(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Question d’un homme de lettres sur la musique. » pp. 4-7
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Question d’un homme de lettres sur la musique. » pp. 4-7

Question d’un homme de lettres sur la musique.

Est-ce en France ou en Italie que l’on aime le mieux la musique ?

Il est des questions qui semblent résolues aussitôt qu’elles sont proposées. Quand une opinion est consacrée par le tems, qu’elle soit justifiée par les raisons, on fondée sur des préjuges ; qu’elle soit due à une cause qui dure encore, ou à une cause qui a cessé, n’importe ; elle devient un axiôme ; on y croit sans examen, on la respecte sur la foi publique ; et la proposer comme un doute, paroît une insigne absurdité.

Cependant comme dans les arts, il n’y a pas d’obligation de croire sans examen, il faut toujours pouvoir se rendre raison d’une opinion quelconque ; et un sentiment quelque général qu’il soit, n’est pas pour cela dispensé d’être appuyé sur des preuves.

Notez que je ne demande pas ici, qu’elle est celle des deux nations qui excelle dans l’art musical, mais seulement quelle est celle qui l’aime le mieux. Quand cette question sera décidée, le lecteur en tirera la conséquence qui lui paroîtra naturelle, favorable ou défavorable à l’opinion généralement adoptée.

On sent bien qu’en parlant de nations je n’entends que cette portion des peuples qui cultive les arts.

En Italie, on voit communément les gens aisés ou riches cultiver cet art, au moins comme amateurs.

En France, l’étude de la musique est si générale, que des artisans mêmes en font l’éducation de leurs filles, et l’on ne seroit pas embarrassé de trouver, à Paris seulement, vingt mille personnes des deux sexes, qui savent lire la musique et l’exécuter avec la voix, ou sur un instrument quelconque.

En Italie, la partie du chant domine tellement sur toutes les autres, que la symphonie ou toute autre musique instrumentale y est souvent négligée, je veux dire moins estimée.

En France, le chant proprement dit, la symphonie, la partie dramatique, la partie concertante, tous les genres et toutes les espèces y sont également étudiées et procurent une gloire égale à tous ceux qui y excellent.

En Italie, on ne grave que rarement les partitions même des plus grands maitres.

En France, on grave tout ; tout se conserve, et au bout de plusieurs années on est encore à même de comparer les différens dégrés de mérite ; ce qui est bon reste, et ce qui tombe dans l’oubli, a été jugé par le tems.

En Italie et dans les grandes villes, un opéra se joue pendant trois mois, après les quels il court risque de ne jamais reparaître, à moins que l’entrepreneur ne sachant que donner, ne soit obligé de rechercher dans les opéras connus. Il est actuellement à Rome et à Naples des jeunes gens, qui n’ont jamais rien entendu de Sacchini ni de Piccini. Les ouvrages s’y succèdent et s’effacent tour à tour.

En France on joue un opéra aussi long-tems que le public le trouve agréable, et vingt années de de succès ne sont pas un motif pour être chassé du théâtre.

En Italie, quoiqu’on y aime le chant presqu’exclusivement, on n’y fait aucune attention aux paroles qu’il exprime ; les sons seuls suffisent pour le plaisir des auditeurs. Je n’en veux donner d’autre preuve que les poëmes de leurs opéras, en exceptant le seul Métastase.

En France, on pardonne à la musique d’être vraie, analogue au sens des paroles ; et quand les paroles sont bonnes, on trouve que cela ne gâte rien.

En Italie, on mêle quelquefois, même souvent, les morceaux de maîtres, de genre et de style différens, pour composer ce qu’on nomme un pasticcio.

En France, on respecte assez le talent et le style de chaque compositeur, pour y voir chaque ouvrage à part et en entier, afin de pouvoir juger quel dégré d’estime on doit à son auteur.

En Italie, on écoute attentivement quelques morceaux vantés, et pendant tout le reste de l’ouvrage, on joue, on boit, on mange, ou l’on jase comme dans une place publique, ou dans un café bruyant.

En France, on écoute tout avec attention, plaisir ou patience ; ce n’est qu’a la longue que l’on devient turbulent, et la plus grande chûte y obtient plus de silence que le plus beau succès en Italie.

Tous ces faits comparés donnent les grands moyens de décider la question que je propose. Je sens combien les enthousiastes vont se récrier : mais quand ils auront affirmé qu’en Italie on aime mieux la musique, je leur demanderai encore dans quel pays on l’aime de la meilleure façon ? je leur demanderai de plus, pourquoi ils quittent presque tous le pays où ils sont tant aimés ; je leur demanderai enfin si leur désintéressement leur fait chercher le peuple qui paye le moins ce genre de talent.