(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre VIII. » pp. 81-87
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre VIII. » pp. 81-87

Lettre VIII.

E n vous parlant, Monsieur, des spectacles des anciens, ce sera vous conduire dans un labirinthe où ma raison s’est toujours égarée. Ce que les auteurs de l’antiquité et les traducteurs infidèles ont écrit sur la déclamation, les masques, le costume, la musique, et la pantomime des Grecs et des Romains, est rempli de contradictions, d’éloges exagérés, et de réflexions impertinentes. Je vous avoüe que ma loi n’est pas assez fervente pour croire à tous les prétendus miracles qu’ils décrivent.

La déclamation des anciens dans les beaux jours d’Athènes, et sous le règne éclatant d’Auguste, vous paroitra aussi extraordinaire que peu naturelle, et la description que je vais vous en faire, vous offrira des contes bien plus propres à vous ennuyer, qu’a vous intéresser, à choquer votre raison qu’à l’éclairer.

La déclamation fût à pou près la même chez les Grecs et chez les Romains ; même costume, même accoutrement, mêmes masques, et même musique. Mais un accident qui arriva au poêle Andronicus, la changea totalement, et cette déclamation partagée instantanément entre deux acteurs fut admise pour toujours. Voici le fait.

Il étoit d’usage que les poètes jouassent les personnages les plus marquans de leurs pièces, et il est a croire que cet Andronicus étoit aussi bon tragédien qu’excellent poëte, puisqu’il fut applaudi avec enthousiasme, qu’on lui fit répéter plusieurs fois ses monologues, et qu’à force de recommencer ses tirades, il s’enroua de telle manière qu’il lui fût impossible de finir sa pièce. Cette anecdote est racontée par Tite-live, et Valère-Maxime, qui écrivoient sous le règne de Tibère.

Audronicus désespéré de sa situation supplia le public de lui permettre de faire réciter son rôle par son esclave, tandis que lui Andronicus feroit les gestes propres à prêter de l’énergie à la déclamation ; le public toujours avide de nouveauté applaudit, avec transport, à cette proposition : Un joueur de flutte accompagnoit les récits de l’esclave, tandis que l’acteur muet faisoit les gestes convenables au monologue.

Cet essai eût un succès si prodigieux que les Romains l’adoptèrent pour toujours : ainsi la déclamation fût partagée entre l’acteur récitant, et un autre chargé de la gésticnlation. C’est donc à une extinction de voix que les Romains dûrent ce changement bizarre ; c’est ainsi que les petites causes produissent souvent les grands événemens.

Si ce partage burlesque vous paroit ridicule, l’accoutrement des acteurs ne vous le paroitra pas moins. Les acteurs étoient affublés d’un masque énorme à bouche béante, on y adaptoit une éspèce de porte-voix aboutissant à celle de l’acteur ; ce porte-voix étoit d’airain, mais soit que la résonnance de ce métal répercutât la voix désagréablement, soit qu’elle lui prêtât trop d’éclat, on se servit, ensuite d’une pierre noire que l’on scioit, en ne lui laissant que le moins d’épaisseur possible ; on en fabriquoit des cornets évasés du coté de la bouche du masque ; cette pierre s’appelait Calcophonos, ou son d’airain. Pline nous assure qu’en la frappant elle rendoit des sons semblables à ceux de ce métal, et que les acteurs lui donnèrent la préférence ; mais il a oublié de nous dire de quelle nature étoit cette pierre, et à quelle espèce elle appartenoit.

Les spectacles pantomimes ne s’établirent à Rome qu’après la mort irréparable d’Esopus et de Roscius, acteurs célèbres dans deux genres opposés. Après eux, la tragédie et la comédie tombèrent dans un état de médiocrité telle, que le public eu général abandonna ce théatre, qui peu de tems auparavant faisoit ses délices.

Comme j’ai à vous parler ailleurs de Batyle et de Pylade, créateurs d’un nouveau genre de spectacles, qui remplaça la tragédie et la comédie ; je me contenterai de vous dire maintenant que ces deux pantomimes eurent un succès brillant, et qu’ils firent oublier le théatre de déclamation, et les grands acteurs qui en faisoient l’ornement.

Je me permettrai ici, une réflexion, depuis Louis quatorze jusqu’a ce moment la scène Française s’est soutenue glorieusement, malgré les pertes qu’elle a essuyée ; les grands talens ont été succéssivement. remplacés ; quelques-uns à la-vérité ne l’ont pas été complettement ; on se souvient encore des le Kain, des Préville, des Claïron, et des Dumesnil ; mais les éfforts constants de ceux qui sont en possession de leurs emplois, sont près de les égaler ; leurs progrès augmentent chaque jour, et dans peu ils pourront atteindre à la perfection, et soutenir avantageusement la gloire de notre théatre.

Comment est-il possible que la perte d’Esopus et de Roscius ait occasionné celle du théatre national de Rome ? les talens étoient donc bien rares, l’émulation bien languissante., et les dispositions bien tardives. Cette pénurie est d’autant plus étonnante que le siècle d’Auguste fut celui de l’éloquence. Cicéron fut l’ami de Roscius ; c’est faire l’eloge de cet acteur.

Mais tout est miracle, tout est mystère dans l’antiquité ; l’amas des siècles, les voiles épais qui les enveloppent, dérobent la vérité à nos foibles regards ; nous n’appercevons dans cette masse ténébreuse que des fantômes, et quelques ombres fugitives qui se jouent de notre imagination. Avons-nous recours aux traditions ? elles sont fausses ; aux traductions ? elles sont infidèles ; les ouvrages propres à nous éclairer, ont été déchirés, et brûlés par la main des barbares ; que nous reste-t-il donc ? des contradictions, des erreurs et des doutes sur les arts qui peuvent concourrir à la perfection des réprésentations théatrales. Pardonnez moi, cette digréssion, Monsieur, je l’ai jugée nécéssaire au sujet que je traite, et aux tableaux que je vais vous offrir.

Je reviens aux masques, ces figures hideuses qui cachent la nature pour ne nous en montrer qu’une copie difforme et grimacière. J’ai eu le courage de les proscrire du théâtre, et ils n’osent plus se montrer qu’aux bals ; J’ai toujours regardé ces masques de bois ou de cire, comme une enveloppe épaisse et grossière, qui étouffe les affections de l’àme, et ne lui permet pas de manifester au dehors les impressions qu’elle ressent. C’est l’âme seule qui imprime sur les traits du visage et en caractères énergiques, les sentimens, les affections, les passions, les plaisirs et les peines qu’elle éprouve ; c’est, elle encore qui donne aux muscles de la physionomie ce jeu varié, et ces teintes propres à l’expréssion ; mais cette variété et cette mobilité seroit imparfaite, si les yeux n’y ajoutoient pas le signe de la vérité, et de la ressemblance ; je les comparerai a deux flamheaux faits pour éclairer tous les traits, et y répandre ce clair-obscur qui les distingue, et les fait valoir. Sans les yeux point d’expréssion, point de vérité, point, d’effet. Si l’acteur récitant, l’acteur chantant, et l’acteur pantomime ne s’attachent point à ce jeu muet : leur diction sera froide, leur chant sera languissant, leurs gestes seront insignifiants ; et tout annoncera chez eux un coeur tiède, une àme glacée, et une monotonie fatigante. Leur lot sera de végéter dans l’obscurité et d’ennnyer le public par leur médiocrité.

Ces masques des anciens n’êtoiont-ils pas à la tête toutes ses proportions ? n’en n’augmentoient-ils pas la grosseur ? ne couvroient-ils pas tous les traits du visage ? ne cachoient-ils pas les yeux ? oui sans doute. De qu’elle utilité donc pouvoient-ils être ? Seroit-ce un avantage que de dérober au public la partie la plus essentielle à l’expréssion de l’acteur, celle enfin qui met le sceau à la perfection de son jeu.

Ces masques étoient de bois, et enveloppoient toute la tête, on en trouvoit dans les atteliers des sculpteurs un très-grand assortiment, il y en avoit pour toutes les passions et pour les différents âges ; ils étoient couverts de cheveux de toutes les teintes ; le Roux étoit consacré aux Bataves ;. on trouvoit encore dans ces magasins des masques de femmes tout, aussi volumineux, mais non pas si laids ; ils servoient à de jeunes acteurs, qui avoient une voix douce et agréable ; car il n’est fait aucune mention dans les écrits des anciens des noms des femmes dont les talens avoient embelli la scène ; ils ne parlent que d’Ampuse, de Tymèle, et de Dyonisia, célèbres pantomimes ; elles s’attachoient à peindre la volupté ; plusieurs auteurs assurent qu’excitées par les applaudissemens que leur prodiguoient les jeunes gens, elles avoient porté la pefection de leur jeu au dernier période d’indécence. Il est à présumer que quelque loi interdisoit aux femmes l’exercice du théâtre ; la nouvelle Rome, semble à cet égard s’être modelée sur l’ancienne. Ce sont de jeunes imparfaits, qui chantent les rôles de femmes, et de jeunes garçons qui remplissent les fonctions de danseuses. Ce travestissement bizarre, fut adopté, ainsi que je l’ai dit ailleurs, dans le triomphe de l’Amour opéra de Quinault, mis en musique par Lulli, et jusqu’à cette époque il n’existoit point de danseuses même dans les ballets de la cour ; ce fût une nouveauté que l’on dût au bon goût de Louis quatorze. L’antique Rome ainsi que la nouvelle, privoit ses spectacles des objets les plus intéressants et les plus dignes de plaire : si les femmes font les délices de la société, elles font encore le charme de la scène ; elles l’animent, l’embellissent, et elles y ajoutent un pincipe de vie, et un intérêt, qu’elles seules peuvent inspirer.

Les masques et les travestissemens ne pouvoient produire qu’un effet contraire, ils ne pouvoient entraîner à l’illusion ; est-il possible de voir naître les passions, et d’en saisir toutes les gradations, et toutes les transitions, lorsqu’un masque qui n’a qu’une expression permanente, dérobe toutes les images que les passions gravent sur le visage de l’acteur.

Que je me permette une comparaison. Le public pourroit-il jouir des grands effets que lui offrent les tableaux variés d’un spectacle tel que celui de l’opéra, si on ne levoit jamais le rideau qui cache la scène ? voilà, je crois, les masques : qu’on les laisse tomber, et qu’on lève la toile, alors on jouira tout à la fois des miracles de la nature et. de l’art.

 

Je suis, etc.