Lettre IV.
L es cruantés des succésseurs d’Aléxandre bannirent les arts de la Grèce ; les horreurs de la guerre, et les calamités qui en sont les suites détruisirent leur empire. Enfans de la paix, et de l’abondance, ils furent contraints de prendre la fuite ; ils errèrent longtems, et ne trouvèrent point d’azile.
Sans doute des productions des hommes de génie devoient assurer aux beaux arts une existence immortelle. Mais en partant de l’epoque, où ils furent bannis de la Grèce, jusqu’à celle, où ils parurent à Rome, il est a présumer que ces productions furent oubliées ; que la nature avare se réposa long-tems, sans donner de successeurs à cette foule de grands hommes que la Grèce avoit produits.
Mais au nom d’Auguste, et plus encore à la voix de Mécène, les marbres de leurs tombes s’ébranlèrent et s’ouvirent ; et s’emblables au Phénix qui renait de sa cendre ils réssuscitèrent pour ainsi dire, et se montrèrent à Rome avec éclat ; ils y déployèrent toutes leurs richesses, et firent presque pour elle ce qu’ils avoient fait pour Athènes.
Mécène fit sentir à Auguste le besoin qu’il avoit d’eux ; ce prince les combla de récompenses et de distinctions. Les arts sensibles, et reconnoissants effacèrent le souvenir de tous ses crimes ; le vainqueur d’Actium, le tyran de Rome et le fléau des Romains dût la gloire de son règne à l’acceuil, et à la protection qu’il accorda aux arts, et par un heureux échange les hommes de génie firent oublier ses cruautés : sans eux la mémoire d’Auguste eût été confondüe avec celle des Tarquin, des Catilina et des Sylla ; mais telle est la puissance des arts, tel est l’empire du Génie, qu’ils consacrèrent le nom d’Auguste dans les fastes de l’immortalité, qu’ils le rendirent cher à sa patrie, qu’il avoit désolée, et qu’enfin son nom est devenu le titre le plus illustre, que l’on puisse donner aux Princes, éclairés, et bienfaisants.
Les Grecs imitèrent les Egyptiens ; et les Romains à leur tour prirent les Athéniens pour modèle ; ils héritèrent de leur goût pour les arts et les sciences, de leur inconstance et de leur injustice ; ils les surpassèrent dans l’amour qu’ils eûrent pour les théâtres ; mais la passion qu’ils montrèrent pour la pantomime fut portée jusqu’à l’enthousiasme, et dégénéra insensiblement en frénésie.
Pilade, Batyle et Hilas, célèbres pantomimes dans des genres opposés captivèrent l’amour des grands, et fixèrent sur eux l’engouement du peuple. Ce spectacle neuf qui lit tourner toutes les têtes Romaines éxeita chaque jour de nouvelles cabales, et c’est sans doute à cet esprit de désordre que ces acteurs muets durent la continuité de leurs succès.
Auguste aimoit ces pantomines moins par goût, que par politique ; il connoissoit le peuple de Rome, il savoit qu’il étoit inquiet, turbulent, et toujours prêt à se porter à l’insubordination : les pantomines occupant entièrement sa pensée, étouffoient en lui l’esprit de parti. Le peuple s’amusant sans cesse des intrigues du théâtre ne s’inquiétoit en aucune manière des affaires du gouvernement, et les acteurs pantomines étoient sans le savoir des instrumens utiles à la tranquillité du prince ; aussi reçurent-ils de cet Empereur, des priviléges, des distinctions honorables et des récompenses.
Mais malgré l’amour apparent qu’Auguste témoignoit pour ces spectacles, il usa envers Hilas et Pylade de cette sévérité si nécessaire au maintien de l’ordre ; cet Empereur avoit de la fermeté, et savoit opposer à propos aux torrents impétueux de la sottise, et de la cabale, des digues puissantes contre les quelles elles allouent se briser.
Hylas élève de Pylade fut ingrat envers son maitre, et son bienfaiteur ; il
cabaloit sans cesse contre lui, et l’exposoit souvent à des dèsagrémens d’autant
plus mortifiants, qu’il avoit de très-grands talens, et du génie. L’Empereur
scandalisé de cette conduite, n’en témoigna d’abord aucun mécontentement, et
voulut attendre une circonstance assez grave, pour exercer sa justice, et punir
ce jeune insolent. Auguste n’attendit pas longtems, Hilas enivré d’amour-propre,
et soutenu par une populace effrénée défia son maître ; il lui proposa de
représenter Agamemnon, et dit insolemment à Pilade : « Je rendrai
cette scène en prémier, vous la jouerez ensuite à votre manière ; et le
public jugera quel est celui de nous qui mérité le
scéptre du talent. »
Pilade fier, et vain accepta le défi ; le jour
fut pris ; la ville et les faubourgs de Rome furent en mouvement, les uns
parurent pour Pylade et les autres pour Hilas.
Enfui ce jour si impatiemment desiré arriva, et le théâtre quoique grand fut trop petit pour contenir la foule immense des curieux : Auguste assista à cette représentation.
Hilas n’avoit que de foibles moyens, et manquoit tout à la fois d’instruction et de génie ; il s’imagina qu’il falloit représenter un grand Roi à la Toise, en conséquense il se fit faire un cothurne très élevé, et pour se hausser encore davantage il représenta Agamemnon sur la pointe des pieds, afin de paraître plus grand que tous les acteurs qui l’entouroient. Cette idée platte, et ridiculement fausse fut applaudie à outrance. Le public cria au miracle ; les dames Romaines, à qui le jeune pantomine plaisoit, s’écrioient en l’applaudissant, Hilas est miraculeux, Hilas est divin.
Pylade parut ensuite, et sans avoir recours à de si petits moyens, il se présenta en roi occupé des projets les plus vastes et les plus importants ; des plans d’attaque et de déffense occupoient sa pensée : tantôt il levoit les veux vers le ciel, tantôt il les fixoit sur la terre ; mais se rappellant tout à coup l’oracle de Calchas, il frémit et tremble sur le sort inévitable dont Iphygénie est menacée, il l’avoit conduite à l’autel, il apperçoit le fatal couteau prêt à trancher les jours de sa fille chérie, il court et vole pour l’arrêter. L’expression noble et variée de ses sentimens divers, les transitions heureuses qui en résultèrent, la noblesse que Pylade répandit dans son action ; la multitude de tableaux variés et heureusement contrastés par les nuances graduées des passions par l’expression de la physionomie, des regards et des gestes, tout transporta le public, et au silence de l’admiration succéda bientôt le bruit éclatant des applaudissemens. Le publie divisé d’opinions, se réunit pour rendre justice au mérite distingué de Pylade ; et Auguste ne dédaigna pas de prendre intérêt an triomphe bien mérité de cet excellent pantomime.
Pylade alors s’avança sur la scène, et dit froidement à Hilas : « Jeune
homme, nous avions à représenter un roi qui commandoit à vingt rois, tu l’as
fait long ; je l’ai fait grand. »
Par un mouvement spontané, les
applaudissemens recommencèrent, et Hylas fut éclipsé par le mérite transcendant
de son maitre, et de son bienfaiteur.
Auguste ferme dans ses projets, et prompt à les faire exécuter, fit arrêter Hylas le lendemain, et sans abroger la loi qu’il avoit crée en faveur des pantomimes, il s’en écarta pour cet instant, et ordonna qu’il fut fouetté dans tous les lieux publics de Rome. Cette correction humiliante ne changea pas son caractère ; il continua d’être vain, bas, et insolent.
Pylade ne représentoit que des sujets héroïques ; il se pénétroit si puissament des grands personnages, qu il avoit à peindre, qu’il en prenoit dans sa vie privée la hauteur, la rudesse et la fierté ; il étoit dur et insolent avec ses camarades, ne faisoit point sa cour aux grands, et insultoit même étant en scène au goût, et aux decisions du public. Un jour représentant Hercule furieux, l’action forcenée qu’il mit dans son imitation éxcita les éclats de rire, et il en fut courroucé au point, qu’il lança ses flèches sur les spectateurs, dont plusieurs en furent blessés ; cet enthousiasme éxtravagant occasionna une grande rumeur, et un mécontentement général ; alors Pylade furieux s’avança vers le Proscénium, et en s’adressant à l’auditoire il lui dit : fous que vous êtes, ne voyez vous pas que c’est un fou que je représente. Auguste n’approuva ni l’insulte, ni la harangue de Pylade ; une cabale excitée par Batyle et Ilylas, fortifiée par le mécontentement du public, à la têète de la quelle se trouvoit un grand personnage, se forma contre Pylade ; il fut hué et sifflé : le pantomine outré d’une humiliation qu’il n’avoit pas méritée ce jour là, s’en vengea le lendemain en jouant le héros de cette cabale. Pylade l’imita si parfaitement dans son geste, dans son maintien, dans sa marche, ses manières, son air important, et saisit si bien les traits de sa physionomie, que le public reconnut le grand personnage ; et sans égard pour les titres, les emplois, et la naissance il applaudit Pylade avec transport, et se retournant ensuite vers l’illustre personnage qu’on jouoit, il le contraignit par ses applaudissemens offensans, et ses risées indécentes a quitter le théatre,
Ce sénateur irrité menaça de se venger en faisant mettre le feu au théatre, et en faisant assassiner l’acteur, qui l’ayant insulté publiquement, l’avoit couvert de ridicule.
Auguste indigné de cette scène scandaleuse à la quelle il avoit assisté, voulut en prévenir les suites funestes ; il fit venir Pylade, et lui signifia son bannissement. Ce pantomine oubliant le respect qu’il devoit à l’Empereur, lui dit insolemment : ingrat, de quoi te mêles tu ? que ne laisse-tu le public s’amuser do nos querelles ?
Auguste ne changea rien à sa décision ; sa sévérité satisflit tous les partis, dissipa la tempête, et rétablit le calme, et la tranquillité.
Les Pyladiens, les Batylions, et les Hylasiens devinrent amis, mais par une inconstance rare, ou par un effet de cet esprit inquiet et remuant, qui portoit toujours les Romains vers les extrêmes, ils commencèrent à murmurer, et à se plaindre d’Auguste. Les seigneurs s’associèrent à la cabale du peuple. L’Empereur n’étoit plus a leurs yeux qu’un tyran, qu’un despote farouche et cruel, qui vouloit ravir aux citoyens la seule jouissance, qu’il leur avoit laissée, celle des spectacles. Tous ces propos échauffèrent les esprits, et les aigrirent au point qu’on résolut de prendre les armes. Mécènes, qui veilloit à tout, qui savoit tout, et qui avoit pésé dans sa sagesse, le caractère remuant et versatile des Romains, prévint la tempête, et conseilla à Auguste de rappeller promptement Pylade comme le seul moyen d’éloigner les orages.
Pylade revint ; l’Empereur avoit sçu le punir ; il sçut le récompenser avec magnificence, et ajouta à ses bienfaits un titre honorable en le nommant Décurion ; titre que l’on accordoit aux sénateurs, lorsqu’ils étoient chargés d’une mission importante dans les provinces de l’empire.
Le retour de Pylade changea tous les esprits, dissipa les complots ; les grands, et le peuple chantèrent la bienfaisance, la justice, et les vertus d’Auguste ; dans cet excès d’enthousiasme ils acceptèrent avec joye les loix sages, que leur délire leur avoit fait regetter. Pylade parut, fut applaudi avec transport ; et le peuple et les grands ne cessèrent de bénir un prince, qui leur avoit rendu l’âme de leurs plaisirs.
La mort d’Auguste, et celle de Mécènes présagèrent la chûte des beaux arts ; les Batyle, et les Pylade disparurent. Le goût cessa de présider aux productions des arts ; les théatres n’eurent plus de modèles et les spectacles n’offrirent que les tableaux dégoûtants de la crapule, et du libertinage ; les Romains perdirent leur moralité ; les grands associèrent leurs débauches à celles de ces bas farceurs, les dames Romaines, et leurs filles joüoient avec eux les scènes les plus indécentes, et se prostituèrent sans aucun ménagement, libère successeur farouche d’Auguste n’aimoit ni les talons, ni les théâtres ; il chassa de Rome tous les Baladins, et fit fermer les théâtres ; mais la passion éffrénée que les Grands avoient pour les représentations licencieuses, les détermina à donner azile dans leurs palais à tous ces crapuleux histrions. Les théâtres de société se multiplièrent, les Romains de toutes les classes ne furent plus que de plats pantomimes ; la bienséance, les égards, l’honnêteté, la pudeur, et la vertu furent sacrifiés à une liberté indécente, et au libertinage le plus dégoûtant. Dans cet état de corruption la peinture, la sculpture, et l’architecture furent délaissées ; tout ce qui portoit le caractère du beau, du grand et de l’utile fut entièrement abandonné ; les vices, le libertinage et la dissolution furent portés au dernier période de l’infamie sous les régnes de Caligula, et de Néron, qui s’associa bassement aux débauches des pantomines.
L’Empereur Domitien qui n’aimoit ni les sages ni les fous, chassa les philosophes, et les pantomines ; cependant il rappella ces derniers, mais il eût lieu de s’en repentir. Un pantomime nommé Paris eût l’audace de souiller le lit de cet Empereur. Il prononça de nouveau l’arrêt de bannissement, répudia sa femme, fit massacrer Paris, et assassiner son éleve, parceque ses traits avoient de la ressemblance avec ceux de son maître.
Enfin ces Mimes fûrent rappellés encore à la mort de Domitien, et se soutinrent jusqu’au règne de Trajau, mais cet Empereur envisageant les spectacles pantomines comme une école ouverte à l’indécence, et au libertinage, les chassa sans retour.
Ainsi le règne des beaux arts ne dura pas longtems, leur trône fut ébranlé par l’humeur inquiète et farouche de Tibère, et leur empire fut détruit par la cruauté, la barbarie, et les débauches de ses successeurs.
Les arts prirent encore le fuite pour se dérober à la fureur des peuples barbares, qui ravageoient l’empire, et y répandoient la terreur et la mort ; ils errèrent de climats en climats, et ne trouvèrrent dans leur course ni asile, ni protection, ni secours.
Les grands hommes finissent, je le repète encore ; mais la mort, en exerçant son empire, ne peut détruire leurs chefs-d’oeuvre. Leurs noms et leurs ouvrages portés sur les ailes du tems, triomphent de sa faulx, et parcourrent l’immensité des siècles.
Le génie des arts est indestructible ; cette émanation devine, qui donne à l’homme une si grande prééminence sur les êtres de son espèce est immortelle, et j’oserai dire que ce feu sacré est à l’esprit ce que l’âme est au corps.
Je suis, etc.