Lettre III.
Si les grandes passions conviennent à la tragédie, elles ne sont pas moins nécessaires au genre pantomime. Notre art est assujetti, en quelque façon, aux règles de la perspective ; les petits détails se perdent dans l’éloignement. Il faut, dans les tableaux de la danse, des traits marqués, de grandes parties, des caractères vigoureux, des masses hardies, des oppositions et des contrastes aussi frappans qu’artistement ménagés.
Il est bien singulier que l’on ait comme ignoré jusqu’à présent, que le genre le plus propre aux expressions de la danse, est le genre tragique ; il fournit de grands tableaux, des situations nobles, et des coups de théatre heureux ; dailleurs les passions étant plus fortes et plus décidées dans les héros que dans les hommes ordinaires, l’imitation en devient plus facile, et l’action du pantomime plus chaude, plus vraie, et plus intelligible.
Un habile maître doit pressentir d’un coup-d’œil l’effet général de toute la machine, et ne jamais sacrifier le tout à la partie.
Sans oublier les principaux personnages de la représentation, il doit penser au plus grand nombre ; fixe-t-il toute son attention sur les premiers danseurs, et les premières danseuses, l’action devient froide, la marche des scènes se ralentit, et l’exécution est sans effet.
Les principaux personnages de la tragédie de Mérope sont, Mérope, Polifonte, Egiste, Narbas ; mais quoique les autres acteurs ne soient point chargés de rôles aussi importants, ils ne concourent pas moins à l’action générale et à la marche du drame, qui seroit coupée et suspendue, si l’un de ces personnages manquoit à la représentation de cette pièce.
Il ne faut point d’inutilité au théâtre ; conséquemment on doit bannir de la scène ce qui peut y jetter du froid, et n’y introduire que le nombre exact de personnages nécessaires à l’éxecution du drame.
Un ballet en action doit être une pièce de ce genre ; il doit être divisé par scènes et par actes ; chaque scène en particulier doit avoir, ainsi que l’acte, un commencement, un milieu, et une fin ; c’est-à-dire, son exposition, son nœud et son dénouement.
J’ai dit que les principaux personnages d’un ballet ne devoient pas faire oublier les subalternes ; je pense même, qu’il est moins difficile de faire jouer des rôles transcendans à Hercule et Omphale, à Ariane et Bacchus, à Ajax et Ulisse, etc. qu’à vingt quatre personnes qui seront de leur suite. S’ils ne disent rien sur la scène, ils y sont de trop, et doivent en être bannis ; s’ils y parlent, il faut que leur conversation soit toujours analogue à celle des premiers acteurs.
L’embarras n’est donc pas de donner un caractère dominant et distinctif à Ajax et Ulisse, puisqu’ils l’ont naturellement, et qu’ils sont les héros de la scène ; la difficulté consiste à y introduire les figurans avec décence ; à leur donner des rôles plus, ou moins forts ; à les associer aux actions de nos deux héros ; à placer adroitement des femmes dans ce ballet ; à faire partager à quelqu’une d’elles la situation d’Ajax ; à faire pencher enfin le plus grand nombre en faveur d’Ulisse. Le triomphe de celui-ci, et la mort de son rival présentent à l’artiste une foule de tableaux plus piquans, plus pittoresques les uns que les autres, et dont les contrastes et le coloris doivent produire les plus vives sensations. Il est aisé de concevoir, d’après mes idées, que le ballet pantomime doit toujours être action, et que les figurans ne doivent prendre la place de l’acteur qui quitte la scène, que pour la remplir à leur tour, non pas simplement par des figures symétriques et des pas compassés, mais par une expression vive et animée, qui tienne le spectateur toujours attentif au sujet que les acteurs précédens ont exposé.
Mais, par un malheureux effet de l’habitude, ou de l’ignorance, il est peu de ballets raisonnés ; on danse pour danser ; on s’imagine que le tout consiste dans l’action des jambes, dans les sauts élevés, et qu’on a rempli l’idée, que les gens de goût se forment d’un ballet, lorsqu’on le charge d’exécutans qui n’éxecutent rien ; qui se mêlent, qui se heurtent, qui n’offrent que des tableaux froids et confus, dessinés sans goût, groupés sans grace, privés de toute harmonie, et de cette expression, fille du sentiment, qui seule peut embellir l’art, en lui donnant la vie.
Il faut convenir néanmoins que l’on rencontre quelquefois dans ces sortes de compositions, des beautés de détail, et quelque éteincelles de génie ; mais il en est très-peu qui forment un tout et un ensemble. Le tableau péchera ou par la composition, où par le coloris ; ou s’il est dessiné correctement, il n’en sera peut-être pas moins sans goût, sans grâce et sans imitation.
Ne concluez pas de ce que j’ai dit plus haut, sur les figurans et sur les figurantes, qu’ils doivent jouer des rôles aussi marqués que les premiers sujets ; mais comme l’action d’un ballet est tiède, si elle n’est générale, je soutiens qu’il faut qu’ils y participent avec autant d’art que de ménagement ; car il est important que les sujets chargés des principaux rôles conservent de la force et de la supériorité sur les objets qui les environnent. L’art du compositeur est donc de rapprocher et de réunir toutes ses idées en un seul point, afin que les opérations de l’esprit et du génie y aboutissent toutes. Avec ce talent les caractères paroitront dans un beau jour, et ne seront ni sacrifiés, ni effacés par les objets qui ne sont faits que pour leur prêter de la vigueur et des ombres.
Un maître de ballets doit s’attacher à donner à tous les acteurs dansans une action, une expression et un caractère différens ; ils doivent tous arriver au même but par des routes diverses, et concourir unanimement et de concert, à peindre, par la vérité de leurs gestes, et de leur imitation, l’action que le compositeur a pris soin de leur tracer. Si l’uniformité règne dans un ballet, si l’on ne découvre pas cette diversité d’expression, de forme, d’attitude et de caractère, que l’on rencontre dans la nature ; si ces nuances délicates, mais vraies, qui peignent les mêmes passions avec des traits plus ou moins marqués et des couleurs plus ou moins vives, ne sont point ménagées avec art, et distribuées avec goût et intelligence, alors le tableau est à peine une copie médiocre d’un excellent original ; et comme il ne présente aucune vérité, il n’a la force, ni le droit d’émouvoir ni d’affecter.
Ce qui me choqua il y a quelques années dans le ballet de Diane et Endimion que je vis exécuter à Paris, est moins l’exécution mécanique que la mauvaise distribution du plan. Quelle idée de saisir pour l’action, l’instant, où Diane est occupée à donner à Endimion des marques de sa tendresse ? Le compositeur est-il excusable d’associer des paysans à cette déesse, et de les rendre témoins de sa foiblesse, et de sa passion, et peut-on pécher plus grossièrement contre la vraisemblance ? Diane, suivant la fable, ne voyoit Endimion, que lorsque la nuit faisoit son cours, et dans le tems où les mortels sont livrés au sommeil : cela ne doit-il pas exclure toute suite ? L’amour seul pourroit être de la partie ; mais des paysans, des nymphes, Diane à la chasse : quelle licence ! quel contre-sens ! ou, pour mieux dire, quelle ignorance ! on voit aisément que l’auteur n’avoit qu’une idée confuse et imparfaite de la fable ; qu’il a mêlé celle d’Actéon ou Diane est dans le bain avec ses nymphes, à celle d’Endimion. Le nœud de ce ballet étoit singulier ; les nymphes y jouoient le personnage de la chasteté ; elles vouloient massacrer l’Amour et le Berger ; mais Diane, moins vertueuse qu’elles, et emportée par sa passion, s’opposoit à leur fureur, et voloit au devant de leurs coups. L’Amour, pour les punir de cet excès de vertu, les rendoit sensibles. De la haine elles passoient avec rapidité à la tendresse, et ce dieu les unissoit aux paysans. Vous voyez, Monsieur, que ce plan est contre toutes les règles, et que la conduite en est aussi peu ingénieuse qu’elle est fausse. Je comprends que le compositeur a tout sacrifié à l’effet, et que la scène des fléches en l’air prêtes à percer l’Amour, l’avoit séduit ; mais cette scène étoit déplacée. Nulle vraisemblance dailleurs dans le tableau ; on avoit prêté aux nymphes le caractère et la fureur des Bacchantes qui déchirèrent Orphée ; Diane avoit moins l’éxpression d’une amante que d’une furie ; Endimion peu reconnoissant, et peu sensible à la scène qui se passoit en sa faveur, paroissoit moins tendre qu’indifférent : L’Amour n’étoit qu’un enfant craintif, que le bruit intimide, et que la peur fait fuir : tels sont les caractères manqués qui affoiblissoient le tableau, qui le privoient de son effet, et qui attestoient l’inéptie du compositeur.
Que les maîtres de ballets qui voudront se former une idée juste de leur art, jettent attentivement les yeux sur les batailles d’Alexandre, peintes par le Brun ; sur celles de Louis XIV. peintes par Vander-Meulen : ils verront que ces deux héros, qui sont les sujets principaux de chaque tableau, ne fixent point seuls l’œil admirateur. Cette quantité prodigieuse de combattans, de vaincus et de vainqueurs, partage agréablement les regards, et concourt unanimement à la beauté, et à la perfection de ces chefs d’œuvre ; chaque tête a son expression, et son caractère particulier ; chaque attitude a de la force et de l’énergie ; les groupes, les terrassemens, les renversemens sont aussi pittoresques, qu’ingénieux : tout parle, tout intéresse, parce que tout est vrai ; parce que l’imitation de la nature est fidelle ; en un mot, parce que tout concourt à l’effet général. Que l’on jette ensuite sur ces tableaux un voile qui dérobe à la vûe les sièges, les batailles, les trophées, les triomphes ; que l’on ne laisse voir enfin que les deux héros ; l’intérêt s’affoiblira : il ne restera que les portraits de deux grands princes.
Les tableaux exigent une action, des détails, un certain nombre de personnages, dont les caractères, les attitudes et les gestes doivent être aussi vrais et aussi naturels qu’expressifs. Si le spectateur éclairé ne démêle point, au premier coup-d’œil, l’idée du peintre ; si le trait d’histoire dont il a fait choix ne se retrace pas à l’imagination du spectateur avec promptitude, la distribution est défectueuse, l’instant mal choisi, et la composition obscure et de mauvais goût.
Cette différence du tableau au portrait devroit être également reçue dans la danse. Le ballet, comme je le sens, et tel qu’il doit être, se nomme à juste titre ballet ; ceux, au contraire, qui sont monotônes et sans expression, qui ne présentent que des copies tiédes et imparfaites de la nature, ne doivent s’appeller que des divertissemens fastidieux et inanimés.
Le ballet est l’image d’un tableau bien composé s’il n’en est l’original. Vous me direz, peut-être, qu’il ne faut qu’un seul trait au peintre, et qu’un seul instant pour caractériser le sujet de son tableau ; mais que le ballet est une continuité d’actions, un enchainement de circonstances, qui doit en offrir une multitude. Nous voilà d’accord ; et pour que ma comparaison soit plus juste, je metterai le ballet en action, en paralelle avec la galerie du Luxembourg peinte par Rubens : chaque tableau présente une scène ; cette scène conduit naturellement à une autre ; de scène en scène on arrive au dénouement, et l’œil lit sans peine et sans embarras l’histoire d’un prince dont la mémoire est gravée par l’amour et la reconnoissance, dans le cœur de tous les français.
Je crois décidement, Monsieur, qu’il n’est pas moins difficile à un peintre et à un maître de ballets de faire un poème ou un drame en peinture et en danse, qu’il ne l’est à un poète d’en composer un ; car, si le génie manque, on n’arrive à rien ; ce n’est point avec les jambes que l’on peut peindre ; tant que la tête des danseurs ne conduira pas leurs pieds, ils s’égareront toujours, et leur exécution sera machinale : et qu’est-ce que l’art de la danse quand il se borne à tracer quelques pas avec une froide régularité.