous les genres d’imitation ?
Ces citations quelqu’abrégées qu’elles soient sont suffisantes pour prouver l’empire du génie sur les arts.
Examinons maintenant notre manière leste de prononcer sur les chefs-d’œuvre de la musique, et voyons si la nation qui aime le mieux cet art, et qui est la plus enthousiaste, est celle qui le juge le mieux. J’abandonne à l’homme d’esprit et de goût qui a avancé cette opinion, le soin de résoudre ma question.
Gluck parut à Paris avec l’éclat brillant d’un phénomène ; il captiva par son harmonie et sa mélodie les suffrages des gens de goût ; les applaudissemens des connoisseurs et de ceux qui ne le sont pas, furent universels. Ce nouvel Orphée, couvert de gloire et comblé d’éloges, voulut donner Cythère assiégée. La musique en étoit fraîche, savante et agréable ; et cet ouvrage étoit soutenu par des décorations charmantes, des ballets délicieux, et un costume aussi agréable qu’heureusement contrasté. Malgré cet accord de tous les artistes, qui s’étoient fait une gloire de contribuer au triomphe de ce chef-d’œuvre musical, il n’obtint de la nation, qui aime le mieux la musique, qu’un quart de succès. Nos connoisseurs sans connoissances, déraisonnèrent et décidèrent que Gluck seroit toujours au dessous du médiocre, lorsqu’il abandonneroit le cothurne et les poignards de la tragédie.
Après la mise d’Armide, et le nouveau triomphe que Gluck obtint dans cet opéra, qui n’est point une tragédie, ce célèbre compositeur fut sollicité par le Baron de Thoudy, auteur des paroles d’Echo et Narcisse, d’en faire la musique ; il céda aux instances des amis de l’auteur : cette nouvelle circule dans tout Paris, ou ceux qui aiment le mieux la musique répandirent le dégoût dans les sociétés, en annonçant que cette nouvelle production seroit médiocre ; tous ces propos retentirent même dans les cafés, avant que Gluck eût mis la main à la plume pour écrire la première scène de ce nouvel ouvrage ; il rioit de la prédiction de tous ces petits prophètes : il donna son opéra ; mais l’esprit de parti triompha du charme, de la beauté et de la grace qui règnoient dans cette production ; elle n’eût qu’un foible succès. Je voulus consoler Gluck de cette espèce de chûte ; il me répondit avec la gaieté et la franchise de son caractère, qu’il n’en étoit point blessé ; que le jugement des connoisseurs l’avoit amplement dédommagé de celui de la foule ignorante ; il ajouta qu’il falloit encore trente années pour que le bon goût de la musique se propageât à Paris ; que la majorité du public, fréquentoit les spectacles, moins par goût pour les arts que par ton et par désœuvrement ; que cette foule innombrable n’avoit point encore l’organe assez sensible pour juger des charmes de la musique, et qu’en général, elle avoit les oreilles doublées de peaux d’âne.
J’ai encore à vous entretenir de la légèreté, avec la quelle nous avons jugé Hayden et Mozart. Ces deux hommes vraiment célèbres, méritent bien une petite lettre à part ; et je la terminerai en vous nommant la nation qui aime le plus passionnément et le plus constamment la musique.