La Rosière de Salency.
Ballet pastoral.
Avant-propos.
La fête de la Rose, n’est point une fiction. Depuis douze siècles et plus, on la célèbre chaque année en Picardie, au village de Salency, à une demi-lieue de Noyon. On attribue l’institution de cette fête à St. Médard, seigneur de ce village, qui vivoit sous les règnes de Meroué, Childeric et Clovis. Cet homme respectable avoit imaginé de donner tous les ans, à celle des filles de sa terre, qui jouiroit de la plus grande réputation de vertu, 25 livres, qui étoient dans ce temps là une somme assez considérable ; et une couronne ou chapeau de roses. On dit qu’il donna lui-même ce prix glorieux à l’une de ses sœurs, que la voix publique avoit nommée pour être Rosière.
Cette récompense devint pour les filles de Salency un puissant motif de sagesse. Indépendamment de l’honneur qu’en retiroit la Rosière, elle trouvoit infailliblement à se marier dans l’année. Ce digne seigneur, frappé de cet avantage, perpétua cet établissement. Il détacha des domaines de sa terre douze arpens, dont il affecta les revenus au payement des 25 livres, et des frais accessoires de la cérémonie de la Rose.
Par les titres de la fondation, il faut non seulement que la Rosière ait une conduite irréprochable, mais que son père, sa mère, ses frères et ses sœurs soient eux-mêmes irrépréhensibles.
Depuis ce tems, le soigneur du lieu, l’intendant de la province, ou leur préposé a droit de choisir la Rosière, d’après le rapport du Bailli ; mais il faut que le jugement soit continué par tous les notables du village.
Le 8. Juin, vers les deux heures après midi, la Rosière, vêtue de blanc, frisée, poudrée, les cheveux flottans en grosses boucles sur les épaules, accompagnée de sa famille et des filles du village, aux quelles les garçons donnent la main, se rend au lieu destiné pour la cérémonie, au son des violons, des haubois et des musettes. On pose la couronne de roses sur sa tête, et on lui remet en même temps la somme de 25 livres ; ensuite on forme un bal champêtre.
Plusieurs Rois de France ont honoré de leur protection cet établissement utile. Louis XIII. se trouvant au château de Varennes près Salency, Monsieur de Belloi, alors seigneur de ce village, le supplia de faire donner en son nom le prix destiné pour la Rosière. Louis XIII y consentit, et envoya Monsieur le Marquis de Gordes, son premier Capitaine des Gardes, qui fit la cérémonie pour le Roi, par les ordres du quel il ajouta au prix une bague et un cordon bleu. C’est depuis cette époque que la Rosière reçoit une bague, et qu’elle et ses compagnes sont décorées de ces rubans.
Tous ces faits sont constatés par les titres les plus authentiques. On ne sauroit croire combien ce prix excite à Salency l’émulation des mœurs et de la sagesse. Tous les habitans de ce village, composé de 145 feux, sont doux, honnêtes, sobres, laborieux, et vivent satisfaits de leur sort ; il n’y a pas un seul exemple d’un crime commis par un naturel du lieu, pas même d’un vice grossier, encore moins d’une foiblesse de la part du Sexe.
Une société de bourgeois de Paris, moyennant la permission de Monseigneur le Duc d’Orléans, et l’agrément de Monsieur le Marquis de Segur, seigneur de Romainville, y vient d’établir une fête annuelle, à l’imitation de la Rose de Salency, pour la conservation et l’encouragement des mœurs. Le prix destiné à la fille de Romainville qui sera jugée la plus attentive à ses devoirs, la plus modeste, la plus respectueuse envers ses parens, et la plus douce envers ses compagnes, est de 300 livres. Les habitans se chargent des frais du mariage de la Rosière et de ceux de son premier accouchement, et ils tiendront l’enfant aux fonts baptismaux. Madame la Marquise de Segur voulant contribuer au prix de la vertu, se charge de l’habillement de l’épouse. Cette fête a eu son commencement le 21. Juin jour de Dimanche de cette année.
Personnages.
- Julie , Rosière.
- Colin , son prétendu, fermier du château de Varennes.
- Herpin , oncle de Julie, fermier de Salency.
- Mathurine , tante de Julie.
- Javotte , fille de Herpin.
- Le Bailli .
- Clitandre , seigneur de Salency et de Varennes.
- Climène , son épouse.
- Garçons et filles de Salency.
- Garçons et filles de Varennes.
Scène première.
Au point du jour les garçons du village de Salency et du Hameau voisin s’assemblent devant la maison de Julie. Elle a été unanimement choisie pour être Rosière, et pour recevoir le prix destiné aux Graces et à la vertu. Les uns ornent sa maison de festons de fleurs, et y posent le drapeau blanc, symbole de l’innocence, d’autres forment un concert champêtre et se livrent à des danses qui expriment la joie. La petite Javotte, attirée par la curiosité de son âge, sort de la maison. L’idée du bonheur, dont sa cousine va jouir, les apprêts de la fête, tout l’engage à se livrer aux jeux des paysans ; elle danse avec eux, et appelle ensuite Julie.
Scène II.
Javotte montre avec empressement à Julie les guirlandes qui embellissent la maison, et l’embrasse, en la félicitant sur le bonheur, qui lui est réservé. Julie enchantée témoigne sa satisfaction avec ce trouble et cette simplicité qui est le fard de l’innocence. La petite Javotte court chez elle pour instruire son père et sa mère du choix de la communauté.
Scène III.
Le bailli, qui est épris de Julie, et que Julie ne peut souffrir, aborde la nouvelle Rosière, avec l’importance de la sottise ; il lui fait entendre que c’est à lui seul qu’elle doit l’honneur dont elle va jouir ; que son autorité a su déterminer en sa faveur tous les habitans de Salency ; qu’il est bien juste que la Rosière soit reconnoissante, il lui jure qu’il l’adore, qu’il veut lui donner la main et en faire son épouse. Julie lui répond qu’elle ne l’aime point, qu’elle ne l’aimera jamais. Cet aveu irrite le bailli ; il veut se saisir de la main de Julie ; elle le repousse avec fierté ; il veut la lui baiser ; elle lui donne un souflet. Il se retire en la menaçant de se venger de ses mépris et de son indifférence.
Scène IV.
Colin aborde Julie avec le trouble du sentiment : il la félicite sur son bonheur ; il y est d’autant plus sensible qu’il le partage, qu’il aime Julie, qu’il en est aimé, que le choix du village justifie son goût, et que la main de la Rosière doit mettre le comble à sa félicité. Il détache une rose de son chapeau ; il l’offre à Julie ; elle l’accepte avec plaisir ; il ose lui baiser la main, et il se sépare d’elle pour rejoindre ses camarades.
Pendant cette scène, le Bailli est aux aguets avec quelques filles du village ; il les a engagées par des promesses à lui servir de témoins, à déposer contre Julie et à signer le Procès-Verbal. Chacune d’elle se persuade qu’elle sera élue Rosière. Elles partent dans cette confiance, et sont remplacées par les garçons de la fête.
Scène V.
A l’aspect du Bailli, Julie court chez elle. Il ordonne aux garçons du village d’arracher les festons de fleurs et le drapeau qui ornent la maison de la Rosière. Aucun d’eux ne veut obéir. Le Bailli outré de colère, se prépare à enlever les marques d’honneur que le village a accordées à Julie. Attirée par le bruit elle sort de chez elle ; et désespérée de la résolution cruelle du Bailli, elle pleure, elle se jette à ses genoux. Les paysans emploient de leur côté la prière ; mais rien ne peut adoucir la jalouse colère du Bailli, il arrache les guirlandes, il enlève le drapeau.
Scène VI.
Colin accourt ; son expression est celle du désespoir ; il est témoin des larmes de Julie et de l’injustice du Bailli. Il lui arrache le drapeau, il veut s’élancer sur lui et le punir de son injustice. Le Bailli fuit, et les paysans le suivent pour l’engager à réparer l’injure qu’il vient de faire à l’innocence et à la vertu.
Scène VII.
Colin, qui est fermier du Seigneur de Salency, dit à Julie qu’il va se jetter à ses pieds : qu’il est bon, qu’il est humain, et qu’il ose tout attendre de son équité.
Cependant le temps s’est obscurci, on entend le tonnerre ; Julie ne veut pas que Colin s’expose à l’orage ; le torrent qui doit le conduire au chateau est quelques fois dangereux ; mais Colin qui craint moins la mort que la honte dont on veut couvrir ce qu’il aime, part en assurant Julie que dans peu il sera de retour. Il se jette dans une petite Nacelle, elle le suit des yeux, et fait des vœux pour le succès de son voyage.
Scène VIII.
Julie s’abandonne à la plus excessive douleur. Le Bailli vient de flétrir sa réputation ; sa famille sera couverte d’infamie ; plus d’établissement, plus d’égards…… ! elle ne peut résister à l’idée déchirante de sa situation, ses parens accourent ; elle se jette dans leurs bras ; ils la questionnent et elle ne leur répond que par des larmes et des sanglots. Enfin pressée par son oncle et sa tante de leur dévoiler la cause de son affliction, elle leur montre la maison dépouillée des ornemens honorables, que le village avoit accordés à ses mœurs et à sa vertu. Herpin et sa femme ne peuvent voir cet affront sans frémir de colère. Le soupçon s’empare de leurs âmes ; leur délicatesse offensée ne leur permet point d’entendre la justification de leur nièce. Ils agravent ses peines en l’accablant de reproches. Ils regardent l’orage comme une suite naturelle de la punition qu’elle mérite. Ils rentrent chez eux ; et Julie les suit pour les désabuser, et les instruire des intentions criminelles du Bailli.
Scène IX.
L’orage augmente. On voit les débris du bâteau sur le quel Colin étoit parti. Il n’est point douteux qu’il n’ait été englouti. Aussi des paysans viennent-ils annoncer au Bailli qu’il est noyé. Cette nouvelle fait renaître dans son ame le calme et l’espérance. Il va frapper à la porte d’Herpin ; on ouvre : il veut entrer ; on le repousse avec horreur : sa noirceur est découverte, il annonce avec une feinte douleur la mort de Colin. A cette nouvelle, Julie tombe sans connoissance dans les bras de sa tante : on l’entraîne sur un banc voisin de la maison. Le Bailli saisit cette circonstance, il offre sa main pour Julie : cette proposition est rejettée avec mépris. L’honnêteté offensée ne connoît plus d’égards. Herpin, sa femme et la petite Javotte le chassent avec indignation. Ils rentrent précipitamment chez eux pour apporter du secours à leur nièce.
Scène X.
Julie revient à elle, et revoit la lumière. Le tableau de sa situation se retrace à son imagination avec les couleurs les plus affreuses ; elle est déshonorée ; elle a perdu son amant : la vie lui devient un fardeau insupportable. Elle regarde la mort comme le remède le plus certain aux tourmens qu’elle endure ; elle prend la résolution de se précipiter dans le torrent ; elle embrasse Javotte ; court, monte sur un rocher ; et au moment où elle va s’élancer, elle apperçoit Colin et se jette dans ses bras. Javotte enchantée, vole avertir son père et sa mère ; ils accourent, ils voyent Colin, l’embrassent et le conduisent chez eux en exprimant l’excès de leur joye.
Scène XI.
Le Bailli paroît avec les habitans de Salency, et ceux du village voisin. Il tient une couronne à la main ; il fait placer un trône de verdure, couronné d’un baldaquin de fleurs : il va élire une nouvelle Rosière : toutes les filles attendent en silence l’arrêt du Bailli, et de leur bonheur… un bruit de chasse se fait entendre.
Scène XII et dernière.
C’est le Seigneur, son épouse et sa suite. Il vient venger l’innocence, couronner la vertu et punir l’injustice. Son arrivée interdit le Bailli. Au bruit des cors, Herpin et sa famille sortent de leur maison et se précipitent aux pieds du Seigneur de Salency et de son épouse. Le Bailli présente en tremblant son Procès-Verbal. Le Seigneur le lit et le déchire avec indignation ; il lui arrache la couronne ; il lui ordonne de replacer les guirlandes et le drapeau. Les filles du village abandonnent son parti pour se ranger du coté de la Rosière, qui les embrasse sans rancune. Le Bailli monte à l’échelle ; tout le monde se moque de lui. Le Seigneur commande à ses Gardes-chasses de l’arrêter. A cet ordre, Julie embrasse les genoux du Seigneur, et demande grace pour lui. Cet acte de générosité ajoute encore aux vertus de Julie. Le Seigneur pardonne au Bailli ; il ordonne que la fête commence ; il veut couronner l’innocence et jouir du spectacle ravissant de faire des heureux.
On décore la Rosière du ruban bleu ; on lui donne la bourse et la bague ; on l’unit à ce qu’elle aime ; et cette fête, champêtre est terminée par des danses analogues à la circonstance, que le Seigneur et son épouse se font un plaisir d’embellir.