Lettre XIII.
La Chorégraphie 1 dont vous voulez que je vous entretienne, Monsieur, est l’art d’écrire la danse à l’aide de différens signes, comme on écrit la musique à l’aide de figures ou de caractères désignés par la dénomination des notes, avec cette différence qu’un bon musicien lira deux cens mesures dans un instant, et qu’un excellent chorégraphe ne dêchiffrera pas deux cens mesures de danse en deux heures. Ces signes représentatifs se conçoivent aisément ; on les apprend vîte, on les oublie de même. Ce genre d’écriture particulier à notre art, et que les anciens ont peut-être ignoré, pouvoit être nécessaire dans les premiers momens où la danse a été asservie à des principes. Les maîtres s’envoyoient réciproquement de petites contredanses et des morceaux brillants et difficiles, tels que le Menuet d’Anjou, la Bretagne, la Mariée, le Passepied ; sans compter encore les folies d’Espagne, la Pavonne, la Courrante, la bourrée d’Achille, et l’Allemande. Les chemins ou la figure de ces danses, étoit tracée ; les pas étoient ensuite indiqués sur ces chemins par des traits et des signes démonstratifs et de convention ; la cadence, ou la mesure étoit marquée par de petites barres posées transversalement, qui divisoient les pas et fixoient les temps ; l’air sur le quel ces pas étoient composés, se notoit au dessus de la page, de sorte que huit mesures de Chorégraphie équivaloient à huit mesures de musique. Moyennant cet arrangement on parvenoit à épeler la danse, pourvû que l’on eût la précaution de ne jamais changer la position du livre et de le tenir toujours dans le même sens. Voilà, Monsieur, ce qu’étoit jadis la Chorégraphie. La danse étoit simple et peu composée, la manière de l’écrire étoit par conséquent facile, et l’on apprenoit à la lire fort aisément. Mais aujourd’hui les pas sont compliqués, ils sont doublés et triplés ; leur mélange est immense : il est donc très difficile de les mettre par écrit, et encore plus difficile de les déchiffrer, cet art au reste est très imparfait ; il n’indique exactement que l’action des pieds ; et s’il nous désigne les mouvemens des bras, il n’ordonne ni les positions ni les contours qu’ils doivent avoir ; il ne nous montre encore ni les attitudes du corps, ni ses effacemens ni les oppositions de la tête, ni les situations différentes, nobles et aisées, nécessaires dans cette partie ; et je le regarde comme un art inutile, puisqu’il ne peut rien pour la perfection du nôtre. Je demanderois à ceux qui se font gloire d’être inviolablement attachés à la Chorégraphie, et que peut-être je scandalise, à quoi cette science leur a servi ? quel lustre a-t-elle donné à leurs talens ? quel vernis a-t-elle répandu sur leur réputation ? Ils me répondront, s’ils sont sincères, que cet art n’a pu les élever au dessus de ce qu’ils étoient, mais qu’ils ont en revanche tout ce qui a été fait de beau en matière de danse depuis cinquante ans. « Conservez, leur dirai-je, ce recueil précieux ; votre cabinet renferme tout ce que les Dupré, les Camargo, les Lany et peut-être même les Blondi ont imaginés d’enchainemens et de temps subtils, hardis ou ingénieux ; et cette collection est sans doute très-belle ; mais je vois avec regret que toutes ces richesses réunies n’ont pu vous sauver de l’indigence dans la quelle vous êtes des biens que vous auriez tirés de votre propre fonds. Entassez, tant qu’il vous plaira, ces foibles monumens de la gloire de nos danseurs célèbres ; je n’y vois, et l’on n’y verra que le premier trait, ou la première pensée de leurs talens ; je n’y distinguerai que des beautés éparses, sans ensemble, sans coloris ; les grands traits en seront effacés ; les proportions, les contours agréables ne frapperont point mes yeux ; j’appercevrai seulement des vestiges et des traces d’une action dans les pieds, que n’accompagneront ni les attitudes du corps, ni les positions des bras, ni l’expression des têtes ; en un mot, vous ne m’offrirez qu’une toile sur la quelle vous aurez conservé quelques traits épars de différens maîtres. »
J’ai appris, Monsieur, la Chorégraphie, et je l’ai oubliée ; si je la croyois utile à mes progrès, je l’apprendrois de nouveau. Les meilleurs danseurs et les maîtres de ballets les plus célèbres la dédaignent, parce qu’elle n’est pour eux d’aucun secours réel. Elle pourroit cependant acquérir un dégré d’utilité, et je me propose de vous en entretenir, après vous avoir fait part d’un projet né de quelques réflexions sur l’académie de danse, dont l’établissement n’a eu vraisemblablement d’autre objet, que celui de parer à la décadence de notre art et d’en hâter les progrès.
La danse et les ballets prendroient, sans doute une nouvelle vie, si des usages établis par un esprit de crainte et de jalousie, ne fermoient en quelque sorte le chemin de la gloire à tous ceux qui pourroient se montrer avec quelqu’avantage sur le théatre de la capitale, et convaincre par la nouveauté de leur genre, que le génie est de tous les pays, et qu’il croît et s’éléve en province avec autant de facilité que partout ailleurs.
Ne croyez pas, Monsieur, que je veuille déprimer les danseurs que la faveur, ou si vous voulez, une étoile propice et favorable a conduits à une place à la quelle de vrais talens les appelloient. L’amour de mon art, et non l’amour de moi-même, est le seul qui m’anime ; et je me persuade que sans blesser quelqu’un, il m’est permis de souhaiter à la danse les prérogatives dont jouit la comédie. Or, les comédiens de province n’ont-ils pas la liberté de débuter à Paris, et d’y jouer trois rôles différens et à leur choix ? Oui, sans doute, me dira-t-on ; mais ils ne sont pas toujours reçus. Eh ! qu’importe à celui qui réussit et qui plaît généralement, d’être reçu ou de ne pas l’être ? Tout acteur qui triomphe par ses talens de la cabale comique, et qui s’attire sans bassesse les suffrages unanimes d’un public éclairé, doit être plus que dédommagé de la privation d’une place qu’il doit moins regretter lorsqu’il sait qu’il la mérite légitimement.
La peinture n’auroit certainement pas produit tant d’hommes illustres dans tous les genres qu’elle embrasse, sans cette émulation qui règne dans son académie. C’est là, Monsieur, que le vrai mérite peut se montrer sans crainte ; il place chacun dans le rang qui lui convient ; et la faveur fut toujours plus foible à la galerie du Louvre, qu’un beau pinceau qui la force au silence.
Si les ballets sont des tableaux vivans, s’ils doivent réunir tous les charmes de la peinture, pourquoi n’est-il pas permis à nos maîtres d’exposer sur le théatre de l’opéra, trois morceaux de ce genre, l’un tiré de l’histoire, l’autre de la fable, et le dernier de leur propre imagination ? si ces maîtres réussissoient, on les reçevroit membres de l’académie, ou on les agrégeroit à cette société. De cette marque de distinction et de cet arrangement naitroit à coup sur l’émulation (aliment précieux des arts) ; et la danse encouragée par cette récompense, quelque chimérique qu’elle puisse être, se placeroit d’un vol rapide à coté des autres. Cette académie devenant dailleurs plus nombreuse, se distingueroit peut-être davantage ; les efforts des provinciaux exciteroient les siens ; les danseurs qui y seroient agrégés, serviroient d’éguillon à ses principaux membres ; la vie tranquille de la province faciliteroit à ceux qui y sont répandus, les moyens de penser, de réflechir et d’écrire sur leur art ; ils adresseroient à la société des mémoires souvent instructifs ; l’académie, à son tour, seroit forcée d’y repondre ; et ce commerce littéraire en répandant sur nous un jour nouveau, nous tireroit peu à peu de notre langueur et de notre obscurité. Les jeunes gens qui se livrent à la danse machinalement et sans principes, s’instruiroient encore infailliblement ; ils apprendroient à connoitre les difficultés, ils s’efforceroient de les surmonter ; et la vüe des routes sûres les empêcheroit de se perdre et de s’égarer.
On a prétendu, Monsieur, que notre académie est le séjour du silence, et le tombeau des talens de ceux qui la composent. On s’est plaint de n’en voir sortir aucun écrit ni bon, ni mauvais, ni médiocre, ni satisfaisant, ni ennuyeux ; on lui reproche de s’être entièrement écartée de sa première institution, de ne s’assembler que rarement, ou par hazard, de ne s’occuper en aucune manière des progrès de l’art qui en est l’objet, ni du soin d’instruire les danseurs et de former des elèves. Le moyen que je propose feroit inévitablement taire la calomnie ou la médisance, et rendroit à cette société la considération et le nom que plusieurs personnes lui refusent peut-être injustement. J’ajouterai que ses succès, si elle se déterminoit à prendre des disciples, seroient infiniment plus assurés ; elle auroit, du moins à une multitude de maîtres avides d’une réputation qu’ils n’ont pas méritée, la ressource de s’attribuer les progrès des élèves, et la liberté d’en rejetter les défauts sur ceux dont ils ont reçus les premières leçons. Ce danseur, disent-ils, a reçu primitivement de mauvais principes ; s’il a des défauts, ce n’est pas ma faute ; j’ai tenté l’impossible. Les parties dans les qu’elles il se distingue m’appartiennent, elles sont mon ouvrage. C’est ainsi, Monsieur, qu’on se ménage adroitement, en se refusant aux peines de l’état, une réponse courte en cas de critique, et une sorte de crédit et de confiance en cas d’applaudissemens. Vous conviendrez cependant que la perfection de l’ouvrage dépend en partie de la beauté de l’ébauche ; mais un écolier que l’on présente au public est comme un tableau qu’un peintre expose au sallon ; tout le monde l’admire et l’applaudit ou tout le monde le blame et le censure. Figurez-vous donc l’avantage que l’on a d’être constamment à l’affût des sujets agréables formés dans la province, dès qu’on peut se faire honneur des talens qu’on ne leur a pas donnés. Il ne s’agit que de débiter d’abord que l’éléve a été indignement enseigné, que le maître l’a totalement perdu, que l’on a eu une peine inconcevable à détruire cette mauvaise danse de campagne, et à remédier à des défauts étonnants. Il faut ensuite ajouter que l’éléve a du zèle, qu’il répond aux soins qu’en se donne, qu’il travaille nuit et jour, et le faire débuter un mois après. Allons voir (dit on) danser ce jeune homme ; c’est l’écolier d’un tel ; il étoit détestable, il y a un mois. Oui, répond celui-ci, il étoit insoutenable et du dernier mauvais. L’éléve se présente, on l’applaudit avant qu’il danse. Cependant il se déploie avec grace, il se dessine avec élégance ; ses attitudes sont belles, ses pas bien écrits ; il est brillant en l’air, il est vif et précis terre-à-terre, quelle surprise ! on crie miracle. Le maître est étonnant ! avoir formé un danseur en vingt leçons ! cela ne s’est jamais fait, en honneur, les talens de notre siècle sont surprenans.
Le maître reçoit ces louanges avec une modestie qui séduit, tandis que l’écolier, ébloui du succès et étourdi des applaudissemens, se voue à l’ingratitude la plus noire ; il oublie jusqu’au nom de celui à qui il doit tout ; tout sentiment de reconnoissance est pour jamais effacé de son âme ; il avoue, il proteste effrontément qu’il ne savoit rien, comme s’il étoit en état de se juger lui-même ; et il encense le charlatanisme par le quel il imagine que les éloges lui ont été prodigués.
Ce n’est pas tout : ce même élève fait un nouveau plaisir toutes les fois qu’il paroît ; bientôt il donne de la jalousie et de l’ombrage à son maître ; celui-ci lui refuse alors des leçons, parce que son genre est le même, et qu’il craint que son écolier ne le surpasse et ne le fasse oublier. Quelle petitesse ! peut-on se persuader qu’il n’y ait point de gloire à un habile homme d’en faire un plus habile que lui ? Est-ce avilir son mérite et flétrir sa réputation, que de faire revivre ses talens dans ceux d’un écolier ? eh ! Monsieur, le public pourroit-il savoir mauvais gré à Jéliote 1, s’il eût formé un homme qui l’egalât ? en seroit-il moins Jéliote ? non, sans doute ; de pareilles craintes ne troublent point le vrai mérite et n’allarment que les demi-talens.
Mais revenons à l’académie de danse. Que de mémoires excellents ! que d’observations neuves, et combien de traités instructifs sortiroient de la société, si l’émulation des membres étoit éguillonnée et réveillée par les travaux qui leur seroient offerts !
Il eût été à souhaiter, Monsieur, que les académiciens et le corps même de l’académie eûssent fourni à l’Encyclopédie tous les articles qui concernent l’art de la danse. Cet objet eût été mieux rempli par des artistes éclairés que par M. de Cahusac. La partie historique appartenoit à ce dernier ; mais la partie mécanique devoit, ce me semble, appartenir de droit aux danseurs. Ils auroient éclairé le public et les danseurs ; et en illustrant l’art, ils se seroient illustrés eux-mêmes. Les productions ingénieuses que la danse enfante si souvent à Paris, et dont ils auroient pû donner au moins quelques exemples, auroient été consacrées dans des planches différentes de ces tables chorégraphiques, qui, comme je l’ai dit, n’apprennent rien, ou n’apprennent que très-peu de chose. Je suppose en effet que l’académie eût associé à ses travaux deux grands hommes, Boucher et M. Cochin ; qu’un académicien chorégraphe eût été chargé du soin de tracer les chemins et de dessiner les pas ; que celui qui étoit en état d’écrire avec plus de netteté, eût expliqué tout ce que le plan géométral n’auroit pu présenter distinctement ; qu’il eût rendu compte des effets que chaque tableau mouvant auroit produits, et de celui qui résultoit de telle ou telle situation ; qu’enfin il eût analysé les pas, leurs enchainemens successifs ; qu’il eût parlé des positions du corps, des attitudes, et qu’il n’eût rien omis de ce qui peut expliquer et faire entendre le jeu muet, l’expression pantomime, et les sentimens variés de l’âme par les caractères variés de la physionomie ; alors Boucher, d’une main habile, eût dessiné tous les groupes et toutes les situations vraiment intéressantes ; et M. Cochin, d’un burin hardi, auroit multiplié les esquisses de Boucher. Avouez, Monsieur, qu’avec le secours de ces deux hommes célèbres, nos académiciens feroient aisément passer à la postérité le mérite des maîtres de ballets et des danseurs habiles dont le nom est à peine conservé parmi nous, et qui ne nous laissent, après qu’ils ont abandonné le théatre, qu’un souvenir confus des talens qui nous forçoient à les admirer. La Chorégraphie deviendroit alors intéressante. Plan géométral, plan d’élévation, description fidèle de ces plans, tout se présenteroit à l’œil, tout instruiroit des attitudes du corps, de l’expression des têtes, des contours des bras, de la position des jambes, de l’élégance du vêtement, de la vérité du costume ; en un mot un tel ouvrage soutenû du crayon et du burin de ces deux illustres artistes, seroit une source où l’on pourroit puiser, et je le regarderois comme les archives de tout ce que notre art peut offrir de lumineux, d’intéressant et de beau.
Quel projet, me direz vous ! quelle dépense immense ! quel livre volumineux ! Il me sera facile de vous répondre. 1°. Je ne propose pas deux mercenaires, mais deux artistes qui traiteront l’académie avec ce dèsinteressement qui est la marque et la preuve des vrais talens. 2°. Je ne leur destine que des choses absolument dignes d’eux et de leurs soins, c’est à dire, des choses excéllentes, pleines de feu et de génie, de ces morceaux rares, exactement neufs et qui inspirent par eux-mêmes. Ainsi voilà les dépenses épargnées, et sûrement des planches en très-petit nombre. Plus sensible que qui que ce soit à la gloire d’une académie alors véritablement utile, que ne puis-je, Monsieur, voir déja ce projet mis à exécution ! et quel moyen plus sûr pour elle et pour les danseurs qu’elle croiroit devoir célèbrer, de voler à l’immortalité, que celui d’emprûnter les aîles de deux artistes faits pour graver à jamais au temple de mémoire, et leurs noms, et celui des personnages, qu’ils voudront illustrer ? Une telle entreprise sembloit leur être reservée ; et j’ose croire que nos académiciens trouveroient en eux toutes les ressources qu’ils pourroient desirer, lorsqu’ils leur présenteroient des modèles dont la capitale, qui est le centre et le point de réunion de tous les talens, fourmille sans doute, et que je n’ai ni la hardiesse ni la témérité de leur indiquer.
Voilà, Monsieur, ce qui me paroitroit devoir être substitué à la Chorégraphie de nos jours, à cet art aujourd’hui si compliqué, que les yeux et l’esprit sy perdent ; car ce qui n’étoit que le rudiment de la danse, en est devenu insensiblement le Grimoire. La perfection même que l’on a voulu donner aux signes qui désignent les pas et les mouvemens n’a servi qu’à les embrouiller et les rendre indéchiffrables, plus la danse l’embellira, plus les caractères se multiplieront, et plus cette science sera inintelligible. Jugez en, je vous prie, par l’article Chorégraphie inséré dans l’Encyclopédie ; vous regarderez sûrement cet art comme l’algèbre des danseurs, et je crains fort que les planches ne répandent pas un jour plus clair sur les endroits obscurs de cette dissertation.
Je conviens, me repliquerez vous peut-être, que le fameux Blondy lui-même interdisoit cette étude à ses élèves ; mais avouez du moins que la Chorégraphie est nécessaire aux maîtres de ballets. Non, Monsieur, c’est une erreur que de penser qu’un bon maître de ballets puisse tracer et composer son ouvrage au coin de son feu. Ceux qui travaillent ainsi, ne parviendront jamais qu’à des combinaisons misérables. Ce n’est pas la plume à la main que l’on fait marcher les figurans. Le théatre est le parnasse des compositeurs ingénieux ; c’est là que, sans chercher, ils rencontrent une multitude de choses neuves ; tout s’y lie, tout y est plein d’ame, tout y est dessiné avec des traits de feu. Un tableau ou une situation, le conduit naturellement à un autre ; les figures s’enchaînent avec autant d’aisance que de grace ; l’effet général se fait sentir sur le champ ; car telle figure élégante sur le papier, cesse de l’être à l’exécution ; telle autre qui le sera pour le spectateur, qui la verra en vue d’oiseau, ne le sera point pour les premières loges et le parterre. C’est donc pour les places les moins élevées que l’on doit principalement travailler, puisque telle forme, tel groupe et tel tableau, dont l’effet est sensible pour le parterre, ne peut manquer de l’être dans quelqu’endroit de la salle que l’on se place. Vous observez dans les ballets des marches, des contre-marches, des repos, des retraites, des évolutions, des groupes, ou des pelotons. Or, si le maître n’a pas le talent de faire mouvoir la grande machine dans des sens justes ; s’il ne demêle au premier coup d’œil les inconvéniens qui peuvent résulter de telle opération ; s’il n’a l’art de profiter du terrain ; s’il ne proportionne pas les manœuvres à l’étendue plus ou moins vaste et plus ou moins limitée du théatre ; si ses dispositions sont mal conçues ; si les mouvemens qu’il veut imprimer sont faux ou impossibles ; si les marches sont on trop vives ou trop lentes, ou mal dirigées ; si la mesure et l’ensemble ne règnent pas ; que sais-je ? Si l’instant est mal choisi, on n’apperçoit que confusion, qu’embarras, que tumulte ; tout se heurte ; il n’y a, et il ne peut y avoir ni netteté, ni accord, ni exactitude, ni précision ; et les huées et les sifflets sont la juste récompense d’un travail aussi monstrueux et aussi mal entendu. La conduite et la marche d’un grand ballet bien dessiné exige, Monsieur, des connoissances, de l’esprit, du goût, de la finesse, un tact sûr, un prévoyance sage et un coup-d’œil infaillible ; et toutes ces qualités ne s’acquièrent pas en déchiffrant, en en écrivant la danse chorégraphiquement ; le moment seul détermine la composition ; l’habileté consiste à le saisir, et à en profiter heureusement.
Il est cependant de prétendus maîtres, qui composent leurs ballets après avoir mutilé ceux des autres, à l’aide du cahier et de certains signes qu’ils adoptent, et qui forment pour eux une Chorégraphie particulière ; (car la façon de dessiner les chemins est toujours la même et ne varie que par les couleurs) ; mais rien de plus insipide et de plus languissant qu’un ouvrage médité sur le papier ; il se ressent toujours de la contention et de la peine. Il seroit plaisant de voir un maître de ballets de l’opéra, un in-folio à la main, se casser la tête pour remettre les ballets des Indes galantes, ou de quelqu’autre opéra chargé de danses. Que de chemins différens ne faudroit-il pas écrire pour un ballet nombreux ! ajoutez ensuite sur vingt-quatre chemins, tantôt réguliers, tantôt irréguliers, tous les pas compliqués à faire ; et vous aurez, Monsieur, si vous le voulez, un écrit très-savant, mais chargé d’une si grande abondance, et d’un mélange si informe de lignes, de traits, de signes et de caractères, que vos yeux en seront offusqués, et que toutes les lumières que vous espériez d’en tirer, seront, pour ainsi dire, absorbées par le noir dont sera tissu ce répertoire. Ne croyez pas au surplus qu’un maître de ballets, après avoir composé ceux d’un opéra à la satisfaction du public, soit obligé nécessairement d’en conserver l’idée précise, pour les remettre cinq ou six ans après. S’il dédaigne un pareil secours, il ne les composera de nouveau qu’avec plus de goût ; il réparera même les fautes qui pouvoient y règner, (car le souvenir de nos fautes est celui qui s’efface le moins) ; et s’il prend le crayon, ce ne sera que pour jetter sur le papier le dessin géométral des formes principales et des figures les plus saillantes ; il négligera sûrement de tracer toutes les routes diverses qui conduisoient à ces formes, et qui enchainoient ces figures ; et il ne perdra pas son temps à écrire les pas, ni les attitudes diverses, qui embellissoient ces tableaux. Oui, Monsieur, la Chorégraphie amortit l’imagination ; elle affoiblit, elle eteint le goût du compositeur qui en fait usage ; il est lourd et froid, il est incapable d’invention ; de créateur qu’il étoit, ou qu’il auroit été, il devient ou il n’est plus qu’un plagiaire ; il ne produit rien de neuf et tout son mérite se borne à défigurer les productions des autres. Tel est l’effet de l’engourdissement et de l’espèce de léthargie dans les quelles cette méthode jette l’esprit, que j’ai vû plusieurs maîtres de ballets obligés de quitter leur répétition, parce qu’ils avoient égaré leurs cahier, et qu’ils ne pouvoient faire mouvoir leurs figurans, sans avoir sous les yeux le mémorial de ce que les autres avoient composé. Je le repète, Monsieur, et je le soutiens ; rien de plus pernicieux qu’une méthode qui rétrécit nos idées, ou qui ne nous en permet aucunes, à moins qu’on ne sache se garantir du danger que l’on court en s’y livrant. Du feu, du goût, de l’imagination, des connoissances, voilà ce qui est prèferable à la Chorégraphie ; voilà, Monsieur, ce qui suggère une multitude de pas, de figures, de tableaux et d’attitudes nouvelles ; voilà les sources inépuisables de cette variété immense qui distingue le véritable artiste du Chorégraphe.