(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre IV. » pp. 25-31
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre IV. » pp. 25-31

Lettre IV.

La danse et les ballets sont, Monsieur, la folie du jour ; ils sont suivis avec une espèce de fureur, et jamais art ne fut plus encouragé par les applaudissemens que le nôtre. La scène Française, la plus riche de l’Europe en drames de l’un et de l’autre genre, et la plus fertile en grands talens a été forcée, en quelque façon, pour satisfaire au goût du public, et se mettre à la mode, d’associer les danses à ses représentations.

Le goût vif et déterminé pour les ballets est général ; tous les souverains en décorent leurs spectacles, moins pour se modeler d’après nos usages, que pour satisfaire l’empressement qu’excite cet art. La plus petite troupe de province traîne après elle un essaim de danseurs et de danseuses ; que dis-je ? les farceurs, et les marchands d’orviétan comptent beaucoup plus sur la vertu de leurs ballets, que sur celle de leur baume ; c’est avec des entrechats qu’ils fascinent les yeux de la populace ; et le débit de leurs remèdes augmente on diminue à proportion que leurs divertissemens sont plus ou moins nombreux.

L’indulgence avec la quelle le public applaudit à de simples ébauches, devroit, ce me semble, engager l’artiste à chercher la perfection. Les éloges doivent encourager et non éblouir au point de persuader qu’on a tout fait, et qu’on a atteint au but, au quel on peut parvenir. La sécurité de la plupart des maîtres, le peu de soins, qu’ils se donnent pour aller plus loin, me feroient soupçonner qu’ils imaginent qu’il n’est rien au delà de ce qu’ils savent, et qu’ils touchent aux bornes de l’art.

Le public, de son côté, aime à se faire une douce illusion, et à se persuader que le goût et les talens de son siècle sont fort au dessus de ceux des siècles précédens ; il applaudit avec fureur aux cabrioles de nos danseurs, et aux minauderies de nos danseuses. Je ne parle point de cette partie du public, qui en est l’ame et le ressort, de ces hommes sensés qui, dégagés des prejugés de l’habitude, gémissent de la dépravation du goût, qui écoutent avec tranquillité, qui regardent avec attention, qui pèsent avant de juger, et qui n’applaudissent jamais que lorsque les objets les remuent, les affectent et les transportent : ces battemens de mains prodigués au hazard ou sans ménagement, perdent souvent les jeunes gens qui se livrent au théatre. Les applaudissemens sont les alimens des arts, je le sais ; mais ils cessent d’être salutaires, s’ils ne sont distribués à propos, une nourriture trop forte, loin de former le tempérament le dérange et l’affoiblit : Les commençans au théâtre sont l’image des enfans que l’amour trop aveugle et trop tendre de leurs parents perd sans ressource. On apperçoit les défauts et les imperfections, à mesure que l’illusion s’efface, et que l’enthousiasme de la nouveauté diminue.

La peinture et la Danse ont cet avantage sur les autres arts, qu’ils sont de tous les pays, de toutes les nations ; que leur langage est universellement entendu, et qu’ils font par-tout une égale sensation.

Si notre art, tout imparfait qu’il est, séduit et enchaîne le spectateur ; si la danse denuée des charmes de l’expression, cause quelque fois du trouble, de l’émotion, et jette notre âme dans un dèsordre agréable ; quelle force et quel empire n’auroit-elle pas sur nos sens, si ses mouvemens étoient dirigés par l’esprit, et ses tableaux esquissés par le sentiment ! Il n’est pas douteux que les ballets ne deviennent rivaux de la peinture, lorsque ceux qui les exécutent seront moins automates, et que ceux qui les composent seront mieux organisés.

Un beau tableau n’est qu’une copie de la nature ; un beau ballet est la nature même, embellie de tous les charmes de l’art. Si de simples images m’entrainent à l’illusion ; si la magie de la peinture me transporte ; si je suis attendri à la vue d’un tableau ; si mon âme séduite est vivement affectée par ce prestige ; si les couleurs et le pinceau dans les mains du peintre habile, se jouent de mes sens au point de me montrer la nature, de la faire parler, de l’entendre et de lui repondre ; quelle sera ma sensibilité, que deviendrai-je, et quelle sensation n’éprouverai-je pas à la vue d’une représentation encore plus vraie, d’une action rendue par mes semblables ? quel empire n’auront pas sur mon imagination des tableaux vivans et variés ? rien n’intéresse si fort l’humanité que l’humanité même. Oui, Monsieur, il est honteux que la danse renonce à l’empire qu’elle peut avoir sur l’âme, et quelle ne s’attache qu’a plaire aux yeux. Un beau ballet est jusqu’à présent un être imaginaire ; c’est le phenix, il ne se trouve point.

En vain espérera-t-on de lui donner une forme nouvelle, tant que l’on sera esclave des vieilles méthodes et des anciennes rubriques de l’opéra. Nous ne voyons sur nos théatres que des copies très imparfaites des copies qui les ont précédées ; n’exerçons point simplement des pas ; étudions les passions. En habituant notre âme à les sentir, la difficulté de les exprimer s’évanouira ; alors la physionomie recevra toutes ses impressions de l’agitation du cœur ; elle se caractérisera de mille manières différentes ; elle donnera de l’énergie aux mouvemens extérieurs, et peindra avec des traits de feu, le désordre des sens, et le tumulte qui règnera au dedans de nous-mêmes.

Il ne faut à la danse qu’un beau modèle, un homme de génie, et les ballets changeront de caractère. Qu’il paraisse ce restaurateur de la vraie danse, ce réformateur du faux goût, et des habitudes vicieuses qui ont appauvri l’art ; mais qu’il paroisse dans la capitale. S’il veut persuader, qu’il dessille les yeux trop fascinés des jeunes danseurs, et qu’il leur dise : « Enfans de Terpsichore, renoncez aux cabrioles aux entrechats, et aux pas trop compliqués ; abandonnez la minauderie pour vous livrer aux sentimens, aux graces naïves et à l’expression ; appliquez-vous à la pantomime noble ; n’oubliez jamais quelle est l’âme de votre art ; mettez de l’esprit et du raisonnement dans vos pas de deux ; que la volonté en caractèrise la marche, et que le goût en distribue toutes les situations ; quittez ces masques froids, copies imparfaites de la nature ; ils dérobent vos traits ; ils éclipsent, pour ainsi dire, votre âme, et vous privent de la partie la plus nécessaire à l’expression ; défaites-vous de ces perruques énormes, et de ces coeffures gigantesques, qui font perdre à la tête les justes proportions qu’elle doit avoir avec le corps ; secouez l’usage de ces paniers roides et guindés, qui privent l’exécution de ces charmes, qui défigurent l’élégance des attitudes, et qui effacent la beauté des contours que le buste doit avoir dans ses différentes positions.

« Renoncez à cette routine servile qui retient l’art à son berceau ; voyez tout ce qui est relatif à votre talent ; soyez original ; faites-vous un genre d’après les études que vous aurez faites ; copiez, mais ne copiez que la nature ; c’est un beau modèle, elle n’égare jamais ceux qui l’ont suivie.

« Et vous, jeunes gens, qui voulez faire des ballets, et qui croyez que, pour y réussir, il ne s’agit que d’avoir figuré deux ans sous un homme de talent, commencez par en avoir. Sans feu, sans esprit, sans imagination, sans goût et sans connoissances, osez-vous vous flatter d’être peintres ? vous voulez composer d’après l’histoire, et vous l’ignorez ; d’après les poètes, et vous ne les connoissez pas : appliquez-vous à les étudier ; que vos ballets soient des poèmes ; apprenez l’art d’en faire un beau choix. N’entreprenez jamais de grands dessins, sans en avoir fait un plan raisonné ; jettez vos idées sur le papier, relisez les cent fois ; divisez votre drame par scènes ; que chacune d’elles soit intéressante, et conduise successivement sans embarras, sans inutilités, à un dénouement heureux ; évitez soigneusement les longueurs ; elles refroidissent l’action et en ralentissent la marche : Songez que les tableaux et les situations, sont les plus beaux momens de la composition : faites danser vos figurans et vos figurantes, mais qu’ils parlent, et qu’ils peignent en dansant ; qu’ils soient pantomimes, et que les passions les métamorphosent à chaque instant. Si leurs gestes et leurs physionomies sont sans cesse d’accord avec leur âme, l’expression qui en résultera sera celle du sentiment, et vivifiera votre ouvrage. N’allez jamais à la répétition la tête pleine de figures et vide de bon sens ; soyez pénétrés de votre sujet ; l’imagination vivement frappée de l’objet que vous voudrez peindre, vous fournira les traits, les pas et les gestes convenables. Vos tableaux auront du feu de l’énergie ; ils seront pleins de vérité, lorsque vous serez affectés, et remplis de vos modèles. Portez l’amour de votre art jusqu’à l’enthousiasme. On ne réussit dans les compositions théatrales qu’autant que le cœur est agité, que l’âme est vivement émue, que l’imagination est embrâsée.

« Etes-vous tièdes, au contraire ? votre sang circule-t-il paisiblement dans vos veines ? votre cœur est-il de glace ? votre âme est elle insensible ? renoncez au théatre ; abandonnez un art, qui n’est pas fait pour vous. Livrez vous à un métier, où les mouvemens de l’âme soient inutiles, où le génie n’a rien à faire, et ou il ne faut que des bras et des mains. »

 

Ces avis donnés et suivis, Monsieur, délivreroient la scène d’une quantité innombrable de mauvais danseurs, de mauvais maîtres de ballets, et enrichiroient les forges et les boutiques des artisans d’un très grand nombre d’ouvriers plus utiles aux besoins de la société, qu’ils ne l’étoient à ses amusemens et à ses plaisirs.

Je suis, etc.