(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre XV. » pp. 150-159
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre XV. » pp. 150-159

Lettre XV.

J e puis vous assurer avec connoissance de cause, Monsieur, et d’après des épreuves réitérées, que les sujets puisés dans l’histoire sont ceux qui peuvent fournir à l’art pantomime, les plus riches images et les plus grands moyens d’expression. Le genre tragique a cet avantage que tout y est fortement prononcé, que les passions sont entières, qu’elles s’annoncent avec tout leur éclat ; ce genre énergique présente au maître de ballets de grands traits et de beaux caractères, des situations à dessiner, des grouppes à imaginer, des incidens à saisir, des coups de théâtre à peindre ; le dénouement d’une action vigoureuse lui offrira le modèle d’un vaste tableau rempli d’intérêt.

Il ne faut pas croire cependant que mon goût pour le genre tragique soit exclusif ; j’ai parcouru tous les genres, Variété doit être la devise du maître de ballets. Mon imagination ne me détermine pas à donner une préférence absolue aux objets qui portent le caractère de la tristesse ou celui de la terreur ; Young ne sera jamais mon unique modèle. Si j’ai quelquefois préféré les sujets tragiques, c’est par reconnoissance : ce genre m’a fourni de grands moyens d’action et d’expréssion ; le jeu varié des passions a prêté aux gestes et à la physionomie cette éloquence vive et animée que les sujets tendres et langoureux m’ont constament refusée : je peignois en grand, mes teintes étoient vigoureuses, et je les employais avec les pinceaux hardis d’une imagination exaltée. Si je vonlois vous ennuier. Monsieur, je vous ferois part de la nomenclature des ballets que j‘ai composés, et vous verriez que sur cent, il n’y en a que trente qui soient véritablement tragiques.

La poésie et la fable présentent au maître de ballets de magnifiques sujets presque tout dessinés. Il n’aura que les couleurs à y placer et le clair-obscur à y mettre.

La fable lui offre encore de petits sujets qui ne peuvent fournir qu’à l’action agréable d’un pas de deux ou de trois. Ce sont de jolis tableaux de chevalet ; ils ne demandent point un grand cadre ; mais ces sujets ne peuvent s’étendre sans le secours des épisodes. Un seul acte suffit à l’exposition, au noeud et au denouement ; et ces sortes de sujets n’exigent qu’une seule décoration. Ce genre ne demande que des teintes légères propres à peindre l’amour. Il acquiérroit sans doute plus d’intérêt, si la jalousie étoit de la partie. Les contrastes font le charme de l’art. C’est au maître de ballets à chercher et à choisir dans la mythologie, des traits qui lui présentent ces oppositions.

La danse proprement dite, n’étoit dans son origine que l’expression naïve de la joye ; mais lorsque l’on a voulu étendre les effets de cette expression primitive, on lui a assigné des règles, des principes et une marche légulière ; j’ai pensé qu’il étoit possible de lui donner plus d’extension en lui faisant peindre des différens sentimens qui agitent l’âme. J’ai donc déclaré la guerre aux habitudes, j’ai combattu longtems contre la phalange antique des préjugés, mais j’ai eû de la peine à vaincre ; et je suis parvenu à force de combats à obtenir une victoire complette.

Encouragé et enhardi par les réussites qu’eurent mes premiers essais, j’entrepris en l’année 1751 de transporter sur la scène le magnifique sujet du Jugement de Paris. Cette fable donna à ma composition deux actes pleins d’action et d’expression. Cependant je le mis en trois actes. Le dernier n’offroit qu’une fête, où la danse seule brilloit de tout son éclat. Cette représentation eut le plus grand succès ; mais moins indulgent que le public, je me jugeois sévèrement ; et ayant toujours préféré la qualité à la quantité ; m’étant fortement persuadé que les longueurs dans un ballet en action effacent les impressions reçues ; je fus très fâché de m’avoir pas cousu mon divertissement à la fin du second acte ; en diminuant les longueurs, je n’aurois pas éteint le feu que l’action et l’expression avoient allumé ; ni amorti les impressions vives qu’elles venoient de faire éprouver au spectateur.

Je vais passer maintenant à la composition des corps de ballets.

L’étendue des théâtres doit déterminer le nombre des figurants et des figurantes. La scène étant tantôt plus courte, et tantôt plus longue, ce changement de dimension doit être le régulateur, du compositeur. Vingt-quatre figurans et huit coryphées forment un corps de danse non seulement suffisant aux théatres les plus spatieux, mais encore aux dessins presque toujours symétriques des divertissemeus attachés à l’opéra, et aux ballets en action. Si l’on ajoute à ce nombre celui des premiers sujets qui reparaissent ordinairement pour terminer la finale du ballet, ou concevra qu’il est plus que suffisant à l’exécution de tous les dessins possibles. Je pense qu’un plus grand nombre de danseurs produiroit de la confusion, et entraverait les idées du compositeur, au lieu de les étendre. J’ajouterai que dans certaines circonstances il doit employer toutes ses ressources : par exemple, dans la représentation des Champs Elisées, dans celle d’une Bachanale antique et dans celle des Enfers, si toutefois il veut en tracer tous les genres de tourmens et les supplices affreux aux quels sont condamnés les Ixion, les Sisiphe, les Danaïdes, les Tentale etc. Il doit encore employer tous ses moyens dans un genre diamétralement opposé à celui que je viens de citer, tel que l’entrée thriomphale d’Aléxandre dans Babylone, la Foire du Caire, celle des Lanternes, les Kermès, ou Foires Flamandes, dont la suite des tableaux de ténier lui offre les images variées.

Le corps de ballets de l’opéra est sans contredit le plus nombreux de tous les théâtres ; les figurans surpassent les figurantes en talens et en intelligence. Les pas de seize exécutés par les hommes sur des airs marqués, présentent un bel ensemble, et sont parfaitement composés ; mais cet ensemble et cette précision disparoissent totalement, lorsque le ballet, exécuté par les deux sexes, devient général : on n’y voit ni régularité ni harmonie de mouvemens ; les alignemens et les figures transversales ne sont point observés ; point d’exactitude dans la formation des pas, nul dessin prononcé dans les attitudes ; la proportion dans le déployement des jambes et l’élévation des bras est violée ; la même négligence règne dans les passes et dans les groupes. Un ballet bien composé par le maître et qui devroit présenter de beaux effets, n’offre dans ses détails et dans son ensemble, qu’une incorrection désagréable. Est-ce la faute des figurans ? Est-ce celle du compositeur ? Avant de résoudre ces deux questions je dirai qu’un corps de ballet nombreux est l’image d’une compagnie d’infanterie soigneusement exercée à tous les pas, à toutes lesfigures des évolutions, et aux mouvemens précis du maniement, des armes etc. Ce petit corps de troupes attache l’oeil et le séduit par la régularité, la prestesse, l’ensemble, la simplicité et l’accord de ses temps et de ses mouvemens.

Je compare donc un corps de ballet à cette compagnie d’infanterie : cette comparaison juste me fournit le moyen de résoudre mes deux questions.

L’ordre, l’exactitude et la subordination qui doivent être observés dans tous les états, où un chef commande, sont établis dans la troupe militaire et n’existent point dans la troupe dansante de l’opéra ; d’où il résulte qu’une parfaite exécution est impossible.

Si les mouvemeus des troupes sont précis, c’est parce qu’ils sont simples et d’une facile exécution ; si les pas, les figures et les temps de la danse s’exécutent mal, si le tout est privé d’harmonie et ne produit que confusion, c’est parce que le maître des ballets à qui tout est facile, règle trop savament, et que les temps et les pas étant trop compliqués, trop accéléeés et trop difficiles, les figurantes, (surtout quelques novices) ne peuvent ni les saisir de l’oeil, ni les exécuter avec leurs jambes mal exercées. C’est donc ici que le maître des ballets a tort.

Si un ballet étoit uniquement composé de premiers danseurs et de premières danseuses ; l’exécution en seroit parfaite, et le compositeur pourroit alors se livrer à toutes les difficultés qu’offre le mélange des pas et des temps ; mais il y a bien de la différence à faire entre les talens des premiers sujets à ceux des figurants ; entre l’émulation des uns et l’insouciance des autres.

En supposant que le corps de ballet présente quatre quadrilles de huit personnes chacun ; cela fournira quatre lignes transversales. La première formée par les coryphées exécutera avec régularité et précision ; la seconde sera un peu moins exacte ; un troisième sera traînante et inexacte, et la quatrième vraiment sans talons et sans intelligence, se tramera péniblement, embrouillera tout, gâtera tout.

Pour parvenir à faire des ballets qui offriroient dans leurs parties et dans leur ensemble, des effets dont le public n’a pas encore joui, il faudroit que la composition du maître se subordonnât à la médiocrité des talens de ceux qu’il est obligé d’employer ; il faudroit qu’il travaillât pour les plus foibles, et qu’il réglât les pas à la mesure de leurs facultés et à l’impuissance de leurs moyens. Tout alors seroit fidèlement exécuté, tout marcheroit d’un pas égal, tout offriroit les tableaux intéressans qui résultent d’une entente parfaite et d’une exécution régulière.

Je dois ajouter à ce que je viens de dire une observation d’autant plus juste que l’expérience et le succès en établissent la solidité. La danse de ceux qui composent le corps de ballet n’a presque point d’analogie avec celle du premier danseur. Les figurans doivent prononcer et articuler fortement tous leurs mouvemens ; ils doivent être, pour ainsi dire, brusqués et marqués d’un seul trait ; les attitudes doivent être dessinées avec vivacité et énergie ; ce n’est point en miniature que le ballet doit être peint, c’est à grands traits, avec de forts coups de pinceau. La perfection, le fini des pas, le moelleux des temps, les hardiesses dont l’étude et l’adresse dérobent les difficultés ; toutes ces qualités, dis-je, appartiennent aux premiers sujets, et ne peuvent être exécutées par ceux qui n’ont que des talens routiniers.

Je vais établir une comparaison propre a étayer d’une manière solide mes observations et mes principes. Le jeu mâle, précis et correct qui règne dans l’exécution de l’orchestre de l’opéra ; l’ensemble parfait qui résulte de la manière vigoureuse que cet orchestre emploie pour produire de grands effets, ne peut être assimilé au jeu brillant et souvent fantastique des violons qui ne jouent que des sonnates et des concertos : il leur est libre d’orner et d’embellir leur ouvrage, de démancher jusqu’au chevalet, de se perdre dans des variations, d’entreprendre toutes les difficultés possibles, et de les vaincre ; voilà le grand violon comparé au premier danseur ; mais l’orchestre a son thême écrit, comme le corps de ballet a le sien dicté. Ils ne peuvent ni l’un ni l’autre se livrer à l’arbitraire et à la fantasie : ils doivent avoir une exécution mâle et nerveuse, observer toutes les nuances et le clair-obscur propres à augmenter le charme de l’exécution, sans toutefois ajouter ou diminuer au noté du compositeur ni au tracé du maître de ballets.

Depuis 45 ans la danse est riche en temps et en pas ; mais elle a été économe et n’a point prodigué sa richesse dans l’exécution méchaniqne du corps de ballet : elle a senti que ce seroit employer ses moyens en pure perte. Depuis 20 ou 22 ans on a renoncé à cette règle établie par la sagesse et la convenance. A quoi faut-il attribuer ce changement destructeur de l’ordre, de l’ensemble et de la précision qui doivent régner dans l’exécution du corps de ballet ? uniquement à la musique ; c est a dire, au choix bizarre que l’on en fait. Rameau avoit posé les limites sages qui convenoient au genre de musique propre à la danse ; ses chants étoient simples et nobles : en évitant la monotonie des airs et des mouvemens aux quels ses prédécesseurs s’étoient livrés, il les avoit variés ; et ayant senti que les jambes ne pouvoient se mouvoir avec autant de vitesse que les doigts, et que le danseur étoit dans l’impossibilité de faire autant de pas que les airs présentent de notes, il les phrâsoit avec goût. Gossec, Floquet, le Breton ont suivi la route tracée par Rameau ; ils ont préféré la mélodie chantante aux grands éclats de l’harmonie, parce qu’ils connoissoient jusqu’à quel degré la danse pouvoit s’étendre. Gluck, Piccini, Sacchini parurent ensuite, et ces beaux génies, lorsqu’ils composèrent pour la danse, se conformèrent aux moyens des danseurs ; ils ne firent pour eux ni concertos, ni sonnates, ni symphonies.

Gardel, maître des ballets de l’opéra est musicien, il joue fort bien du violon ; c’est un mérite de plus. Son frère possédoit également ce talent ; mais au lieu de l’emploier à la perfection de la danse, aux charmes, à la noblesse et aux repos de l’exécution méchanique, il s’en est servi, au contraire, pour la rendre diffuse, en exigeant d’elle qu’elle opérât des pieds avec autant de dextérité que les doigts ont à frapper toutes les notes. Il est un principe immuable. Un tout ne peut se mouvoir avec la même célérité qu’une partie de ce tout. Gardel a oublié cette loi.

On a voulu combatre une vérité posée par la nature, sanctionnée par l’étude et l’expérience. La physique a démontré ce principe : il est invariable et ne peut être modifié.

La danse étoit autrefois d’une exécution noble, sage, heureusement combinée, intéressante par son fini et ses belles proportions ; elle offroit successivement à l’oeil enchanté, des pauses et des repos agréables, où les graces du danseur se déployaient ; ce mélange artistement combiné présentoit de beaux contrastes : Ils étoient l’image d’un temps doux et tranquille qui succède à un orage impétueux.

Dupré a établi ces règles et ces principes. Lany, dans un genre diamétralement opposé les a mis en pratique. Mais Vestris le père, en les étendant et y mêlant plus de variété, les a embellis. Dauberval à surpassé Lany ; il a ajouté à une exécution savante, de l’esprit, des graces naïves, et une expression vraie que l’école ne donne point, mais que la nature dispense à ses favoris ; le Picq, enfin, ce Prothée de la danse réunissoit tous les genres ; la facilité, le moelleux, l’harmonie qu’il mettoit dans tous ses mouvemens lui donnoieut un air céleste.

Ces hommes rares avoient porté leur art au dernier dégré de la perfection ; mais ces précieux modèles ont été oubliés ; moi-même, Monsieur, je ne suis plus aujourd’hui considéré que comme un vieux radoteur incommode ; cependant ou s’attache à m’imiter, mais hélas ! de quelle manière !

Pour terminer ma lettre, j’avancerai que la danse actuelle n’offre que des temps sautillés, des pas hachés et un trépignement acceléré, qui deshonore ce bel art et lui ote sa parure. On me dira que ce genre est neuf, et je répondrai que les principes des arts établis parle goût et embellis par l’imagination sont invariables.

 

Je suis, etc.