(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre X. » pp. 130-144
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre X. » pp. 130-144

Lettre X.

J’ai dit, Monsieur, que la danse étoit trop composée, et le mouvement symétrique des bras trop uniforme, pour que les tableaux pussent avoir de la variété, de l’expression et du naturel : il faudroit donc, si nous voulons rapprocher notre art de la vérité, donner moins d’attention aux jambes, et plus de soins aux bras ; abandonner les cabrioles pour l’intérêt des gestes ; faire moins de pas difficiles, et jouer davantage la physionomie ; ne pas mettre tant de force dans l’exécution, mais y mêler plus d’esprit ; s’écarter avec grâces des règles étroites de l’école, pour suivre les impressions de la nature, et donner à la danse l’ame et l’action qu’elle doit avoir pour intéresser. Je n’entends point au reste par le mot d’action, celle qui ne consiste qu’à se remuer, à se donner de la peine, à faire des efforts et à se tourmenter comme un forcené, pour sauter, ou pour montrer une âme que l’on n’a pas.

L’action en matière de danse est l’art de faire passer par l’expression vraie de nos mouvemens, de nos gestes et de la physionomie, nos sentimens et nos passions dans l’ame des spectateurs. L’action n’est donc autre chose que la pantomime. Tout doit peindre, tout doit parler chez le danseur ; chaque geste, chaque attitude, chaque port de bras doit avoir une expression différente. La vraie pantomime suit la nature dans toutes ses nuances : S’en écarte-t-elle un instant, elle fatigue, elle révolte. Que les danseurs qui commencent ne confondent pas cette pantomime noble dont je parle, avec cette expression basse et triviale que les Bouffons d’Italie ont apportée en France, et que le mauvais goût semble avoir adoptée.

Je crois, Monsieur, que l’art du geste est resserré dans des bornes trop étroites pour produire de grands effets. La seule action du bras droit que l’on porte en avant pour décrire un quart de cercle, pendant que le bras gauche qui étoit dans cette position rétrograde par la même route pour s’étendre de nouveau, et former l’opposition avec la jambe, n’est pas suffisante pour exprimer des passions : tant qu’on ne variera pas davantage les mouvemens des bras, ils n’auront jamais la force d’emouvoir ni d’affecter. Les anciens étoient nos maîtres à cet égard, ils connoissoient mieux que nous l’art du geste ; et c’est dans cette partie seule de la danse, qu’ils l’emportoient sur les modernes. Je leur accorde avec plaisir ce qui nous manque, et ce que nous posséderons lorsqu’il plaira aux danseurs de secouer des règles qui s’opposent à la beauté, et à l’esprit de leur art.

Le port de bras devant être aussi varié que les différents sentimens que la danse peut exprimer ; les règles reçues deviennent presqu’inutiles ; il faudroit les enfreindre et s’en écarter à chaque instant, ou s’opposer, en les suivant exactement, aux mouvemens de l’âme, qui ne peuvent se limiter par un nombre déterminé de gestes.

Les passions varient et se divisent à l’infini : il faudroit donc autant de préceptes qu’il y a chez elles de modifications. Où est le maître qui voulut entreprendre un tel ouvrage !

Le geste est un trait qui part de l’âme ; il doit faire un prompt effet et toucher au but, lorsqu’il est vrai.

Instruits des principes fondamentaux de notre art, suivons les mouvemens de nôtre ame ; elle ne peut nous trahir lorsqu’elle sent vivement ; et si dans ces instants elle entraîne le bras à tel ou tel geste, il est toujours aussi juste que correctement dessiné, et son effet est sûr. Les passions sont les ressorts qui font jouer la machine ; quels que soient les mouvemens qui en résultent, ils ne peuvent manquer d’être expressifs. Il faut conclure d’après cela que les préceptes stériles de l’école doivent disparoitre dans la danse en action, pour faire place au sentiment de la nature.

Rien n’est si difficile à ménager que ce qu’on appelle bonne grâce ; c’est au goût à l’employer, et c’est un défaut de courir après elle, et d’en répandre également partout. Peu de prétentions à en montrer, une négligence bien entendue à la dérober quelque fois, ne la rend que plus piquante, et lui prête un nouvel attrait. Le goût en est le distributeur, c’est lui qui donne aux graces de la valeur et qui les rend aimables ; marchent-elles sans lui ? elles perdent leur nom, leurs charmes et leur effet ; ce n’est plus que de la minauderie dont la fadeur devient insupportable.

Il n’appartient pas à tout le monde d’avoir du goût ; la nature seule le donne ; l’éducation le raffine et le perfectionne : toutes les règles que l’on établiroit pour en donner, seroient inutiles. Il est né avec nous, ou il ne l’est pas ; s’il l’est, il se manifestera de lui-même ; s’il ne l’est pas, le danseur sera toujours médiocre.

Il en est de même des mouvemens des bras ; la bonne grace est à ces derniers, ce que le goût est à la bonne grace : on ne peut réussir dans l’action pantomime, sans être également servi par la nature ; lorsqu’elle nous donne les premières leçons les progrès sont toujours rapides.

Concluons que l’action de la danse est trop restreinte ; que l’agrément et l’esprit ne peuvent se communiquer également à tous les êtres ; que le goût et les graces ne se donnent point. En vain cherche-t-on à en prêter à ceux qui ne sont point nés pour en avoir, c’est semer son grain sur un terrain pierreux : quantité de charlatans en vendent ; une plus grande quantité de dupes en achètent ; mais le profit est au vendeur, et la sottise à l’acheteur.

Les Romains avoient cependant les écoles où l’on enseignoit l’art de la Saltation, ou, si vous voulez, celui du geste et de la bonne grâce ; mais les maîtres etoient-ils contents de leurs écoliers ? Roscius ne le fut que d’un seul, que la nature sans doute avoit servi ; encore y trouvoit-il toujours quelque chose à reprendre.

Que les maîtres de ballets se persuadent que j’entends par gestes les mouvemens expressifs des bras, soutenus par les caractères frappans et variés de la physionomie. Les bras d’un danseur auront beau parler, si son visage ne joue point, si l’altération que les passions impriment sur les traits n’est pas sensible, si ses yeux ne déclament point et ne décèlent pas la situation de son cœur, son expression dèslors est fausse, son jeu est machinal, et l’effet qui en résulte pèche par le dèsagrément et par le défaut de vérité et de vraisemblance.

 

Je ne puis mieux le comparer qu’à ce que l’on voit dans les bals masqués, ou il y a des jeux publics, mais principalement à Vénise pendant le carnaval. Figurez vous autour d’une table immense, quantité de joueurs portant tous des masques plus ou moins grotesques, mais en général tous rians. En ne regardant que les physionomies, tous les joueurs ont l’air content et satisfait ; on diroit que tous gagnent ; mais que vos regards se fixent sur leurs bras, leurs attitudes et leurs gestes, vous voyez d’un coté l’attention immobile de l’incertitude, de la crainte ou de l’espérance ; de l’autre le mouvement impétueux de la fureur et du dépit ; là, une bouche qui sourit et un poing fermé qui menace le ciel ; ici, vous entendez sortir d’une bouche qui semble rire aux éclats, des imprécations terribles : enfin cette opposition de la figure avec le geste produit un effet étonnant, plus facile à concevoir qu’à décrire. Tel est le danseur dont la figure ne dit rien, tandis que ses gestes ou ses pas expriment le sentiment vif dont il est agité.

On ne peut se distinguer au théatre que lorsqu’on est aidé par la nature ; c’étoit le sentiment de Roscius. Selon lui, dit Quintillien, l’art du pantomime consiste dans la bonne grace, et dans l’expression naïve des affections de l’âme ; elle est au dessus des règles et ne se peut enseigner ; la nature seule la donne.

Pour hater les progrès de notre art et le rapprocher de la vérité, il faut faire un sacrifice de tous les pas trop compliqués ; ce que l’on perdra du côté des jambes se retrouvera du côté des bras : plus les pas seront simples, et plus il sera facile de leur associer de l’expression et des graces. Le goût fuit toujours les difficultés, il ne se trouve jamais avec elles : que les artistes les reservent pour l’étude, mais qu’ils apprennent à les bannir de l’exécution ; elles ne plaisent point au public ; elles ne font même qu’un plaisir médiocre à ceux qui en sentent le prix. Je regarde les difficultés multipliées de la musique et de la danse comme un jargon qui leur est absolument étranger : leurs voix doivent être touchantes ; c’est toujours au cœur qu’elles doivent parler ; le langage qui leur est propre est celui du sentiment ; il séduit universellement, parce qu’il est entendu universellement de toutes les nations.

Tel violon est admirable, me dira-t-on ; cela se peut, mais il ne me fait aucun plaisir, il ne me flatte point, il ne me cause aucune sensation. C’est qu’il a un langage, me repondra l’amateur que vous n’entendez point ; c’est une conversation qui n’est pas à la portée de tout le monde, continuera-t-il, mais elle est sublime pour quiconque peut la comprendre et la sentir ; et ses sons sont autant de sentimens qui séduisent et qui affectent lorsque l’on conçoit son langage.

Tant pis pour ce grand violon, lui dirai-je, si son mérite ne se borne uniquement qu’à plaire au petit nombre. Les arts sont de tous les pays ; qu’ils empruntent la voix qui leur est propre, ils n’auront pas besoin d’interprêtes, et ils affecteront également et le connoisseur et l’ignorant : leur effet ne se borne-t-il au contraire qu’à frapper les yeux sans toucher le cœur, sans remuer les passions, sans ébranler l’âme, ils cessent dèslors d’être aimables et de plaire : la voix de la nature et l’expression fidelle du sentiment porteront toujours l’émotion dans les âmes les moins sensibles ; le plaisir est un tribut que le cœur ne peut refuser aux choses qui le flattent et qui l’intéressent.

Un grand violon d’Italie arrive-t-il à Paris, tout le monde le court et personne ne l’entend ; cependant on crie au miracle. Les oreilles n’ont point été flattées de son jeu, ses sons n’ont point touché, mais les yeux se sont amusés ; il a démanché avec adresse ; ses doigts ont parcouru le manche avec légèreté ; que dis-je ? il a été jusqu’au chevalet ; il a accompagné ces difficultés de plusieurs contorsions qui étoient autant d’invitations, et qui vouloient dire ; Messieurs, regardez moi, mais ne m’écoutez pas : ce passage est diabolique ; il ne flattera pas votre oreille, quoiqu’il fasse grand bruit ; mais il y a vingt ans que je l’étudie. L’applaudissement part ; les bras et les doigts méritent des éloges ; et on accorde à l’homme-machine et sans tête, ce que l’on refusera constamment de donner à un violon Français qui réunira au brillant de la main, l’expression, l’esprit, le génie et les graces de son art.

Les danseurs Italiens ont pris depuis quelque tems le contre-pied des musiciens. Ne pouvant occuper agréablement la vue, et n’ayant pu hériter de la gentillesse de Fossan, ils font beaucoup de bruit avec les pieds en marquant toutes les notes ; de sorte qu’on voit jouer avec admiration les violons de cette nation, et qu’on écoute danser avec plaisir leurs pantomimes. Ce n’est point-là le but que les beaux arts se proposent ; ils doivent peindre, ils doivent imiter, mais avec des moyens naturels, simples, ingénieux. Le goût n’est pas dans les difficultés ; il tient de la nature ses agrémens.

Tant que l’on sacrifiera le goût aux difficultés, que l’on ne raisonnera pas, que l’on fera consister la danse en tours de force, en voltige, l’on fera un métier vil d’un art agréable : la danse, loin de faire des progrès, dégénérera, et rentrera dans l’obscurité, et j’ose dire dans le mépris ou elle étoit il n’y a pas un siècle.

Ce ne seroit pas m’entendre que de penser que je cherche à abolir les mouvemens ordinaires des bras, tous les pas difficiles et brillans, et toutes les positions élégantes de la danse ; je demande plus de variété et d’expression dans les bras ; je voudrois les voir parler avec plus d’énergie : ils peignent le sentiment et la volupté, mais ce n’est pas assez ; il faut encore qu’ils peignent la fureur, la jalousie, le dépit, l’inconstance, la douleur, la vengeance, l’ironie, toutes les passions de l’homme, et que, d’accord avec les yeux, la physionomie et les gestes, ils me fassent entendre le sentiment de la nature. Je veux encore que les pas soient placés avec autant d’esprit que d’art, et qu’ils répondent à l’action et aux mouvemens de l’ame du danseur ; j’exige que dans une expression vive, on ne forme point de pas lents ; que dans une scène grave on n’en fasse point de légers ; que dans les mouvemens de dépit on sache éviter tous ceux qui, ayant de la légèreté, trouveroient place dans un moment d’inconstance ; je voudrois enfin que l’on cessât, pour ainsi dire, d’en faire dans les instans de désespoir et d’accablement : c’est au visage seul à peindre ; c’est aux yeux à parler ; les bras mêmes doivent être immobiles ; et le danseur, dans ces sortes de scènes, ne sera jamais aussi excellent que lorsqu’il ne dansera pas, ou que sa danse n’aura pas l’air d’en être une. C’est là où l’art et l’imagination du maître de ballets doivent agir. Toutes mes vues, toutes mes idées ne tendent uniquement qu’au bien, et à l’avancement des jeunes danseurs, et des maîtres de ballets : qu’ils pésent mes idées, qu’ils se fassent un genre neuf ; ils verront alors que tout ce que j’avance peut se mettre en pratique et réunir tous les suffrages.

Quant aux positions, tout le monde sait qu’il y en a cinq ; on prêtend même qu’il y en a dix, divisées assez singulièrement en bonnes et en mauvaises, en fausses ou en vraies. Le compte n’y fait rien et je ne le contesterai pas ; je dirai simplement que ces positions sont bonnes à savoir, et meilleures encore à oublier, et qu’il est de l’art du grand danseur de s’en écarter agréablement. Au reste, toutes celles, ou le corps est ferme et bien dessiné sont excellentes ! je n’en connois de mauvaises que lorsque le corps est mal grouppé, qu’il chancèle et que les jambes ne peuvent le soutenir. Ceux qui sont attachés à l’alphabet de leur profession, me traiteront d’innovateur et de fanatique ; mais je les renverrai à l’école de peinture et de sculpture, et je leur demanderai ensuite s’ils approuvent ou s’ils condamnent la position du beau gladiateur et celle de l’hercule ? les dèsapprouvent-ils ? j’ai gain de cause, ce sont des aveugles : les approuvent-ils ? ils ont perdu, puisque je leur prouverai que les positions de ces deux statues, chefs-d’œuvre de l’antiquité, ne sont pas des positions adoptées dans les principes de la danse.

La plus grande partie de ceux qui se livrent au théâtre, croient qu’il ne faut avoir que des jambes pour être danseur, de la mémoire pour être comédien, et de la voix pour être chanteur, en partant d’un principe aussi faux, les uns ne s’appliquent qu’à remuer les jambes, les autres qu’a faire des efforts de mémoire, et les derniers qu’à pousser des cris ou des sons ; ils s’étonnent après plusieurs années d’un travail pénible, d’être jugés détestables ; mais il n’est pas possible de réussir dans un art sans en étudier les principes, sans en connoitre l’esprit et sans en sentir les effets. Un bon Ingénieur ne s’emparera pas des ouvrages les plus foibles d’une place, s’ils sont commandés par des hauteurs capables de les deffendre et de l’en déloger, l’unique moyen d’assurer sa conquête est de se rendre maître des principaux ouvrages et de les emporter ; parce que ceux qui leur sont inférieurs ne feront plus alors qu’une foible résistance, ou se rendront d’eux-mêmes. Il en est des arts comme des places et des artistes comme des Ingénieurs ; il ne s’agit pas d’éffleurer ; il faut approfondir ; ce n’est pas assez que de connoitre les difficultés, il faut les combattre et les vaincre. Ne s’attache-t-on qu’aux petites parties, ne saisit-on que la superficie des choses ? on languit dans la médiocrité et dans l’obscurité.

Je ferai d’un homme ordinaire un danseur comme il y en a mille, pourvû qu’il soit passablement bien fait ; je lui enseignerai à remuer les bras et les jambes, et à tourner la tête ; je lui donnerai de la fermeté, du brillant et de la vitesse ; mais je ne pourrai le douer de ce feu, de cet esprit, de ces graces et de cette expression de sentiment qui est l’âme de la vraie pantomime : La nature fut toujours au dessus de l’art ; il n’appartient qu’à elle de faire des miracles.

Le défaut de lumières et de goût qui règne parmi la plupart des danseurs prend sa source de la mauvaise éducation qu’ils reçoivent ordinairement. Ils se livrent au théatre, moins pour s’y distinguer, que pour secouer le joug de la dépendance ; moins pour se dérober à une profession plus tranquille, que pour jouir des plaisirs qu’ils croient rencontrer à chaque instant dans celle qu’ils embrassent : ils ne voient dans ce premier moment d’enthousiasme que les roses du talent qu’ils veulent acquérir. Ils apprennent la danse avec fureur ; leur goût se ralentit à mesure que les difficultés se font sentir et qu’elles se multiplient ; ils ne saisissent que la partie grossière de l’art ; ils sautent plus ou moins haut ; ils s’attachent à former machinalement une multitude de pas ; et, semblables à ces enfans qui disent beaucoup de mots sans idées et sans suite, ils font beaucoup de pas sans motifs, sans goût et sans graces.

Ce mélange innombrable de pas enchainés plus où moins mal, cette exécution difficile, ces mouvemens compliqués, ôtent, pour ainsi dire, la parole à la danse, plus de simplicité, de douceur et de moëlleux dans les mouvemens procureroient au danseur la facilité de peindre et d’exprimer, il pourroit se partager entre le mécanisme des pas et les mouvemens qui sont propres à rendre les passions ; la danse alors délivrée des petites choses, pourroit se livrer aux plus grandes. Il est constant que l’essoufflement qui résulte d’un travail si pénible, ôte les moyens au danseur ; que les entrechats et les cabrioles altérent le caractère de la belle danse ; et qu’il est moralement impossible de mettre de l’ame, de la vérité et de l’expression dans les mouvemens, lorsque le corps est sans cesse ébranlé par des secousses violentes et réiterées, et que l’esprit n’est exactement occupé qu’à le préserver des accidens et des chûtes qui le menacent à chaque instant.

On ne doit pas s’étonner de trouver plus d’intelligence et de facilité à rendre le sentiment parmi les comédiens, que parmi les danseurs. La plupart des premiers reçoivent plus communément plus d’éducation que les derniers, leur état dailleurs les porte à un genre d’étude propre à donner, avec l’usage du monde et le ton de la bonne compagnie, l’envie de s’instruire et d’étendre leurs connoissances au-delà des bornes du théatre ; ils s’attachent à la littérature ; ils connoissent les poëtes, les historiens ; et plusieurs d’entre eux ont prouvé par leurs ouvrages qu’ils joignoient au talent de bien dire, celui de composer agréablement, si toutes ces connoissances ne sont pas exactement analogues à leurs profession, elles ne laissent pas de contribuer à la perfection à la quelle ils parviennent. De deux acteurs également servis par la nature, celui qui sera le plus éclairé, sera, sans contredit, celui qui mettra le plus d’esprit et de légèreté dans son jeu.

Les danseurs devroient s’attacher ainsi que les comédiens à peindre et à sentir, puisqu’ils ont le même objet à remplir. S’ils ne sont vivement affectés de leurs rôles, s’ils n’en saisissent le caractère avec vérité, ils ne peuvent se flatter de réussir et de plaire : ils doivent également enchainer le public par la force de l’illusion, et lui faire éprouver tous les mouvemens dont ils sont animés. Cette vérité, cet enthousiasme qui caractérise le grand acteur, et qui est l’âme des beaux arts, est si j’ose m’exprimer ainsi, l’image du coup électrique ; c’est un feu qui se communique avec rapidité, qui embrâse en un instant l’imagination des spectateurs, qui ébranle leur ame et qui ouvre leur cœur à la sensibilité.

Le cri de la nature et les mouvemens vrais de l’action pantomime doivent également toucher : le premier attaque le cœur par l’oüie, le dernier par la vue ; ils feront l’un et l’autre une impression aussi forte, si cependant les images de la pantomime sont aussi vives aussi frappantes et aussi animées que celles du discours.

Il n’est pas possible d’imprimer cet intérêt en récitant machinalement de beaux vers, et en faisant tout simplement de beaux pas ; il faut que l’ame, la physionomie, le geste et les attitudes parlent toutes à-la-fois, et qu’elles parlent avec autant d’énergie que de vérité. Le spectateur se mettra-t-il à la place de l’acteur, si celui-ci ne se met à celle du héros qu’il représente ? Peut-il espérer d’attendrir et de faire verser des larmes, s’il n’en répand lui-même ? sa situation touchera-t-elle, s’il ne la rend touchante, et s’il n’en est vivement effecté ?

Vous me direz peut-être que les comédiens ont sur les danseurs, l’avantage de la parole, la force et l’énergie du discours. Mais ces derniers n’ont ils pas les gestes, les attitudes, les pas et la musique, que l’on doit regarder comme l’organe et l’interprète des mouvemens successifs du danseur ?

Pour que notre art parvienne à ce degré de sublimité, que je demande et que je lui souhaite, il est indispensablement nécessaire que les danseurs partagent leurs temps et leur étude entre l’esprit et le corps, et que tous les deux soient ensemble l’objet de leur application ; mais on donne malheureusement tout au dernier, et l’on refuse tout à l’autre. La tête conduit rarement les jambes ; et comme l’esprit et le goût ne résident pas dans les pieds, on s’égare souvent ; l’homme intelligent disparoit ; il n’en reste qu’une machine mal combinée, livrée à la stérile admiration des sots, et au juste mépris des connoisseurs

Etudions donc, Monsieur, cessons de ressembler à ces marionnettes, dont les mouvemens dirigés par des fils grossiers n’amusent et ne font illusion qu’au peuple. Si notre âme détermine le jeu et l’action de nos ressorts, dès lors, les pieds, les jambes, le corps, la physionomie et les yeux seront mus dans des sens justes, et les effets résultants de cette harmonie et de cette intelligence, intéresseront également le cœur et l’esprit.

Je suis, etc.