Lettre XVII.
L e costume, Monsieur, dont je n’ai parlé que superficiellement, me paroit trop essentiel au charme de la scène, pour que je ne revienne pas sur cet objet. Les changemens perpétuels et inconsidérés qu’on s’est permis de faire à des usages établis et consacrés par les siècles, m’autorisent à m’étendre sur les abus qui se sont introduits dans celle partie ; changemens bizarres qui ne doivent leur naissance qu’au caprice ; or, on sait que le caprice est rarement le modèle du bon goût.
Le mot costume, que l’on doit aux Italiens, s’est naturalisé en France : il n’étoit employé jadis que pour la peinture, la sculpture et le théâtre. Les François lui ont donné la plus grande extension, et il est devenu le mot à la mode. Les tailleurs, les tapissiers, les marchandes de modes, les perruquiers, les couturières et les cordonniers, ne font rien, n’imaginent rien qui ne soit dans le costume. Ou ne sera pas étonné de la banalité de ce mot, lorsqu’on apprendra qu’il n’y à plus d’ouvriers ni d’artisans en France, et que par un miracle de la folie, ils ont été transformés en artistes. Il faut espérer pour leur gloire qu’ils auront un jour des académies.
L’opéra a été regardé long-tems comme l’école du bon goût ; le costume y étoit observé ; les actrices et les danseuses surtout, s’habilloient avec élégance. Mlle. Guimard imitoit les graces dont elle étoit la favorite, et retraçoit dans sa danse tout ce qu’elles ont de divin ; elle étoit recherchée dans ses vêtemens et ses ajustemens ; devenue l’oracle du bon goût, les dames de la cour et la ville s’empressoient de la consulter. Tout est bien changé, Monsieur, l’opéra, de modèle qu’il étoit, est devenu la copie des femmes de la ville. La première qui arbora l’étendard de l’indécence est Me T….. ; elle supprima les jupes et les manches de ses vêtemens ; elle proscrivit toutes les étoffes qui n’avoient point de transparence : des gazes légères et des crêpes encore plus légers composoient ses vêtemens que le souflé des zéphirs faisoit voltiger à son gré et à celui des amateurs de la belle nature. Cette mise scandaleuse fut adoptée par toutes les jeunes femmes ; celles d’un certain âge la critiquoient, les unes par un sentiment de pudeur, et les autres par la nécéssité de dérober aux regards des charmes que le tems avoit flétris.
Ce costume s’est malheusement introduit à l’opéra surtout dans les ballets. La scène brillante de ce spectacle magnifique s’est métamorphosée en scène de scandale et d’impudeur.
Les femmes de la ville changent de forme et de costume tous les mois ; ne croiroit-on pas qu’elles sont honteuses d’être Françaises ? Tantôt elles sont Circassiennes, et tantôt Egyptiennes : quelques semaines après elles adoptent le costume des femmes du sérail et l’abandonnent ensuite pour prendre celui des Lacédémoniennes ; par un caprice qui est sans exemple, elles ont quitté leurs cheveux, ce magnifique ornement que la nature a placé sur leur tête pour couronner leur front et servir de diadème à la beauté. Cette parure simple et noble a été remplacée pendant quelque tems par des perruques ridicules. Les femmes qui étoient brunes aujourd’hui, étoient blondes le lendemain ; de cette couleur elles passoient au châtain, et donnoient quelques jours après la préférence aux cheveux roux. Ces amas de cheveux étrangers désagréables et mal peignés contrastaient horriblement avec les sourcils et les cils des yeux qui restent constament de la couleur que la nature leur a primordialement imprimée. Ces perruques ont passé de la ville à l’opéra. Les habitans de Paris ayant adopté ces éxtravagantes mascarades, sont aujourd’hui Titus, le lendemain Caracalla, et le surlendemain Brutus. Les danseurs de l’opéra ont pris le costume du jour, et se sont consacrés à toutes les perruques possibles.
Je dois avouer que non seulement elles sont très commodes pour les danseurs, et qu’elles conviennent beaucoup mieux à l’imitation de la coiffure des Grecs et des Romains etc. que des cheveux frisés et poudrés ;
En l’année 1762 je déclarai la guerre aux énormes perruques de l’opéra parce qu’elles étaient ridicules et qu’elles s’opposaient à la vérité du costume et aux proportions que la tête doit avoir avec le buste : mais je ne proscrivis pas celles qui pouvoient les établir, car j en fis un usage constant dans tous les caractères qui exigeoient de la vérité et de la ressemblance.
Il n’y a pas un spectacle en Europe qui puisse réunir tant de talens divers que l’opéra. Tous les beaux arts s’empressent à lui prêter leurs secours et leurs charmes ; il est celui des sens, et sa composition fait le plus grand honneur au génie et à l’imagination brillante des François. Ce spectacle seroit sans doute le plus étonnant et le plus parfait de l’Europe, si toutes les parties qui le composent étoient soignées plus scrupuleusement ; et si le caprice, enfin, cessoit de prévaloir sur le bon goût. Il faut espérer qu’il triomphera un jour de la mode et de la folie.
Je conviendrai avec autant de douleur que de vérité qu’il ne m’a pas été possible pendant mon séjour à Paris de subordonner aucun premier sujet aux lois sages du costume.
Je ne pus obtenir de bannir l’or et l’argent dans la représentation du ballet des Horaces ; il fallût, par (un arrêt de la sottise) que les Horaces fussent chamarrés d’or, et que les Curiaces le füssent d’argent. Camille, cette fière Romaine étoit aussi élégament vétue que Cléopâtre, lorsqu’elle sortit de sa barque dorée pour subjuguer le coeur d’Antoine, et que le peuple la prit pour la mère de l’Amour ; mais une chose incroyable c’est que je ne pûs parvenir a faire mettre des casques aux Horaces et aux Coriaces, et à laire disparoitre leur chevelure. Ils avoient cinq boucles de cheveux de chaque côté poudrées à blanc, un toupet très-exhaussé, nommé improprement toupet à la Grèque. J’avois beau leur crier qu’ils n’étoient pas Grecs, et qu’ils ne pouvoient l’être dans la représentation d’un sujet tiré, pour ainsi dire, du berceau des Romains. Toutes mes prières et mes bonnes raisons firent naufrage. Je pourrois ajouter à ce fait mille autres circonstances aussi affligeantes pour l’art que pour l’artiste ; mais l’histoire de la sottise ne pouvant intéresser les gens d’ésprit, je reviens au costume, comme à la partie la plus intéressante de la scène. Il est le portrait fidèle de toutes les nations et fait le charme des représentations théâtrales ; sans costume point d’illusion, point d’intérêt, plus de plaisir.
Les loix du costume s’étendent sur toutes les parties de la scène, sur tous les objets qui s’y montrent, sur tous les acteurs chargés des rôles, sur les comparses ou personnages muets qui doivent l’embellir. L’unité de costume doit exister avec des gradations et des modifications, non seulement dans le vêtement, mais encore sur tous les objets animés et inanimés de la scène.
Si le costume n’est point absolument vrai, il doit être au moins vraisemblable. Se néglige-t-on un peu (et toujours par complaisance) sur celui des principaux acteurs qui doivent être regardés comme les premières figures d’un vaste tableau ; Il faut au moins que tous les objets qui les entourent, et que toutes les choses qui les environnent, portent le caractère sevère de la nation éloignée que l’autour a transporté sur la scène. Sans cette précaution l’éffet sera nul, le but sera manqué, et la représentation privée de cette vérité qui en impose, ne pourra entraîner le spectateur à l’illusion ; elle ne produira pour lui qu’une sensation médiocre.
Le public est l’image des enfans : il en a l’inconstance et la frivolité ; perpétuellement curieux, il aime à être transporté vers de nouveaux objets ; plus les jouets qu’on lui présente sont étrangers à ses habitudes plus il les trouve précieux. Nous sommes en général accoutumés à priser ce qui est ancien et ce qui nous vient de loin ; nous aimons à admirer dans une perspéctive immense tout ce qu’il nous est impossible de distinguer : plus les objets s’éloignent, plus ils s’agrandissent au miroir de notre imagination ; delà bien des succès éphémères, qui réellement n’ont eu d’autre mérite qu’un costume imposant, beaucoup de pompe, et quelques coups de théatre gigantesques. C’est d’après cette réflexion qu’il faut convenir que nous n’avons plus de Corneille, de Rabin, de Voltaire et de Crébilion.
On doit entendre par costume tout ce qui peut contribuer, par une imitation fidelle, à procurer à l’oeil le plaisir de l’illusion, et transporter le spectateur par le prestige des beaux arts, dans le climat et chez la nation dont on lui trace la peinture. Les lois du costume ne se bornent point au vêtement. Les décorations étant aux représentations dramatiques ce que la toile est au tableau ; elles doivent être préparées à recevoir les personnages que le poète ou le maître de ballets y distribuent. Sans cet accord rien n’est ensemble, tout est privé d’harmonie, rien ne s’entraide, tout se choque, se détruit, et tout, pour ainsi dire, devient antipathique.
On peut encore entendre par costume, le caractère, les moeurs, les usages, les lois, la religion, les goûts et le génie d’une nation quelconque ; ses habitudes, ses armes, ses vétemens, ses bàtimens, ses plantes, ses jardins, ses animaux, les productions de ses arts et de son industrie etc.
Les accéssoires soit d’utilité, soit d’ornement, embellissent les tableaux de la scène ; mais la forme variée de ces accéssoires doit être étudiée. Les vases, les coffrets, les banières, les étendards, les instruments, les pavois, les brancards, les chars, les armes, les cassolettes, les trépieds etc. exigent que tout ait des formes qui s’éloignent absolument de celles que nous donnent nos manufactures et nos artistes ingénieux.
Quel est le théâtre qui puisse se vanter d’avoir rempli une seule fois, les obligations que le costume impose ? j’ai si constament vu le contraire, que je me persuade qu’il n’y à qu’un Prince ami des arts et protecteur des talens ; ou le théatre des arts, (qui puisse offrir ce grand et vaste cadre qui réuniroit à la fois tous les genres de beautés.
Une grande représentation théatrale exige le concours de plusieurs arts ; mais par une fatalilé trop commune chaque artiste adopte un goût et une manière de faire, qui dégénère en habitude. Est-ce là l’operation du génie, de cet ésprit créateur qui doit enfanter tant d’objets divers ? Le peintre en architecture théatrale se cramponnera aux règles, il ne voudra pas sortir les ordres adoptés par l’art. Si la scène est chez les Péruviens, et qu’il doive tracer le temple du soleil ; il choisira à coup sur l’ordre Corinthien. Voilà le spectateur chez lui par l’inéptie de l’artiste : et l’homme de goût qui vouloit être transporté à deux mille lieues de Paris est tout étonné de se trouver dans l’eglise de Ste. Geneviève. Est-il question d’une forêt antique et éloignée plantée par la main des siècles ; le peintre-paysagiste ne portera ses regards que sur les objets qui l’entourent : il choisira dans son portefeuille, les études qu’il aura faites, et il nous conduira tout droit à une des forêts les moins éloignées de son domicile. Veut-il nous montrer les magnifiques jardins du sérail préparés pour une fête que sa hautesse donne à ses sultanes ? nous y reconnoitrons nos arbres, nos plantes, nos fleurs, nos fruits, notre simétrie, et nous serons surpris de ne voir dans cette composition que le jardin des Tuilleries, ou ceux de Trianon. Le dessinateur des habits s’abandonne à une complaisance impardonnable ; il sacrifie la vérité du costume aux fantaisies des acteurs, aux caprices des danseurs et des danseuses, et loin de trouver dans le vêtement le costume d’une nation éloignée, on ne voit que la bigarrure et l’extravagance d’une grande mascarade.
Le musicien qui ne veut connoître d’autre genre et d’autre costume que le sien, s’abandonne à ses modulations favorites, à la tournure uniforme de son harmonie et aux chants familiers de sa mélodie. Son génie ne le transportera pas à mille lieues de son clavecin, et il composera en resserrant son imagination dans son cabinet, une musique très bonne suivant les règles de son art, mais elle péchera contre celles du goût et de la convenance ; elle ne sera ni caractéristique ni imitative.
Le maître des ballets, souvent homme-machine, bien plus accoutumé à parler aux jambes qu’à l’esprit, plus habitué aux mouvemens des pieds qu’à ceux des passions, fera agir et danser dans le même sens et de la même manière, tous les peuples de la terre. La danse Française sera donc celle de toutes les nations ; elle ne présentera dans son exécution aucun signe caractéristique et n’offrira aucun genre distinct. Cependant les vêtemens varieront de formes, de caractères et de couleurs, et la danse restera toujours la même. Cette monotonie de mouvemens, d’attitudes et des pas, offrira les mêmes effets. Cependant on ne parviendra à faire tracer à la danse des caractères variés qu’en imitant. C’est à l’imagination du maître de ballets à se transporter chez les peuples différens de nous : S’il ne pont nous montrer le vrai, il nous montrera au moins le vraisemblable.
Il me reste maintenant à vous dire, Monsieur, quelques mots sur les convenances ; car elles sont, pour ainsi dire, filles du goût et du costume.
J’entends par convenances l’accord et l’harmonie que toutes les parties d’un ballet doivent avoir partiellement pour former un tout sage et un ensemble bien entendu. C’est cette convenance (trop négligée), qui assigne a chaque acteur la portion d’intérêt qu’il doit prendre à l’action, et celle de la passion qui le meut selon son âge, son emploi, ou sa dignité. C’est cette convenance qui doit être la boussole du maître des ballets ; le guider dans le choix de la scène ou des décorations, des bâtimens, des jardins et des accessoires. Ce seroit manquer aux règles du goût et des convenances que de vêtir Apollon avec des peaux, de semer de Fleurs l’habit d’Hercule. Ce seroit un autre contre-sens qui blesseroit encore les convenances que de prêter à Vénus dans les accès de sa jalousie, les teintes fortes et les couleurs vigoureuses qui doivent peindre celle de Médée trahie par Jason, ou d’Armide abandonnée par Renaud.
Ce seroit manquer à la convenance et aux lois du costume, de confondre les tems et les lieux par des anachronismes. La convenance est aux arts imitateurs ce que l’honnêteté et la bienséance sont à la société : que l’on brise ces liens ; tout est dissous.
Il est extravagant de confondre le costume adopté par la peinture avec celui qui est propre au théâtre.
Dans la peinture, les objets une fois placés n’ont que le mouvement de l’instant que le peintre a choisi ; le nû qui favorise cet art et qui est étudié partiellement, dans ce que la nature présente de plus parlait, ne peut être adopté pour le théâtre, toutes les draperies de peintre enchaînent et lient les objets ; mais les draperies jettées avec art, groupées avec intelligence n’ont qu’un mouvement instantané. La danse au contraire doit présenter à chaque instant, de nouveaux dessins, de nouveaux groupes et de nouveaux tableaux. Il est donc un art ou un pressentiment heureux, qui apprend à juger des éffets par l’assortiment des couleurs ; de telle sorte que cinq principaux personnages obligés de changer de place, et de former successivement divers tableaux, doivent être vêtus de manière à n’offrir que des groupes qui se lient par le choix et l’entente des couleurs. Si ces couleurs sont mal choisies, elles contractent une sorte d’antipathie ; elles se heurtent, se choquent et se détruisent ; le nù ne doit donc être employé au théatre qu’avec l’économie du goût et de la décence.
Les captifs d’Hercule et d’Agamomnon peuvent être pieds nus, c’est-à-dire, avec des bas doigtés ; mais ce costume scrupuleux deviendroit trop sévère et même dégoûtant s’il étoit régulièrement observé et pour Hercule et pour Agamemnon. Dailleurs, la danse étant l’art des mouvemens doit être débarrassée de toutes les entraves qui s’opposeraient à son exécution.
J’avouerai avec peine qu’on a franchi aujourd’hui la ligne qui met une barrière entre le vrai et le faux, entre la décence et l’indécence ; entre le bon goût et l’extravagance. Nos danseuses ont adopté le costume des Lacédémonienues ; elles sont presque nuës ; une gaze légère leur sert de jupes et les pirouettes sans fin soulèvent ces voiles légers et découvrent toutes les formes que la pudeur et l’honnéteté eûrent toujours le soin de dérober. Le vêtement des hommes est tout aussi indécent ; une espèce de petit jupon ne couvre que la moitié de la cuisse ; les jambes, les bras et le corps, imitent le nû ; s’ils n’étoient pas vêtus élégamment, il me sembleroit voir des garçons boulangers et des brasseurs livrés à leurs travaux grossiers. Dans un autre moment je parlerai de la danse telle qu’elle existe aujourd’hui. On verra qu’elle s’accorde à merveille avec l’accoutrement ridicule et fantastique du danseur. Le goût et le génie ont éteint leurs flambeaux. Les Graces ne sont plus conduites par la décence. Il faut espérer que la raison reprendra un jour ses droits, et que honteux de nous être rendus tributaires de la folie, nous anoncerons à son empire, et que les arts fatigués du bruit de ses grelots, prêteront enfin l’oreille aux accens de la vérité et aux sages leçons de la nature.
Eu comparant le costume actuel avec celui des Romains, nous toucherons aux deux extrêmes. Le résultat de mes observations vous prouvera que chaque siècle a eu ses ridicules et que les goûts les plus bizarres se sont introduits furtivement, a des époques mêmes, où les sciences, les talens et les arts avoient atteint le plus haut dégré de splendeur et de perfection. Il faut laisser aller le monde, et se convaincre que le mal se place toujours à coté du bien, et que la folie s’assied souvent entre la sagesse et la raison.
Je suis. etc.