Lettre XIII.
M a lettre précédente, Monsieur, n’est qu’une esquisse légère de ce que les maîtres de ballets devroient étudier et savoir ; j’entends parler de ceux qui composent ; cette foule trop considérable de demi-talens ne pouvant rien imaginer, ils s’attachent à copier les productions de ceux qui ont un vrai mérite. S’ils les copioient fidèlement, le mal ne seroit pas grand ; mais ils les défigurent, et n’en montrent que la charge grossière ; ils font pire encore ; ils ajoutent du leur, et remplacent le bon qu’ils n’ont pu retenir par le mauvais qui leur est familier.
Ce n’est point en lisant un programme de ballet ou en le voyant représenter une ou deux fois que l’on peut en saisir les traits, les caractères, les formes, les délails et l’ensemble. Les beautés de cet art sont fuyantes et passagères ; on les admire lorsqu’elles se montrent, et elles échappent, lorsqu’on veut les saisir.
Je voudrois bien pouvoir vous citer un grand nombre de maîtres de ballets qui réunissent aux connoissances approfondies de leur art, du goût, de l’imagination et du génie. En suivant la règle de l’ancienneté, je nommerai Dauberval, Le Picq, Gallet et Gardel ; leur talens distingués, leurs succès, méritent bien un éloge de ma part ; il est l’expression de la considération que j’ai pour leur mérite.
Je n’ignore pas que quelques jeunes gens remplis de zèle et d’activité, mais novices encore dans l’art des grandes compositions s’attachent à marcher sur les traces des grands-maîtres : je ne connois point leurs productions, et je me garderai bien de prononcer sur le mérite d’un ballet ou d’un tableau d’après un programe ; ces sortes de descriptions sont souvent mensongères. Pour juger sainement d’un ballet et d’un tableau, il faut les voir ; c’est l’unique moyen qui permet au connoisseur de prononcer sur les objets que ces arts lui présentent.
Ce que je vais écrire, Monsieur, pourra servir de régulateur aux maîtres de ballets qui n’ont fait encore que quelques pas dans la carrière qu’ils se proposent de parcourir ; des réllexions mûries par le temps et éclairées par l’expérience, soixante années de travail, une foule de compositions, peut-être trop considérable, des circonstances heureuses au développement de mes idées, un nombre de sujets capables de les rendre, de grands corps de danse, de vastes théâtres, des dépenses proportionnées à la grandeur des sujets que je transportois sur la scène, des succès soutenus dans le genre que j’ai crée, tout, dis-je, jusqu’à mes fautes, pourra guider les maîtres de ballets, et j’espère que mes observations paroitront justes et utiles à ceux même, qui peuvent le plus aisément s’en passer, ou qui n’en ont pas besoin.
Le maître de ballets après avoir approfondi les connoissances du méchanisme de la danse, doit sacrifier tous ses loisirs à l’etude de l’histoire et de la mythologie, se pénétrer de toutes les beautés de la poésie, lire Homère, Virgile, l’Arioste et le Tasse, connoitre enfin les règles que la poètique a établies. Ce n’est pas assez que de lire, il faut graver dans sa mémoire tous les grands traits que l’on croit propres à l’action pantomime ; pour y réussir, on doit les écrire sur trois cahiers ; l’un sera historique, l’autre renfermera tous les sujets de la mythologie, et le troisième contiendra ceux qu’offre la poésie ; c’est dans ce répertoire abrégé qu’il trouvera des sujets de ballets variés et intéressans.
La fréquentation des artistes et l’examen de leurs chefs-d’oeuvre sont des sources d’instruction que le maître de ballets ne doit point négliger ; elles épureront son goût, elles agrandiront ses compositions et déveloperont ses idées ; c’est en examinant avec l’oeil de l’entendement les productions du génie, qu’il appercevra cette chaine imperceptible qui lie tous les arts, et qu’il apprendra que leurs créations doivent emprunter les traits de la belle nature ; ce n’est qu’en l’imitant que leurs productions sont tout à la fois sages et intéressantes.
Lorsqu’un maître de ballets choisira un sujet dans son répertoire, il faut, avant de le transporter sur la scène, qu’il l’examine scrupuleusement ; un pressentiment juste le déterminera à retrancher les parties qui en rétarderoient la marche, les inutilités, qui jetteroient de la confusion ou de la langueur dans l’action pantomime ; car cette action doit être vive et animée puisqu’elle est l’interprète des passions.
En élaguant les inutilités, le maître de ballets fixera le nombre des principaux acteurs que le sujet du poème exige ; si ce nombre excédoit celui de quatre, il seroit sage alors de renoncer totalement à un plan que l’art ne peut adopter, et qu’il ne dessineroit que très-imparfaitement ; car plus il y aura d’acteurs dans un ballet-pantomime, moins il sera entendu, plus l’action s’obscurcira, plus le sujet deviendra inintelligible.
En disant que le maître doit, éloigner ce qui est superflu, et ce qui dégraderoit l’ensemble et l’harmonie de ses tableaux, on voit bien que je suis loin de lui conseiller d’ajouter ou de substituer et d’avoir recours à des épisodes. Il y en a peu d’henreux, et en général ils gâtent bien plus le sujet qu’ils ne l’embellissent ; ou peut se les permettre dans quelques petits ballets puisés dans la fable ; encore faut-il qu’ils ayent l’air de naître du fond du sujet, qu’ils se lient étroitement et de telle manière qu’on ne puisse les retrancher sans affaiblir l’intérêt ; mais ces épisodes doivent être entièrement bannis des sujets historiques.
Pour réussir complettemeut dans la composition des grands ballets, il est nécessaire que le maître pèse les possibilités et les impossibilités, qu’il calcule les moyens et les obstacles ; d’après cet examen, il n’exigera plus de son art les secours qu’il ne peut lui accorder et ses compositions deviendront sages et régulières.
Si le maître de ballets sacrifie les grandes masses aux parties de détail, l’intérêt principal aux accessoires, et qu’il suspende la marche de l’action par des danses insignifiantes ; s’il substitue les pirouettes qui ne disent rien, aux gestes qui parlent, les entrechats, aux signes, que les passions impriment sur les traits de la physionomie, s’il oublie que c’est un poème intéressant, qu’il doit offrir au public et non un divertissement fastidieux de danse morte ; tout sera perdu, l’action s’évanouira, rien ne sera à sa place, le fil sera rompu, la chaîne sera brisée, la trame déchirée, et cette composition monstrueuse dénuée d’ordre et d’intérêt n’annoncera que l’incapacité, l’ignorance et le mauvais goût de l’auteur.
Il est un point dans tous les arts, je dois le répéter, que les artistes ne peuvent dépasser ; s’entêtent-ils à vouloir franchir les limites sages que la nature a posées ? ils s’égarent et ne rencontrent dans leur course vagabonde que la chimère livrée aux caprices d’une imagination déréglée.
Il est heureux sans doute pour les progrès de la danse en action, qu’il y ait quelques maîtres de ballets que leurs fautes et leurs chûtes corrigent insensiblement ; en écoulant la voix du public et celle de l’expérience, ils choisissent des sujets moins diffus et plus généralement connus, ils abandonnent le Romanesque pour se livrer à des compositions moins fantastiques, plus nobles et plus sages ; ils n’essayent plus d’étendre en cinq actes un sujet dont le fond ne supporte que trois actes ; cette extension affoiblit l’action, elle ne marche plus, elle se traîne et se trouve paralisée par des hors-d’oeuvres. Le maitre de ballets qui ne donne point dans ces erreurs, malheureusement trop communes, est assuré du plus grand succès ; ses ouvrages deviennent des modèles ; ils lui obtiennent des éloges, des applaudissemens et une réputation justement méritée.
Après avoir avancé qu’on pouvoit traiter les plus grands sujets avec quatre principaux personnages, je n’ai pas prétendu exclure les rôles secondaires, tels que ceux de confidens ; je n’ai pas voulû non plus bannir les choeurs agissants et expressifs ; à l’exemple des Grecs, ils peuvent être employés dans quelques circonstances, soit pour perpétuer l’action, soit pour participer à celle qui se passe devant eux ; ces choeurs produiront sans doute un grand effet, s’ils sont confiés aux seconds acteurs et aux Coriphées ; mais ces acteurs et ces Coriphées gâteront tout s’ils ne sont exercés à la pantomime et à l’art expressif des gestes. C’est un talent de savoir les employer à propos et de les faire disparoitre lorsqu’ils deviennent inutiles ; car ils ne peuvent être témoins des scènes mystérieuses qui se passent, qui forment le noeud de l’action et qui en préparent le dénouement. Mais pour que le maitre de ballets arrive à ce but, il est absolument necessaire qu’il exerce son âme à sentir vivement, sa physionomie à recevoir les sensations diverses qu elle lui communique, les gestes qui doivent les rendre avec vérité ; si son coeur est froid, si son âme est glacée, si son visage est invariable et ne se prête point au-jeu des passions, si ses yeux sont fixes et immobiles, si son corps est roide et guindé, et que les articulations propres à le faire mouvoir ne jouent pas avec facilité, si enfin la tête ne se meut pas avec grâce et que les éffacemens du corps ne contrastent pas avec ses diverses positions ; comment un tel maître de ballets pourra-t-il servir de modèle à ses danseurs ? il faut qu’il sache, et exécute, qu’il démontre et qu’il opére. S’il est privé de toutes les qualités dont je viens de faire l’énumération, il végétera, languira dans l’obscurité ; ses produclions seront la contre-épreuve de son moral ; elles seront froides et monotones comme lui. Un tel maître de ballets, Monsieur, doit abandonner la scène, et prendre un état qui n’exige que la routine des mouvemens méchaniques.
C’est une erreur généralement accréditée de croire qu’un maître de ballets peut les composer assis, et indiquer par l’écriture et le discours, les pas, les figures, les groupes, l’action, l’expression et les gestes. Il n’y a pas d’état plus fatiguant au moral et au physique que celui de maître de ballets ; ils doit régler et donner les pas ; il doit les faire, et si on ne les prend point au premier coup-d’oeil, il est obligé de les recommencer plusieurs fois ; lorsque le pas est saisi, il doit s’occuper d’un autre enchainement pour arriver au dessin ou à la figure qu’il imagine ; mais lorsqu’il quitte les formes symétriques, pour peindre celles que l’on nomme irrégulières, les combinaisons deviennent plus difficiles.
Je me bornerai à citer deux exemples d’après les principes de composition que j’ai établis.
Le maître de ballets veut-il régler un pas de vingt-quatre lutteurs, il faut qu’il renonce à toute espèce de simétrie de figures, de mouvemens, de positions, d’attitudes et de grouppes ; pour imprimer à cette action le caractère de la vérité, il doit composer séparément douze pas de deux différens ; ce travail pénible est l’ouvrage de plusieurs jours ; lorsque tous ces pas de deux sont composés et appris partiellement par les exécutans, on les réunit alors pour former un grand ensemble. Ce vaste tableau a le mérite de la variété et de la ressemblance ; il offre à chaque instant de nouveaux grouppes, et il est en droit de produire un grand effet et de plaire, si toutefois il est executé avec cette force, cette intrepidité, et ce nerf que ce genre exige(1).
Je passe au second exemple et je choisis pour sujet les Champs Elisées, sujet d’autant plus difficile à bien traiter qu’il ne présente que des ombres ; il est nécessaire que le maître de ballets lise et médite le sixième livre de l’Eneïde de Virgile ; il y trouvera une foule de beautés, mais elles ne sont que descriptives et historiques, elles font le charme de la poésie et ne peuvent faire celui de la danse. Ces ombres sont heureuses, aucune passion ne trouble leur repos. La danse peut-elle exprimer quelque chose, si les passions ne lui prêtent leurs organes ? Ces ombres ont des souvenirs, des pensées douces ; mais comment les peindre ? Virgile en visitant ces lieux enchantés en apperçoit quelques-unes qui dansent ; voilà le maître de ballets autorisé à employer les charmes de son art.
Les ombres heureuses offrent tous les âges et toutes les conditions ; les héros, les héroïnes, les poètes, les philosophes et les orateurs agiront, l’adolescence et l’enfance danseront ; c’est à l’imagination du peintre à tracer un vaste tableau ; s’il se contente de faire une allée d’arbres, terminée comme il est d’usage par une petite montagne, le maître de ballets se trouvera dans l’impossibilité de distribuer tous ces personnages sur un fond aussi étroitement combiné ; car il lui faut des berceaux, des allées, de petites collines, des bancs placés par la nature, des eaux tombant de terreins inégaux. Tout cela ne peut s’exécuter qu’en sautant des chassis ; ce cadre alors est facile à remplir, le maître de ballets peut placer sur ces terreins plus ou moins élevés des grouppes qui se pyramideront ; les percés seront consacrés à la promenade ; les parties plattes à la danse et les colines du fond, seront destinées à placer les enfans sur différens plans en observant une dégradation combinée de manière a ce que les principes de l’optique et de la perspective soient parfaitement observés.
Comme aucune simétrie n’existe dans ces beaux lieux, le maître de ballets n’en doit présenter aucune dans sa composition. Ce paysage varié doit offrir, pour ainsi dire, une nouvelle nature ; d’autres arbres, d’autres plantes, d’autres fleurs que celles qui nous sont connues ; tout doit être vaporeux et peint en demi-teintes. La danse doit à son tour s’assimiler à ces variétés ; elle sera composée de groupes séparés et inégaux en nombre, ils se réuniront pour former des masses qui se diviseront pour former de nouveaux tableaux. La musique de ce ballet doit étaler tous les charmes de l’harmonie ; des mouvemcns légers, des silences artistement ménagés donneront au maître de ballets les moyens de fixer ses tableaux.
On ne peut se dispenser de varier le costume, puisque les personnages le sont à l’infini.
Si le peintre-décorateur, le musicien, et le maître de ballets se consultent et s’entendent, chose malheureusement inconnue ; ils pourront alors se vanter de présenter au public un tableau vraiment neuf et intéressant. Mais ce ballet ne peut être bienfait, si le maître n a pas a toutes ses répétitions les terreins, les plate-formes et les colines ; il ne s’agit pas d’en marquer les places avec du blanc ou du noir ; il faut pour qu’il opère juste, que tout soit en place, de manière à ce qu’il puisse former ses groupes, distribuer ses personnages et imprimer à chacun d’eux, le caractères, les attitudes et les mouvemens qui leur conviennent(1). Au reste, la combinaison qu’exige cette composition demande beaucoup de recherches et de tems, et ce n’est point en deux répétitions, ainsi qu’il est d’usage à l’opéra, que l’on peut faire les Champs Elisées de Castor et Pollux.
Si la partie méchanique de la danse donne au maître de ballets tant de peines et de fatigues, si elle exige tant de combinaisons ; combien l’art du geste et de l’expression n’exige-t-il pas de travaux et de soins ? cette répétition des mouvemens, cette peinture animée des passions, cette action commandée par l’âme, cette agitation de toute la machine, enfin toutes ces transitions variée ! ne doivent-elles pas le mettre dans un état voisin du délire ? Si Agamemnon, Clitemnestre, Achille et Iphigenie se trouvent en scène, voilà quatre rôles à enseigner ; chacun des acteurs à un intétêt séparé, des sentimens opposés, des vues différentes ; chacun d’eux doit avoir le caractère de la passion qui l’agite ; il faut donc que le maître de ballets se pénétre de la situation intérieure de ces quatre personnages ; il faut qu’il les représente tous, qu’il fasse les gestes qu’ils doivent imiter, que sa physionomie s’enflamme au dégré juste des sensations que chacun d’eux éprouve ; il doit prendre le maintien, saisir l’âge et le sexe de ces quatre acteurs ; les emportemens d’Achille, la fierté d’Agamemnon, le trouble la douleur et les éclats de l’amour maternel ; l’obéissance ; et la candeur d’Iphigénie prête à être sacrifiée.
D’après cette esquisse, vous devez être convaincu, Monsieur, que le maître de ballets toujours en agitation ne peut composer assis et le crayon à la main ; ce n’est point un petit tableau de fantasie que le peintre doit offrir, c’est un tableau d’histoire ; tout doit y être grand, expressif et majestueux et entrainer le public a celle illusion vive qui lui fait prendre la chose imitée pour la nature même.
Je suis, etc.