(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre VII. » pp. 56-64
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre VII. » pp. 56-64

Lettre VII.

Que dites-vous, Monsieur, de tous les titres dont on décore tous les jours ces mauvais divertissemens destinés en quelque façon à l’ennui, et que suivent toujours le froid et le dégoût ? on les nomme tous ballets pantomimes, quoique dans le fond ils ne disent rien. La plupart des danseurs ou des compositeurs auroient besoin d’adopter l’usage que les peintres suivoient dans les siècles d’ignorance ; ils substituoient à la place du masque des rouleaux de papier qui sortoient de la bouche des personnages ; et sur ces rouleaux, l’action, l’expression et la situation que chacun d’eux devoit rendre étoit écrite. Cette précaution utile, qui mettoit le spectateur au fait de l’idée et de l’exécution imparfaite du peintre, pourroit seule l’instruire aujourd’hui de la signification des mouvemens mécaniques et indéterminés de nos pantomimes. Le dialogue des pas de deux, les réflexions des entrées seules, et les conversations des figurans es des figurantes de nos jours seroient au moins expliqués. Un bouquet, un rateau, une cage, une vielle, ou une guitarre ; voilà à peu près ce qui fournit l’intrigue de nos superbes ballets ; voilà les sujets grands et vastes qui naissent de l’imagination de nos compositeurs. Avouez, Monsieur, qu’il faut avoir un talent bien éminent et bien supérieur, pour les traiter avec quelque distinction. Un petit pas tricoté mal adroitement sur le coup de pied sert d’exposition de nœud et de dénouement à ces chefs d’œuvre ; cela veut dire voulez-vous danser avec moi ? et l’on danse ; ce sont là les drames ingénieux dont on nous répaît ; c’est ce qu’on nomme des ballets d’invention, de la danse pantomime.

Fossan, le plus agréable et le plus spirituel des danseurs comiques, a fait tourner la tête aux éléves de Terpsychore ; tous ont voulu le copier, mais sans l’avoir vu. On a sacrifié le beau genre au trivial ; on a secoué le joug des principes ; on a dédaigné et rejetté toutes les règles ; on s’est livré à des sauts, à des tours de force ; on a cessé de danser, et l’on s’est crû pantomime : comme si l’on pouvoit être déclaré tel, lorsqu’on manque totalement par l’expression ; lorsqu’un ne peint rien ; lorsque la danse est totalement défigurée par des charges grossières, lorsqu’elle se borne à des contorsions hideuses, lorsque le masque grimace à contre-sens, enfin, lorsque l’action, qui devoit être accompagnée et soutenue par la grace, est une suite d’effets répétés, d’autant plus désagréables pour le spectateur, qu’il souffre lui-même du travail pénible et forcé de l’exécutant. Tel est cependant, Monsieur, le genre dont le théâtre est en possession ; et il faut convenir que nous sommes riches en sujets de cette espèce. Cette fureur d’imiter ce qui n’est pas imitable, fait et fera la perte d’un nombre infini de danseurs, et de maîtres de ballets. La parfaite imitation demande que l’on ait en soi le même goût, les mêmes dispositions, la même conformation, la même intelligence et les mêmes organes que l’original qu’on se propose d’imiter : or, comme il est rare de trouver deux êtres également ressemblans en tout, il est aussi rare de trouver deux hommes dont les talens, le genre et la manières soient exactement semblables. Le mélange que les danseurs ont fait de la cabriole avec la belle danse, a altéré son caractère, et dégradé sa noblesse ; c’est un alliage qui diminue sa valeur, et qui s’oppose ainsi que je le prouverai dans la suite, à l’expression vive et à l’action animée qu’elle pourroit avoir, si elle se dégageoit de toutes les inutilités qu’elle met au nombre de ses perfections. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on donne le titre de ballet à des danses figurées que l’on ne devroit appeler que du nom de divertissement ; on prodigua jadis ce titre à toutes les fêtes éclatantes, qui se donnèrent dans les différentes cours de l’Europe. L’examen que j’ai fait de toutes ces fêtes, me persuade que l’on a eu tort de le leur accorder, je n’y ai jamais vû la danse en action ; les grands récits étoient mis en usage au défaut de l’expression des danseurs, pour avertir le spectateur de ce qu’on alloit représenter ; preuve très claire et très convaincante de leur ignorance ainsi que du silence et de l’inéfficacité de leurs mouvemens. Dès le troisième siècle, on commençoit à s’appercevoir de la monotonie de cet art, et de la négligence des artistes. Saint Augustin lui-même, en parlant des ballets, dit qu’on étoit obligé de placer sur le bord de la scène un homme qui expliquoit à haute voix l’action qu’on alloit peindre. Sous le règne de Louis XIV, les récits, les dialogues et les monologues ne servoient-ils pas également d’interprêtes à la danse ? elle ne faisoit que bégayer. Ses sons foibles et inarticulés avoient besoin d’être soutenus par la musique et d’être expliqués par la poësie, ce qui équivaut sans doute à l’espèce de héraut d’armes du théâtre, au crieur public dont je viens de vous parler. Il est en vérité bien étonnant, Monsieur, que l’époque glorieuse du triomphe des beaux arts, de l’émulation et des progrès des artistes n’ait point été celle d’une révolution dans la danse et dans les ballets ; et que nos maîtres, non moins encouragés et non moins excités alors par les succès qu’ils pouvoient se promettre dans un siècle où tout sembloit élever et seconder le génie, soient demeurés dans la langueur et dans une honteuse médiocrité. Vous savez que le langage de la peinture, de la poèsie, et de la sculpture étoit déjà celui de l’éloquence et de l’énergie. La musique, quoiqu’encore au berceau commençoit à s’exprimer avec noblesse ; cependant la danse étoit sans vie, sans caractère et sans action. Si le ballet est le frère des autres arts, ce n’est qu’autant qu’il en réunira les perfections ; mais on ne sauroit lui déférer ce titre glorieux dans l’état pitoyable où il se trouve ; et convenez avec moi, Monsieur, que ce frère, fait pour faire honneur à la famille, est un sujet déplorable, sans goût, sans esprit, sans imagination, qui mérite à tous égards d’être méconnu.

Nous connoissons parfaitement le nom des hommes illustres, qui se sont distingués alors ; nous n’ignorons pas même ceux des sauteurs qui brilloient par leur souplesse et leur agilité ; et nous n’avons qu’une idée très imparfaite du nom de ceux qui composoient les ballets : quelle sera donc celle que nous nous formerons de leurs talents ? je considère toutes les productions de ce genre dans les différentes cours de l’Europe, comme des ombres incomplettes de ce qu’elles sont aujourd’hui, et de ce qu’elles pourront être un jour, j’imagine que c’est à tort que l’on a donné ce nom à des spectacles somptueux, à des fêtes éclatantes qui réunissoient tout à la fois la magnificence des décorations, le merveilleux des machines, la richesse des vêtemens, la pompe du costume, les charmes de la poésie, de la musique et de la déclamation, le séduisant des voix, le brillant de l’artifice et de l’illumination, l’agrément de la danse, et des divertissemens, l’amusement des sauts périlleux et des tours de force : toutes ces parties détachées forment autant de spectacles différens ; ces mêmes parties réunies en composent un, digne des plus grands Rois. Ces fêtes étoient d’autant plus agréables qu’elles étoient diversifiées, que chaque spectateur pouvoit y savourer ce qui étoit relatif à son goût et à son génie, mais je ne vois pas dans tout cela ce que je dois trouver dans le ballet. Dégagé des préjugés de mon état et de tout enthousiasme, je considère ce spectacle compliqué comme celui de la variété et de la magnificence, ou comme la réunion intime des arts aimables ; ils y tiennent tous un rang égal ; ils ont dans les programmes les mêmes prétentions ; je ne conçois pas néanmoins comment la danse peut donner un titre à ces divertissemens puisqu’elle n’y est point en action, qu’elle n’y dit rien, et qu’elle n’a nulle transcendance sur les autres arts, qui concourent unanimement et de concert aux charmes à l’élégance et au merveilleux de ces représentations.

Le ballet est, suivant Plutarque, une conversation muette, une peinture parlante et animée, qui exprime par les mouvemens, les figures et les gestes. Ses figures sont sans nombre, dit cet auteur, parce qu’il y a une infinité de choses que le ballet peut exprimer. Phrynicus, l’un des plus anciens auteurs tragiques, dit que le ballet lui fournissoit autant de traits et de figures différentes, que la mer a de flots aux grandes marées d’hiver.

Conséquemment un ballet bien fait peut se passer du secours des paroles : j’ai même remarqué qu’elles refroidissoient l’action, et qu’elles affoiblissoient l’intérêt. Lorsque les danseurs animés par le sentiment, se transformeront sous mille formes différentes avec les traits variés des passions ; lorsqu’ils seront des Prothée, et que leur physionomie, et leurs regards traceront tous les mouvemens de leur âme ; lorsque leurs bras sortiront de ce chemin étroit que l’école leur a prescrit, et que, parcourant avec autant de grace que de vérité un espace plus considérable, ils décriront par des positions justes les mouvemens successifs des passions ; Lorsqu’enfin ils associeront l’esprit et le génie à leur art, ils se distingueront ; les récits dès lors deviendront inutiles ; tout parlera, chaque mouvement sera expressif, chaque attitude peindra une situation, chaque geste dévoilera une intention, chaque regard annoncera un nouveau sentiment ; tout sera séduisant, parceque tout sera vrai, et que l’imitation sera prise dans la nature.

Si je refuse le titre de ballet à toutes ces fétes ; si la plupart des danses de l’opéra quelqu’agréables qu’elles me paroissent, ne se présentent pas à mes yeux avec les traits distingués du ballet, c’est moins la faute du célèbre maître qui les compose que celle des poètes.

Le ballet, dans quelque genre qu’il soit, doit avoir suivant Aristote, ainsi que la poèsie, deux parties différentes, qu’il nomme partie de qualité et partie de quantité. Il n’y a rien de sensible qui n’ait sa matière, sa forme et sa figure, conséquemment le ballet cesse d’exister, s’il ne renferme ces parties essentielles qui caractérisent et qui désignent tous les êtres, tant animés qu’inanimés. Sa matière, est le sujet que l’on veut représenter, sa forme, est le tour ingénieux qu’on lui donne, et sa figure se prend des differentes parties qui le composent : la forme constitue donc les parties de qualité, et l’étendue, celles de quantité. Voilà, comme vous voyez, les ballets subordonnés en quelque sorte aux règles de la poèsie ; cependant ils différent des tragédies et des comédies, en ce qu’ils ne sont point assujettis à l’unité de lieu, à l’unité de temps et à l’unité d’action ; mais ils exigent absolument unité de dessin, afin que toutes les scènes se rapprochent et aboutissent au même but. Le ballet est donc le frère du poème ; il ne peut souffrir la contrainte des règles étroites du drame ; ces entraves que le génie s’impose dans les ouvrages soutenus des beautés du style, anéantiroient totalement la composition du ballet, et le priveroient de cette variété qui en est le charme.

Il seroit, peut être avantageux, Monsieur, aux auteurs de secouer un peu le joug, et de diminuer la gêne, si toutefois ils avoient la sagesse de ne pas abuser de la liberté, et d’éviter les piéges qu’elle tend à l’imagination ; piéges dangereux dont les poètes Anglais les plus célèbres n’ont pas eu la force de se garantir. Cette différence du poème au drame ne conclut rien contre ce que je vous ai dit dans mes autres lettres, puisque ces deux genres de poèsie doivent également avoir une exposition, un nœud, et un dénouement.

En rapprochant toutes mes idées, en réunissant ce que les anciens ont dit des ballets, en ouvrant les yeux sur mon art, en examinant ses difficultés, en considérant ce qu’il fut jadis, ce qu’il est aujourd’hui et ce qu’il peut être si l’esprit vient à son aide ; je ne puis m’aveugler au point de convenir que la danse sans action, sans règles sans esprit et sans intérêt, forme un ballet, ou un poème en danse. Dire qu’il n’y a point de ballets à l’opéra, seroit une fausseté. L’acte des Fleurs, l’acte d’Eglé dans les talens lyriques, le prologue des fêtes Grecques et Romaines, l’acte Turc de l’Europe galante, un acte entre autres de Castor et Pollux, et quantité d’autres où la danse est ou peut être mise en action avec facilité, et sans effort de génie de la part du compositeur, m’offrent véritablement des ballets agréables et très-intéressans ; mais ces danses figurées qui ne disent rien, qui ne présentent aucun sujet, qui ne portent aucun caractère, qui ne me tracent point une intrigue suivie et raisonnée ; qui ne font point partie du drame, et qui tombent, pour ainsi dire, des nues, ne sont à mon sens, comme je l’ai déjà dit, que de simples divertissemens de danse, et qui ne déploient que les mouvemens compassés et les difficultés mécaniques de l’art. Tout cela n’est que de la matière : c’est de l’or, si vous voulez, mais dont la valeur sera toujours bornée, si l’esprit ne le met pas en œuvre, et ne lui prête mille formes nouvelles. La main habile d’un artiste peut attacher un prix inestimable aux choses les plus viles, et, d’un trait hardi, donner à l’argile la moins précieuse le sceau de l’immortalité.

Concluons, Monsieur, qu’il est véritablement peu de ballets raisonnés ; que la danse est une belle statue agréablement dessinée ; qu’elle brille également par les contours, les positions gracieuses, la noblesse de ses attitudes, mais qu’il lui manque une ame. Les connoisseurs la regardent avec les mêmes yeux que Pigmalion, lorsqu’il contemploit son ouvrage ; ils font les mêmes vœux que lui, et ils désirent ardemment que le sentiment l’anime, que le génie l’éclaire, et que l’esprit lui enseigne à s’exprimer.

Je suis, etc.