Euthyme et Eucharis.
Ballet héroï-pantomime.
Avant-propos
Plus je travaille, et plus je sens mon insuffisance : d’après cet aveu, qui n’est sûrement pas celui de l’amour-propre, je me trouve obligé de continuer à donner des programmes. Mais en convenant de ma foiblesse, je dois encore avouer avec la même franchise, que la pantomime est de tous les arts imitateurs le plus borné. Il avoit autrefois, (à ce que l’on suppose par des traditions aussi vagues qu’incertaines) un langage fort éloquent ; quelques traits échappés à plusieurs auteurs sur la sublimité de cette poésie muette, en ont donné la plus haute opinion. Mais comme il est aussi difficile de marcher, sans s’égarer, dans les routes obscures de l’antiquité, que d’anatomiser des objets presque décharnés , et de distinguer exactement ceux dont la forme se perd dans l’immesurable distance des siècles, il faut présumer avec les commentateurs raisonnables, que les anciens avoient des gestes de convention, qui devenoient les signes représentatifs de telle ou telle chose, j’en ai parlé avec assez d’étendue dans mes lettres précédentes ; j’ai même avancé qu’il a existé des dictionnaires explicatifs de tous les gestes possibles. Il faut croire encore que ce que nous nommons danse et ballet n’est rien moins que pantomime. La danse est l’art des pas, des mouvemens gracieux et des belles positions. Le ballet, qui emprunte de la danse une partie de ses charmes, est l’art du dessin, des formes et des figures. La pantomime est purement celui des sentimens et des affections de l’âme exprimés par les gestes.
Les mouvemens des gestes sont dirigés par la passion ; les mouvemens de la danse sont déterminés par les règles du goût et de la bonne grace ; les mouvemens variés du ballet sont le résultat des opérations du génie relativement au dessin et aux différens rapports qui doivent régner dans le calcul des nombres et des figures. Cette distinction une fois bien établie, on ne confondra plus trois choses qui s’annoncent avec des caractères distinctifs ; ces trois choses réunies et mises ensemble composent un ballet en action, ou un Drame-ballet-Pantomime.
Ce que l’on entend actuellement par danse et ballet-pantomime, n’existoit pas chez les anciens. La pantomime ou l’art du geste, étoit associée chez eux à la déclamation des pièces de théâtre. Les interlocuteurs avoient un accoutrement si bizarre, qu’il n’est pas possible de croire qu’une telle mascarade pût produire de si grands effets ; pour suppléer à l’immensité des théâtres et aux dégradations du lointain, et pour n’avoir pas l’air Pygmée, ces acteurs avoient des cothurnes très-exhaussés, des ventres postiches, des têtes ou masques affreux, dont la bouche étoit ouverte et béante ; ces masques énormes emboitoient toute la tête ; leur base étoit appuyée sur les épaules ; une espèce de cornet se terminoit en s’évasant vers la bouche de ces visages postiches et hideux, et répercutoit les cris de l’acteur ; l’attirail gigantesque et monstrueux de celui-ci ne lui permettoit aucun mouvement des bras ; mais un pantomime, vêtu sans doute plus lestement, faisoit les gestes, pendant que le comédien déclamoit ; ces gestes et cette déclamation étoient accompagnés par l’orchestre ; la musique, comme on doit le supposer, fortifioit l’expression du pantomime, règloit ses gestes et en déterminoit l’action dans des tems justes et mesurés ; elle ménageoit encore à l’acteur essoufflé, et enterré, pour ainsi dire, sous un harnois incommode, le temps de reprendre baleine. Voilà le spectacle, non tel qu’il étoit chez les Grecs dans sa création, mais tel qu’il existoit à Athènes et à Rome, dans le tems de sa perfection, si le geste étoit expliqué par la poésie ; si la pantomime étoit fortifiée par les Interlocuteurs, qui étoient à la tête des chœurs, il n’est pas étonnant que les gestes qui accompagnoient le dialogue, fussent entendus de tout le monde, j’ai employé la pantomime de la même manière et avec succès dans les opéras d’Alceste, d’Orphée, d’Helene et Paris, de la composition du célèbre Gluck.
Mon but n’étant point de jouer le sçavant, ni d’ennuier le public par des citations, qui sont autant d’énigmes que les amateurs de l’antiquité expliquent chacun dans le sens qui lui paroît, ou le plus probable, ou le plus conforme à leur opinion, je garderai le silence sur tous ces prodiges mystérieux, et je tâcherai de mettre de l’action dans mes ballets, sans renoncer toutefois à la danse, qui doit en être la base et le fondement. Je demanderai de l’indulgence pour moi, et pour la pantomime, art au maillot, qui n’articule que des mots sans suite et souvent mal prononcés. J’aime mon art ; on doit chérir l’objet qui contribue à notre réputation et à notre subsistance : mais je ne l’aime point d’un amour effréné ; je ne dirai pas dans l’effervescence d’un enthousiasme aveugle, que c’est l’art par excellence ; je me garderai bien de le mettre en parallelle avec la poésie qui dit tout, et avec l’architecture qui ne dit rien ; je conviendrai de bonne foi que les programmes sont les truchemens de la pantomime au berceau ; qu’ils indiquent le trait historique ou fabuleux : qu’ils expriment clairement ce que la danse ne dit que confusément, parceque nos danseurs ne sont ni Grecs ni Romains. J’ajouterai enfin que le programme trace la marche que le génie a pris relativement à la distribution des scènes, aux épisodes et à l’ordonnance du tableau en général. Il ne me reste qu’à solliciter la continuation des bontés du public ; et mon art parlera toujours très éloquemment, lorsqu’il pourra contribuer à ses délassemens et à ses plaisirs.
Sujet du ballet.
La flotte d’Ulisse avoit été jettée par une tempête sur les côte d’Italie un Grec de l’armée de ce Prince, nommé Lybas ayant insulté une jeune fille de Témesse, les habitans furieux massacrérent l’auteur de l’outrage ; mais bientôt les Témessiens furent affligés de tant de maux, qu’ils se disposoient à abandonner entièrement leur ville, quand l’Oracle d’Apollon leur conseilla d’appaiser les mânes de Lybas, en lui faisant bâtir un temple, et en lui sacrifiant tous les ans une jeune fille. Ils obéirent à l’Oracle, et Témesse n’éprouva plus de calamités. Quelques années après un brave Athlète nommé Euthyme, s’étant trouvé à Témesse, dans le tems qu’on alloit faire le sacrifice annuel d’une jeune fille, il entreprit de la délivrer et de combattre l’ombre de Lybas. Le spectre parût, dit-on, en vint aux mains avec l’Athlète, fut vaincu, et de rage alla se précipiter dans la mer. Les Témessiens rendirent de grands honneurs à Euthyme, et il épousa la jeune fille qui devoit être immolée.
Pausan. lib. 6. ce trait se trouve dans tous les dictionnaires de la fable au mot Lybas.
Personnages.
- Euthyme , amant d’Eucharis.
- Eucharis , jeune personne qui doit être immolée aux mânes de Lybas.
- L’Ombre de Lybas.
- L’Amour .
- L’Hymen .
- L’Amitié .
- Esclaves , qu’Euthyme a conduits pour Victimes et qu’il offre en échange d’Eucharis.
- Prétres et Sacrificateurs .
- Jeunes filles Témessiennes.
- Jeunes hommes de Témesse.
- Peuple.
- Soldats.
Scène première
Le jour étant arrivé, où l’on doit immoler une jeune Témessienne, aux mânes de Lybas, tout est préparé pour ce cruel sacrifice. Déjà l’on conduit à l’autel la jeune Eucharis : le sort fatal l’a choisie pour être victime ; le coup affreux qui va trancher sa vie, est prêt de tomber sur elle ; mais il est suspendu par l’arrivée d’un jeune homme.
Scène II.
Ce jeune homme est Euthyme, amant passionné d’Eucharis. Il vient présenter d’autres victimes aux Témessiens en échange d’Eucharis, et il est disposé, en cas de refus, d’offrir sa propre vie, pour sauver celle de l’objet qu’il adore. Eucharis, voyant son amant, court dans ses bras, et il vole dans ceux d’Eucharis. Ils s’expriment les sentimens les plus tendres. Euthyme conduit ses victimes à l’autel : cette offre est rejettée par les prêtres. Désespéré, il vole vers Eucharis ; lui fait les plus tendres adieux, marche précipitamment vers l’autel, et présente son sein au glaive du sacrificateur. Eucharis ne peut voir ce spectacle sans effroi ; sa vie lui est moins chère que celle de son amant. Elle l’arrache de l’autel, s’y précipite et sollicite le coup mortel. Euthyme arrête le bras du sacrificateur prêt à frapper ; il offre une seconde fois sa vie. On le refuse, on le menace. Il entraîne Eucharis de l’autel, et la tenant dans ses bras, il défie tous les Témessiens de venir la lui ravir. Cette témérité imposante surprend tout le peuple. Cependant il faut que l’Oracle s’accomplisse, et que le sacrifice s’achève. Les jeunes filles de Témesse voyant dans Euthyme leur défenseur et leur libérateur, se rangent autour de lui, et en lui témoignant leur reconnoissance, elles animent encore sa force et son courage. Les prêtres ordonnent aux Témessiens de se saisir de la victime ; ils veulent obéir, mais aucun d’eux ne peut résister à la force d’Euthyme. Il écarte les uns, il terrasse les autres ; il court vers le tombeau de Lybas, il évoque son ombre, il le défie au combat. Le tonnérre gronde, les éclairs percent la nue, les flots de la nier s’élèvent avec fracas, le ciel s’obscurcit, la terre tremble, un bruit souterrain se fait entendre ; la tombe s’ouvre, l’ombre de Lybas se lève, fait un geste menaçant, accépte le combat et descend de son tombeau. Les prêtres consternés abandonnent les fonctions de leur ministère et courent dans le temple pour chercher un asile. Le peuple épouvanté fuit de toute part. Eucharis qui craint tout pour son amant, et qui ne craint rien pour elle, reste pour être témoin d’un événement si extraordinaire. Le combat s’engage, et, après une lutte opiniâtre, le valeureux Euthyme, terrasse le spectre et le foule à ses pieds. A cette victoire tout le peuple accourt ; il témoigne son admiration, sa joye, sa reconnoissance. Euthyme quitte sa proye pour un instant, sans pourtant la perdre de vue. Elle lui échappe, l’ombre de Lybas gagne la cime des rochers. Euthyme la poursuit avec fureur ; et au moment où il va l’atteindre, le spectre se précipite dans la mer. Les Témessiens expriment leur joye. Par un miracle inattendu, le temple élevé à Lybas et l’autel s’écroulent ; les jeunes Témessiennes ne craignent plus pour leurs jours ; les mères ne tremblent plus sur le sort de leurs filles ; les pères peuvent se livrer sans trouble à l’espoir de voir renaître leur postérité, et Eucharis peut posséder ce qu’elle chérit. On entoure Euthyme, on le regarde comme un dieu tutélaire, qui vient d’assurer à cette contrée la paix et le bonheur. On l’emmène pour le couronner, et pour l’unir à l’objet chéri, qui a fait éclore en son ame tant d’humanité, d’intrépidité et de courage.
Scène III.
Eucharis est félicitée par ses compagnes. C’est à sa beauté, c’est à ses charmes qu’elles doivent l’abolition d’un sacrifice barbare qui les faisoit également trembler pour leurs jours. Elles s’empressent à dépouiller Eucharis de ses habits de victime. On la pare des vêtemens destinés à la cérémonie de son hymen, et on se livre ensuite à l’expression vive de la joye.
Scène IV.
Euthyme paroît, orné de l’habit nuptial. Il aborde Eucharis en tremblant. Celle-ci aussi pénétrée d’amour que de reconnoissance, vole à lui. Elle lui exprime les sentimens les plus tendres, elle veut le couronner de ses propres mains. C’est envain qu’il se défend ; l’amour d’Eucharis, et l’amitié de ses compagnes l’engagent à recevoir l’hommage qu’on s’empresse a lui rendre. Les jeunes gens de Témesse viennent prendre ces deux amans pour les conduire au temple de l’hymen : c’est à l’autel de ce dieu que l’innocence et le courage doivent être unis pour toujours.
Scène dernière.
Les deux amans sont conduits à l’autel : une musique mélodieuse annonce l’arrivée des immortels. Un nuage doré, parsemé de fleurs et supporté par des Amours et des Zéphyrs, descend des cieux. Il s’entr’ouvre et l’on apperçoit l’hymen, l’amour et l’amitié : ces divinités bienfaisantes unissent Euthyme à Eucharis. L’amitié allume le flambeau de l’hymen à celui de l’amour ; ils enchaînent ces amans avec des Heurs. Le peuple de Témesse rend hommage à l’amitié. C’est un sentiment qu’il adopte en faveur d’Euthyme son libérateur.
Deux personnes de l’un et l’autre sexe s’attachent à l’amour ; deux autres se livrent à l’hymen, et deux autres enfin s’unissent à l’amitié. Insensiblement ceux qui se sont voués à l’hymen éprouvent de l’ennui, des dégoûts et cherchent à s’éviter. Ceux qui se sont livrés à l’amour, ne sont pas long-tems sans être tourmentés par la jalousie : ils se piquent et se boudent. Ceux qui se sont consacrés à l’amitié, éprouvent des plaisirs doux, tranquilles et constans. L’amitié réunit les deux amans, concilie les deux époux, et cette entrée de neuf personnes qui n’est qu’un épisode, peut donner une esquisse des ballets moraux. Sans l’amitié il n’est, point en effet d’union solide ; c’est ce sentiment qui enchaîne, pour ainsi dire, tous les autres, et qui fait le bonheur de la vie.
Ce spectacle est terminé par des danses analogues à la circonstance, sur une passacaille et une chaconne d’un nouveau genre.