Chapitre III.
Des mouvemens de la Danse par rapport aux
actions humaines, suivant les préceptes des Egyptiens & des
Grecs.
Les Anciens qui ont jugé que la représentation des Balets étoit une maniere d’instruction pour la régle des mœurs, en imitant par les mouvemens de la Danse toutes les actions humaines, ont donné des préceptes pour les caractériser par la différence des mouvemens que les passions nous inspirent.
C’est ce qui a fait dire à Plutarque que le Balet est une Poésie muette, qui parle ; parce que sans rien dire, il s’exprime par les gestes & par les mouvemens : c’est ce qui s’appelle sçavoir parler aux yeux, & toucher le cœur par des expressions patétiques & muettes.
Voici ce qu’en dit encore Sidonius Appollinaris : Clausis faucibus & loquente gestu, nutu, crure, genu, manu, rotatu, toto in schemate vel semel latebit.
Cela nous apprend encore la différence qu’il y a entre la danse des Balets & la simple danse, qui n’exprime rien, & qui observe seulement une juste cadence au son des instrumens, par des pas ou par des passages simples ou figurez, soutenus de bonne grace, suivant les régles de l’art.
Théophraste, dans son Traité de la Musique, a dit qu’il y a en nous trois principes des mouvemens de la danse ; le plaisir, la douleur, & un instinct divin. Le plaisir & la douleur produisent des mouvemens au-dehors ; comme la fureur divine qui est un mouvement surnaturel, est obligée de se faire sentir par des transports extraordinaires, l’ame ne la pouvant recevoir qu’elle ne se répande sur le corps : c’est pour cela que les anciens avoient des airs & des chants convenables aux passions.
Ce sont ces mouvemens qui font le plaisir, dit encore Plutarque, parce que bien que naturellement nous n’aimions pas à voir les emportemens des furieux, ni le désespoir, & les actions violentes des personnes à qui la douleur fait s’arracher les cheveux, ni les extravagances des fous & de ceux qui sont pris de vin ; néanmoins nous aimons à les voir représenter par des Balets & dans un tableau, parce que l’imitation a pour nous un charme secret, qui fait que la peinture des choses les plus horribles & les plus monstrueuses, qui seroient capables de nous éfrayer si nous les voyions au naturel, nous plaît & nous touche agréablement, sans faire ces mauvais effets : les enfans même en qui la raison n’agit pas encore, sont touchez de ces imitations. Aussi est-ce jusqu’à l’ame que passe le plaisir qui vient de la représentation ; & c’est ce qui fait que l’homme seul est capable d’être touché des spectacles.
C’est le propre de la Peinture & du Balet d’imiter & de représenter toutes sortes de sujets : mais le Balet a cet avantage sur la Peinture qui n’a jamais qu’un mouvement, toutes ces figures demeurant toujours dans la même situation ; au lieu que le Balet est une suite de mouvemens successifs : tous les personnages d’un tableau sont immobiles ; & s’ils semblent se mouvoir par les charmes de la Peinture, néanmoins ils n’ont qu’une seule action.
Les Anciens ont aussi distingué trois sortes de mouvemens dans les Balets, qui sont les ports du corps, les figures, & les expressions. Les ports du corps sont les mouvemens harmoniques ou les pas, & les actions de la danse ; comme couper en avant, en arriere, tourner, pirouetter, caprioler, le battement, sauter, s’élever, &c. Les expressions sont les actions qui marquent, comme les forgerons, les rameurs, les endormis, des personnes prises de vin, des luteurs, &c. Et les figures sont les diverses dispositions des danseurs, qui dansent de front, dos contre dos, en rond, en quarré, en croix, en sautoir, en croissant, sur une ligne, en évolution, en se poursuivant, en fuyant, ou en s’entre-lassant les uns dans les autres ; ensorte que le compositeur du Balet peur former autant de danses qu’il y a de figures dans la Géométrie.
C’est par les expressions que les Balets se distinguent des autres danses, qui ne sont que de simples portemens du corps, ajustez à la cadence & au son des instrumens, dont on marque seulement les tems par la différence des pas & par la chute du corps : & presque toutes les danses que l’on danse au Bal & aux assemblées, sont sans aucune expression ; si ce n’est la Sarabande Espagnole avec les castagnettes, ou la Gigue d’Angleterre, comme la Courante marque la gravité de la danse Françoise.
Plus les expressions sont naturelles, plus elles sont agréables. La danse des Vents doit être légere & précipitée ; celle des Forgerons doit avoir des tems, & des intervales à fraper sur l’enclume.
La danse des Fous & des Yvrognes doit être irréguliere & chancelante, aussi-bien que celle des aveugles qui doivent chercher & tâtonner ; celle des Paysans doit être grossiere & rustique : ainsi chacune dans son genre ou dans sa maniere, doit avoir des mouvemens différens.
Plus ces actions sont violentes, plus elles causent de plaisir, parce qu’elles arrêtent davantage l’imagination : c’est ce qui fait que les Entrées de Luteurs, de Gladiateurs, de Rameurs, de Forgerons, de Jardiniers, de Matelots, de Faucheurs, &c. réüssissent mieux dans les Balets que d’autres où il y a moins de mouvemens ou moins d’action.
L’amour demande des empressemens & des tendresses, un visage doux & serein, qui se trouble néanmoins quelquefois, & qui prend autant de de formes qu’il y a de mouvemens au cœur capables de l’altérer. Il faut qu’il paroisse de la contrainte dans un amour naissant, de la hardiesse dans ses progrès, & beaucoup de transport dans ses succès : enfin il faut lui donner toutes les couleurs que les Naturalistes ont remarquées ; que tout parle en lui ; que ses yeux, ses gestes, ses pas, sa mine, ses mouvemens fassent connoître ce qu’il est & ce qu’il sent.
La colere qui est une passion fougueuse, s’emporte avec impétuosité ; elle n’a rien de réglé ; tous ses mouvemens sont violens ; & pour l’exprimer par la danse, les pas doivent être précipitez, avec des chutes & des cadences inégales ; il faut battre du pied, aller par élancemens, menacer de la tête, des yeux de la main, jetter des regards farouches & furieux.
La crainte a des pas lents dans les approches, & précipitez dans la retraite, une démarche tremblante & suspendue, une vue égarée, les bras embarassez, & une contenance incertaine. Ceux qui sont affligez, baissent la tête, ont les yeux languissans ; ils croisent les bras, ils paroissent ensevelis dans la tristesse.
Enfin ce sont ces sortes de mouvemens que les Grecs nomment démonstrations, pareilles aux figures de l’éloquence, qui semblent mettre sous les yeux les choses dont l’Orateur parle. Il y en a, dit Plutarque, qui ne dansent que pour danser, & dont toute l’adresse ne consiste qu’à faire une belle cadence & de grands portemens de corps ; ce qu’il appelle danser plus proprement que sçavamment : car comme une chanson, ajoute-t-il, a des tons & des tems pour l’air, le Balet a aussi des mouvemens, des figures, ou des démonstrations, pour le distinguer de la simple danse. C’est ce que le sieur Beauchamps a sort bien observé dans la composition des Balets qu’il nous a donnez depuis l’établissement de l’Opéra en France, & que le sieur Pecourt son éleve a continué avec succès depuis sa mort. Le sieur Blondy nous a donné aussi des Balets pour danser aux Tragédies des Jésuites, qui ont été fort estimez.
Les Anciens aimoient si fort ces représentations & ces démonstrations dans les spectacles du Théâtre, que quand il faloit représenter le supplice ou la mort violente de quelqu’un, ils prenoient des criminels, pour se faire le plaisir cruel de voir naturellement représenter ces violences. C’est sur ce sujet que Martial a fait tant d’épigrammes, & particulierement celle de la constance de celui qui représentant Scevola, se brûla effectivement la main dessus un brasier.
Le P. Radere Jésuite, qui a travaillé sur les épigrammes de ce Poëte, dit qu’on vit sur le Théâtre des Romains les personnages de Dédale, de Laureolus & d’Orphée, dont l’un étoit mangé par un ours, l’autre attaché à une croix pour être déchiré par des vautour, & le dernier mis en piéces par les Bacchantes.
Tertulien parle encore de ceux que l’on condamnoit à paroître avec une chemise brûlante, pour représenter la mort d’Hercule : & au Traité qu’il adresse aux Martyrs, il parle de ceux qui se louoient aux Pantomimes pour porter durant quelque tems cette chemise brûlante sur le Théâtre. Corneille Tacite nous apprend que Néron fit aussi servir les Chrétiens à de semblables spectacles, après l’embrasement de Rome, pour tâcher de se disculper de l’incendie par lequel il avoit détruit une partie de cette superbe ville.
On peut encore dans une même Entrée exprimer des mouvemens différens, pourvû qu’ils ayent quelque rapport : les uns peuvent donner des coups de sabre ou des coups de massue, & les autres les parer avec des boucliers ; un Magicien peut invoquer des ombres, des fantômes, & faire des cercles avec sa baguette enchantée, tandis que ces ombres ou les démons feront diverses postures ; des amours peuvent forger des dards, & d’autres s’amuser à percer des cœurs, &c.
Les Anciens firent servir tous ces différens mouvemens pour former l’adresse du corps aux exercices des danses militaires, & pour les autres actions de la vie civile : ainsi le Balet leur servoit d’une espece d’Académie où ils s’exerçoient aux actions généreuses, & à faire de bonne grace ce qu’ils étoient obligez de représenter dans les cérémonies, ou dans les autres actions de la vie.
C’est pour cela que les Princes & les personnes de qualité ont jugé que cet exercice n’avoit rien d’indécent pour eux, & au contraire étoit très propre à les distinguer dans les occasions.
Depuis que les Balets ont été rétablis en France, nos Rois, nos Reines & les grands Seigneurs n’ont pris que des personnages illustres de Divinitez, de Héros ou d’Héroïnes, convenables à leur dignité.
Athénée a encore remarqué une infinité de mouvemens que les Anciens observoient dans leurs Balets, selon la diversité des choses qu’ils vouloient représenter. Toutes ces danses diversifiées de gestes, d’actions & de mouvemens, avoient leur nom particulier, qu’il seroit difficile de rapporter du Grec en notre Langue, pour les faire bien entendre : on peut avoir recours à l’Auteur, si l’on est curieux de les avoir.
A l’égard des figures arbitraires de la danse, ce sont les diverses situations que prennent les danseurs dans les Entrées, selon le nombre des personnes qui dansent ; ce qui dépend de l’imagination ou du caprice du compositeur.
Néanmoins quelques idées que l’on puisse avoir des préceptes de la danse des Anciens, qu’ils ont établis apparemment sur les expériences de leurs Pantomimes & de leur fameux danseurs ; j’ai peine à croire qu’ils l’ayent emporté sur ceux que nous avons vûs depuis quarante ans en France, & sur les Danseurs & les Danseuses que nous voyons aujourd’hui à l’Opéra. Il ne faut que voir danser une Entrée de Chaconne par Ballon, une Entrée des Vents ou des Furies par Blondy, une Entrée grave & sérieuse par Lestang, une de Paysans par Dumoulins, & la danse du Caprice par la Prevost, pour juger qu’on ne peut porter plus loin la perfection de la danse Théâtrale ; sans parler d’une infinité d’autres qui charment les spectateurs. Mais l’on peut avouer que les principes de la danse des Anciens ont beaucoup servi à perfectionner la nôtre ; desorte qu’il n’est point de nation qui puisse se vanter aujourd’hui de l’emporter sur les François pour le caractere de toutes fortes de danses, tant pour la composition que pour l’exécution.