Lettre première
À Voltaire.
J e ne prendrois pas la liberté de vous écrire, si le motif qui m’y détermine ne me servoit d’excuse ; je sais combien vos instants sont précieux, et combien l’emploi que vous en faites est cher a tous ceux qui cultivent les lettres et les sciences, et qui chérissent les arts. Votre génie est un flambeau brillant qui éclaire l’humanité ; à l’exemple du soleil, il anime, il vivifie tous les objets qu’il échauffe du feu de ses rayons.
Depuis plus de six années que je me suis attaché à donner une nouvelle forme à la danse, j’ai senti qu’il étoit possible de faire des poëmes en ballets : j’ai abandonné les figures simétriques, j’ai associé aux mouvemens méchaniques des pieds et des bras, les mouvemens de l’âme, et les caractères variés et expressifs de la physionomie ; j’ai proscrit les masques et me suis voué à un costume plus vrai, et plus exact. J’ai fait revivre l’art de la pantomime si célèbre sous le regne d’Auguste, et la nature que j’ai pris pour guide et pour modèle, m’a fourni les moyens de faire parier la danse, de lui faire peindre toutes les passions, et de la placer au rang des arts imitateurs.
Mes éfforts ont été couronnés par les succès les plus flatteurs. Cependant malgré la réussite de mes ouvrages, j’ai quitté ma patrie avec la résolu lion de ne plus y exercer mes talens ; ils ont été repoussés par les directeurs de l’opéra auxquels je les offrois mémo gratuitement.
Indépendamment des ballets dont j’ai tiré les sujets de mon imagination, j’en ai composé un grand nombre d’après les auteurs anciens ; l’histoire, la fable m’ont fourni de précieux matériaux ; le théâtre des Grecs, Homère, Virgile, l’Arioste et le Tasse m’ont offert, des secours, qui ont embelli mon art, et le théatre Anglais m’a prêté des beautés très propres à l’action pantomime.
Je croirois, Monsieur, n’avoir rempli qu’imparfaitement ma carrière, si j’abandonnois le théâtre, sans donner un ballet tiré de la Henriade ; c’est cette entreprise qui doit couronner mes travaux, et les beautés que j’y moissonnerai prêteront à ma composition cette énergie et ce sublime, qui brillent dans votre divin poème.
Chaque art, vous le savez, Monsieur, a sa marche particulière ; celle de la pantomime est bornée ; tout dialogue tranquille, toute situation froide s’oppose à son langage, et à l’activité qui lui convient ; il est donc nécessaire de savoir faire un choix de situations et de passions ; elles sont l’organe de l’acteur pantomime.
Le neuvième chant de la Henriade m’offre une carrière vaste dans la quelle je puis déployer toutes les richesses de mon art, et réunir dans un seul cadre tous les genres d’expréssions possibles ; le tendre, le voluptueux, le terrible y paroitront tour-à-tour, s’y disputeront l’avantage de plaire, et me fourniront avec des contrastes admirables ce clair-obscur si nécessaire a la réussite des arts.
Le temple de l’Amour me présente une multitude de tableaux voluptueux ; l’arrivée de la discorde conduite par la rage me fournit une esquisse d’un pas de deux marqué an coin du terrible, et l’amour s’unissant a ces deux furies me suggère l’idée d’un pas de trois plein d’action et de grouppes pittoresques, ceci, à ce que j’imagine, fera l’exposition de l’action. La chasse suivante contrastera bien avec les scènes précédentes, tant pour l’action que pour la décoration. L’orage éxcité par le pouvoir de l’amour, donnera au peintre et au machiniste la faculté de déployer leurs talens, pour représenter une belle horreur.
Henri égaré, et dans l’obscurité se laissera conduire par des routes différentes ; il sera guidé par le flambeau de l’Amour ; ce Dieu applaudira malignement à la noirceur de son projet, et exprimera par ses gestes l’éxcès de sa satisfaction. Ici, la scène changera, elle représentera un endroit délicieux embelli par l’enfant de Cithère ; il paraîtra dégagé de ses attributs ; il annoncera à la belle Gabrielle l’arrivée du Monarque, il ouvrira son coeur à la tendresse ; les Jeux, les Ris et les Plaisirs devanceront les pas du Héros, cette troupe enjouée sera conduite par la volupté.
L’entrevüe de Henri avec la belle Gabrielle décélera la situation de leurs âmes : leurs coeurs percés du même trait palpiteront d’amour ; les images de la volupté et de sa suite détermineront les deux amants à se livrer aux sentimens qui les inspirent ; une troupe d’enfans, sous la forme des Amours, des Zéphirs, des Jeux et des Ris composeront plusieurs grouppes distribués autour de Henri et de la belle Gabrielle ; ces enfans formeront des jeux avec les armes du héros, ils couronneront de fleurs son casque, et sa cuirasse ; plusieurs nymphes, de la suite de la volupté, présenteront à Henri un casque artistement composé, et des armes embellies par ce que la galanterie a de plus recherché. A cette scène variée succédera un pas de deux entre Henri et la belle Gabrielle, il offrira tous les agrémens du dialogue dicté par le sentiment et la passion.
Voilà je crois le noeud de l’action.
Ce pas de deux sera interrompu par l’arrivée imprevüe de Mornai ; ce serviteur fidèle conduit par la sagesse surprendra les deux amants sous ce myrthe dont vous faites, Monsieur, une déscription si délicieuse. A l’aspect de la sagesse, la volupté et sa suite disparoitront ; le héros honteux de sa foiblesse se débarrassera des bras de son amante pour voler dans ceux de son ami. La belle Gabrielle employera l’éloquence de ses charmes, pour retenir son amant, elle aura recours aux larmes, à la prière, et embrassera les genoux de son vainqueur, qui, le coeur fortement ébranlé, et flottant sans cesse entre la gloire et l’amour ne fuira qu’à pas lents l’objet qui l’a séduit. Ici cette tendre maîtresse ne pouvant soutenir sans mourir, le départ de son amant, tombera évanouie dans les bras de ses femmes ; la volupté de concert avec l’amour volera à son secours.
Henry vivement touché du désespoir de Gabrielle se dégagera des bras de la sagesse et de Mornay, pour courir aux pieds de son amante. L’Amour, et la Volupté s’efforceront de fixer ce héros, qui serrant sa maîtresse dans ses bras, lui fera les plus tendres adieux ; la Discorde et la Rage formeront tableau dans l’éloignement, et exprimeront toute leur fureur.
Ici, Monsieur, le chant finit par ce qu’il devoit finir ; mais un ballet aussi varié que celui-ci, ne peut se terminer par le désespoir de la belle Gabrielle et les larmes de l’Amour : Un coup de poignard produiroit sans doute le plus grand effet ; mais ce moyen blesseroit tous ceux qui connoissent l’histoire, et qui préfèrent la vérité au vraisemblable. Je prends donc la liberté de vous prier de m’éclairer par une étincelle de ce génie qui vous caractérise, et qui vous élève si fort au dessus des autres hommes.
Comme la Rage et le désespoir sont les ressorts de ce ballet, qu’elles déterminent l’Amour à seconder leurs projets en blessant le coeur du héros ; comme le lieu de la scène est embélli par ce Dieu, et que ce que la volupté a de plus séduisant s’y trouve rassemblé ; ne seroit-il pas possible, au départ de Henry, dans l’instant qu’il est aux genoux de sa maîtresse, et qu’il ne peut s’en détachér ; de faire paroitre la Gloire accompagnée de toutes les vertus qui font la renommée des Princes ? Alors la décoration changeroit ; les fantômes de la volupté disparoitroient ; l’Amour fuiroit en entrainant avec lui la belle Gabrielle ; la Discorde, et la Rage s’envoleroient, l’une en secouant son flambeau, l’autre en écrasant ses serpens.
Le lieu de la scène offriroit le temple de l’immortalité dérobé en partie par quelques nuages : Henry frappé tout à la fois par l’éclat de la Gloire, et des Vertus qui l’environnent, renonceroit à toutes les passions qui peuvent la ternir ; il se dépouilleroit des ornemens qu’il a reçu des mains de la Volupté, pour reprendre ses aunes. Alors les images se dissiperoient, les portes du temple s’ouvriroient. L’immortalité tendroit la main à Henry, et la Gloire suivie des Vertus Héroïques qui caractérisent ce grand Roi, le conduiroit dans ce temple ; il y prendroit place a côté des Princes qui ont été bons et justes, et qui ont réuni aux Vertus Héroïques cette humanité rare, qui est la base de la gloire des souverains, et de la félicité des peuples.
Comme je ne suis point attaché à mes idées, Vous me rendrez le plus signalé service, Monsieur, de vouloir me communiquer les vôtres. Tout ceci n’est que le premier trait d’un grand dessin, et je ne puis décrire que très foiblement ce que je me sens en état de peindre avec force, et avec chaleur.
Je joins ici un éxemplaire de mes lettres sur la danse, je n’osai vous le faire parvenir parceque je ne le croyois pas cligne d’occuper une place dans votre bibliothèque ; un prétexte bon ou mauvais se présente, et j’en profite avec empressement. Je vous prie de le recevoir avec indulgence. Les grands hommes sont à mes yeux l’image de la divinité ; ils pardonnent à la foiblesse de ceux qui leur rendent hommage.
Quelque soit, Monsieur, le succès de mon entreprise quelque singulière qu’elle puisse vous paroitre, je la tournerai toujours à mon avantage, puisqu’elle m’a autorisé à vous écrire, et à vous assurer que mon admiration pour vos sublimes talens égale le respect avec le quel je suis etc.