Lettre
d'un grand sauteur
A M. de Voltaire,
sur les pantomimes
2.
Bien des gens s’imaginent qu’on ne peut être grand Auteur qu’à Paris ; vous êtes la preuve du contraire. Le génie est par-tout le même. Le fameux Bayle composait à la Haie son Dictionnaire immortel ; & vous, Monsieur, du bas de la montagne où vous êtes confiné, vous inondez l’Europe d’écrits célèbres, assaisonnés du sel de la fine plaisanterie, & d’une critique quelquefois trop mordante, dans lesquels l’impie, l’athée, le dévot, peuvent contenter leur goût.
« Je prends la liberté de vous consacrer cet essai de ma
jeunesse ».
Il vous annoncera les talens que l’âge va développer en
moi. Vous connaîtrez que je dois vous égaler un jour. Les réflexions sensées
dont j’accompagne cette Epître, ne pourront manquer de vous convaincre que j’ai
beaucoup lu, beaucoup pensé, que je possède les règles d’un art dégradé de nos
jours ; & que tous ceux qui ôsent courir la même carrière que j’entreprends
de franchir, ne sont que des mirmidons.
Vous possédez trop de sciences, votre génie est trop vaste, pour qu’il me soit permis de douter que vous ne puissiez enfanter des Pantomimes . Oui, Monsieur, après le catalogue de vos talens divers ; lorsqu’on nombrera vos qualités de Poète, d’Historien, de Géometre, de Physicien, de Romancier, de Fabuliste, d’Auteur dramatique en tout genre, &c. &c. on ajoutera, & Faiseur de Pantomimes : ce sera terminer magnifiquement votre éloge.
Je ne puis vous dissimuler ma surprise ; je suis étonné que vous n’en ayez point encore produit quelques-unes. Ma surprise est redoublée par la vive persuasion où je suis que vous avez tous les talens nécessaires pour devenir un grand compositeur de Pantomimes ; seul honneur qui manque à votre gloire littéraire, & seul capable de satisfaire cette vaste ambition, qui vous porte à écrire tant d’ouvrages si différens les uns des autres.
Hâtez-vous, Monsieur, de mettre la main à la plume. Craignez d’avoir trop de rivaux dans la nouvelle carrière que je vous presse de parcourir. Les Tragédies modernes commencent à ressembler à des Pantomimes . Je me contenterai de vous citer Hypermnestre, Zelmire, la veuve du Malabar, Timoleon, Gaston & Bayard, &c. &c.
Notre Scène comique va bientôt aussi ne peindre que par des gestes les ridicules des hommes. Rappellez-vous, s’il est possible, le Philosophe sans le savoir, Eugénie, l’Orpheline léguée, le Père de Famille, &c. &c. Faites encore attention, que la plupart des Drames du jour sont décharnés, stériles, & ne contiennent que des mots. Ne voyez-vous pas-là les commencemens de la Pantomime ? Que le Théâtre français éprouve encore un peu de décadence, & l’on cessera tout-à-fait d’y parler. Les progrès de l’esprit humain seront alors à leur comble. J’ai pensé mettre ici une phrase pompeuse ; je l’aurais fait, si je ne savais que le style épistolaire doit être simple & sans ornement.
Que les Sé**, les Lemi**, les du Bel**, les de Ros** gagneraient, si l’usage dont je parle était adopté de leur vivant !
Mais pourquoi ne le serait-il pas, si les représentations théâtrales continuent d’avoir des admirateurs ? C’est le plus souvent la situation d’un Personnage qui nous affecte, & non ses discours. Que le silence est quelquefois éloquent ! Oui, s’il est prouvé que les gestes suffisent pour faire entendre ce qui se passe dans notre âme, la parole est inutile dans les drames ; & il est clair qu’on doit l’en bannir un jour, puisqu’on commence même à n’y mettre que de petites phrases, qu’on prend pour un dialogue vif & coupé.
Que M. de Voltaire ne craigne donc pas de composer des Pantomimes , & qu’il lise attentivement les grandes vérités dont je vais lui faire part.
Je suis très-sûr que vous excellez en tout, que je ne suis auprès de vous qu’un petit Ecolier ; cependant je vais vous parler en Maître. Vous rirez de ma folie ; n’importe : mon orgueil m’éblouït & me console. Je commence. Admirez, Monsieur, combien la lecture est utile, & soyez émerveillé de la profondeur de mon esprit.
Il est probable que la Pantomime est de la plus haute antiquité. Avant d’introduire la parole dans les Drames, on aura commencé par les gestes tout simplement. Nous ne voyons point ce qu’elle était dans la Grèce ; mais nous savons qu’elle florissait à Rome, sous les premiers Empereurs. Aurait-elle été portée tout d’un coup au point de la perfection ? Elle doit avoir éprouvé le sort des connaissances humaines, qui ne se forment que par degrés.
Mais ce qui achève de prouver combien elle est ancienne, & qu’elle donna même naissance aux Poèmes dramatiques en récit, c’est qu’on a toujours dit qu’une Pièce de Théâtre avait des Spectateurs, & non des Auditeurs : preuve sans réplique que le discours est étranger dans les Drames, & qu’ils devraient n’être qu’en action. Par quelle vicissitude la plupart d’entr’eux ont-ils dégénérés jusqu’à devenir méconnaissables !
« Il n’est que trop vrai que la
Pantomime
est depuis long-temps dans ses jours de
décadence ».
Les Grecs & les Romains en firent un spectacle
sublime. Ces Nations ont perdu leur grandeur ; leur antique vertu s’est énervée,
& la
Pantomime
est tombée chez eux.
Elle ne s’est point relevée parmi les Peuples modernes Les Français, au lieu de
la rétablir dans son premier état, l’ont encore abaissée davantage. Ils croient,
sans doute, que c’est un genre méprisable, fait pour amuser un seul instant. On
oublie qu’elle pourrait peindre les vices, les ridicules des hommes, ainsi que
la Comédie. On compose des
Pantomimes
qui
ne signifient rien, « & dont tout le mérite est réservé pour
l’Actrice ou pour le Décorateur : aussi ne reste-t-il rien des ouvrages de
cette espèce, quand la toile est tombée »
.
Il faut être juste quand on est honnête-homme, & je ne veux point que ma nouvelle qualité d’Auteur me fasse perdre les sentimens estimables qui m’ont toujours distingué. J’avouerai donc que quelques Pantomimes de l’Ambigu Comique surpassent toutes celles qu’on a données en Europe, depuis la décadence de cet Art charmant chez les Romains. Avez-vous entendu parler, Monsieur, du joli Spectacle du sieur Audinot ? Il est composé de petits Acteurs, qui font ombrage à la grandeur de leurs rivaux : c’est vous en donner une idée. Il est fâcheux que les Pièces de ce Théâtre ne soient pas toutes sans paroles, & que le Public ne sente pas assez le mérite des Drames où l’Acteur n’a rien à dire.
Après avoir justement loué la Belle au bois dormant, le Braconnier, &c. il me sera permis de faire une mention honorable d’une Pantomime , que nous représentons depuis si long-temps sur le Théâtre du sieur Nicolet : les Amateurs conçoivent sans peine qu’il s’agit ici de l’Enlèvement d’Europe. Ah ! Monsieur, que je vous plains de ne l’avoir jamais vue ! Tous les Elémens y jouent un rôle ; on y voit en action les Dieux & Paillasse, Junon & Arlequin.
Depuis quelque temps on commence à sentir à l’Opéra le mérite des Pantomimes . A chaque Drame nouveau, on tâche, bien ou mal, d’en insérer quelques-unes. Mais que ce goût peu réfléchi, y fait souvent tomber dans d’étranges bévues ! On m’a dit que dernièrement, pour prouver à un jeune homme combien il est doux d’aimer, on lui montre la tendre Ariane, que Thésée abandonne sur un rivage inconnu. Tout cela prouve qu’on est encore loin d’avoir approfondi le genre des Scènes muettes.
« On se donne bien de garde, lorsqu’on va à la représentation d’une
Pantomime
, de demander les personnages
font-ils les gestes qu’ils doivent faire »
? Le Sujet est-il
entendu ? Exprime-t-il une action de la vie ? Reconnaîtra t-on les vices de la
Société ? Ces bagatelles étoient reçues chez les Grecs & chez les Romains.
Le bon vieux temps n’est plus, « & l’on dit tout haut qu’une
Pantomime
du siècle d’Alexandre ou de
César, donnée aujourd’hui pour la première fois, seroit à peine
regardée ».
« C’est au milieu de tels discours & de tels préjugés, que j’ai ôsé
concevoir & exécuter une
Pantomime
admirable »
, dans le vrai goût des Anciens, où
l’on ne peut rien trouver
à reprendre. Que j’ai lieu de me
glorifier ! Je suis le seul personnage érudit, sensé digne d’estime, qui existe
actuellement, Voltaire seul excepté.
« J’ai pensé »
que les événemens multipliés, que les changemens de
décorations, ne pouvoient que satisfaire les yeux & l’esprit, « sans
émouvoir la sensibilité de l’âme »
; que pour faire de véritables
Pantomimes
, il falloit choisir une
action théâtrale, joindre les choses aux gestes ; que la
Pantomime
n’était pas le talent « de faire
agir des hommes sur la Scène »
, & d’imaginer des changemens
singuliers ; mais d’avoir quelqu’objet en vue, quelque ridicule à relever. Je le
dis, parce que j’en suis sûr, & que personne ne le sait ; répandre de
l’intérêt dans une
Pantomime
, l’orner
d’intrigue, d’actions, la rendre un tableau mouvant de la folie des hommes,
« c’est le caractère distinctif des grands Maîtres, c’est le mien »
.
« Le mérite n’est pas bien grand d’arranger une action vraisemblable ;
mais créer des êtres à qui l’on donne des passions qu’il saut peindre,
répandre dans les gestes qu’on leur prête, cet intérêt
soutenu, cette chaleur qui donne à l’illusion l’air de la vérité, trouver,
saisir ces sentimens qui s’échappent de l’âme, que
les gestes expriment, & que l’homme médiocre ne rencontre
jamais : voilà le talent rare & supérieur, voilà le génie »
!
(Vous voyez bien, Monsieur, que c’est de mes talens dont je
fais l’éloge.)
Que l’éloquence est une belle chose ! C’est le présent le plus cher de la Nature : mais tout le monde n’en est pas doué. Plus d’un Auteur ne devrait composer que des Pantomimes . Vous avez fait un tort considérable au genre que je célèbre, que j’enseigne, & dans lequel je brille. On est quelquefois si charmé d’entendre parler les Héros de vos Tragédies, ils disent souvent des vérités si sublimes, & tiennent des discours si mâles ; votre style est si beau, si harmonieux, qu’on oublie le plaisir d’aller voir des gens qui se font entendre sans parler, qui découvrent par leurs gestes les passions qui les agitent. Vous avez donc détruit une partie de la gloire des Pantomimes . C’est à moi de leur rendre l’éclat qu’elles ont perdu, jusqu’à ce que vous en preniez la peine vous-même. Je commence par placer dans celle-ci des coups de Maître, qui m’immortaliseront.
« J’ai cherché la clarté dans le geste, la simplicité
dans la marche. J’ai déployé sur la
Scène l’ame rusée &
fourbe d’Arlequin, le comique & le burlesque de Paillasse, & j’ai
cru qu’avec cet avantage je serais bien malheureux, si j’avais besoin de ces
ornemens si superflus, & que l’on croit si nécessaires. Ma jeunesse,
& une grande connaissance du vrai beau, qui, pour
n’être plus suivi, n’est pourtant pas oublié, me feront accueillir avec transport, ou avec cette indulgence qui récompense
les efforts, & encourage les dispositions. Il serait à souhaiter que mes
succès engageassent le petit nombre de ceux qui se
disputent aujourd’hui la Scène Pantomimique, à rentrer
dans l’ancienne route, qui probablement est la plus sûre, & dans
laquelle, sans doute, ils n’iraient pas si loin que
moi ».
« Vous ne serez point surpris, Monsieur, quand vous aurez lu cette
Pantomime
, que plusieurs personnes se
soient plaintes de n’y pas trouver de ces situations à
retenir »
, ou de ces coups de théâtre, si fréquens
sur la Scène moderne. « Je crois bien que vous m’en saurez bon gré ;
quant à ces personnes dont je vous parle, je suis bien fâché de ne pouvoir
les satisfaire ; mais je leur répondrai, & vous appuierez mon avis, sans
doute, que pour bien exceller dans l’Art Pantomimique,
il faut
mettre la chose pour le mot, & rien de plus ; que des gestes de situation profondément sentis, valent cent fois mieux
que des gestes faits par l’esprit, pour refroidir l’ame ;
qu’enfin il faut préférer le geste qui fait vivre un
ouvrage, à celui qui sait briller l’Acteur »
: soit dit en passant,
ceci peut encore servir de règle pour les Théâtres, où la parole est en usage ;
car je ne prétends pas moins qu’à la gloire d’éclairer mon siècle .... & la
postérité.
« Combien de gens ignorent le mérite des
Pantomimes
»
! Vives & saillantes, sans
froideur & sans lieux communs, remplies de situations rapides qui parlent
aux yeux, & mettent à l’instant le Spectateur au fait, elles sont l’ouvrage
d’hommes de goût, qui sentent, qui réfléchissent. Jugez par-là si je suis
estimable !
Je dirai plus : « quand une
Pantomime
est touchante »
, qu’elle est le tableau d’une action de la vie,
qu’elle jette du ridicule sur nos défauts ; en un mot, qu’elle est excellente
comme la mienne, elle vaut un Drame ; « je la préfere même aux meilleures Pièces de
Théâtre »
.
On doit dans une Pantomime représenter des choses ; elle doit être une véritable Comédie, ou une véritable Tragédie, avec cette différence, que dans les unes on exprime ses pensées à l’aide du discours, & que dans l’autre on les peint par des gestes. Enfin, celui qui pourra m’imiter, qui mettra du saillant, du neuf, dans ses Pantomimes , est sûr de jouïr d’une réputation immortelle. C’est un genre trop méprisé, qu’il est facile de retirer de la poussière, qui peut couvrir de gloire, & qui peut s’illustrer à jamais sous les mains d’un grand Maître.
Je vous ferai observer, Monsieur, qu’il est beaucoup plus en vogue chez les Anglais, que parmi nous3. Ce Peuple sage & réfléchisseur a senti les beautés dont il est susceptible. Telle Pantomime , représentée à Londres, coûte quelquefois jusqu’à cent mille écus de frais. Le célèbre M. Garrik, cet Acteur excellent, qu’on peut, je crois, comparer à nos Lekin, malgré l’enthousiasme de tout Paris ; cet Acteur si admirable & si naturel, doit au seul genre que je préconise la meilleure partie de sa fortune. Les Pantomimes tiennent souvent lieu à Londres des petites Pièces qu’il est d’usage de jouer après les Drames en cinq actes ; & c’est sur le Théâtre où se sont immortalisés les Shakespear, les Dryden, les Congrève, qu’on les représente : preuve que les Pantomimes vont remplacer en Angleterre les Poèmes récités, avant que les Français aient eu le courage de se distinguer entiérement par une aussi heureuse innovation.
Mais nos voisins des bords de la Tamise n’ont fait qu’approcher du but. Dans leurs Pantomimes , ils sacrifient tout aux décorations, aux machines. Ils sont encore loin d’y mettre l’action, le jeu nécessaires, & cette peinture des mœurs, sans laquelle un Ouvrage est dénué de sel & d’agrément.
« J’ajouterai qu’il serait bien injuste & bien cruel, que ceux qui ont
des principes contraires se crussent en droit d’être mes ennemis. Je saisis
cette occasion de me plaindre à vous publiquement d’une foule
de gens qui ont la faiblesse d’esprit de me croire un homme
ordinaire »
, & qui ôsent me disputer les
lauriers dont mon front est couvert. Voilà quel est l’aveuglement &
la malice du siècle. Dès qu’on écrit,
on s’attire des envieux ; des
critiques outrés & de mauvais plaisans vous turlupinent, vous déchirent. On
maltraite, on insulte, on vilipende, on épigrammatise l’Auteur « que l’on
n’a jamais vu. Quoi ! faudra-t-il toujours dire aux hommes : Ne haïssez
jamais celui qui ne vous est pas connu, & que peut-être vous auriez
aimé » ?
En dépit de ces Censeurs sévères, je ne me trouve pas moins un habile homme.
« Les désagrémens attachés aux arts de l’esprit, n’affaibliront point
l’amour que j’ai pour eux, & qui est né avec moi »
. Il est rare
que nos talens soient appréciés par nos contemporains ; mais un
temps viendra, comme on l’a dit en grec dans certaine épigraphe, tirée
d’Homère ; un temps viendra que le Public se fera un devoir de
m’applaudir. Si je vis alors, « la reconnaissance me donnera de nouvelles
forces, & achevera de développer mes talens. Ceux pour
qui le vrai beau est un plaisir utile & réel, seront
enthousiasmés de mon mérite, & leur âme en extase me saura gré d’avoir fait des
Pantomimes
»
. Donc je dois m’attendre de
parvenir à la dernière postérité. Mon âme, « vous le voyez, Monsieur,
s’épanche devant vous avec liberté. Je suis toutes ses
impressions ».
Je vous avertis, Monsieur, qu’il est de votre honneur de trouver admirable la Pantomime que je vous envoie. Depuis six mois, je cours tout Paris, afin de la lire de cercle en cercle, de société en société. Elle m’a valu au moins deux cents soupers délicieux. Je vous dirai même tout bas, avec la modestie qui me caractérise, que toutes les personnes qui l’ont entendue, en ont été ravies. Les endroits pathétiques ont arraché des larmes, & les situations plaisantes ont fait éclater de rire, non-seulement parce qu’ils le méritaient, mais encore parce qu’il est d’usage de rire ou de pleurer, lorsqu’un Auteur a la complaisance de nous communiquer ses productions : on monte sa sensibilité selon le genre de l’ouvrage qu’on nous récite.
Apprenez aussi, Monsieur (sans pourtant que je cesse d’être modeste), apprenez qu’un Amateur de Pantomimes a été si charmé de la mienne, sur une simple lecture, qu’il a eu la générosité de me faire un présent considérable.
Encore quelques réflexions avant que je termine ma Lettre.
Ne soyez pas surpris, Monsieur, si j’ai voulu raisonner sur l’art des Pantomimes . La manie de paraître Philosophe, & de discuter toutes sortes de matières, commence à nous gagner. On a disserté sur le genre, sur les difficultés de l’Opéra-bouffon4. L’on fera surement bientôt un in-folio de réflexions sur la manière d’écrire les ariettes. Un pareil Livre aurait la vogue ; il nous serait aussi utile que les régles de la Comédie & de la Tragédie, dont on ne se soucie plus5.
Je ne vous ai point entretenu de bagatelles ; le sujet que j’ai traité dans cette Lettre est très-grave. Un temps viendra (pour me servir encore de l’Epigraphe grecque) un temps viendra que les Français chériront à la fureur les Pantomimes . Le goût qu’ils ont pour les singuliers Drames dont je vous ai parlé plus haut, & sur-tout pour l’Opera-bouffon, annonce la décadence des Lettres, ainsi qu’un grand amour du futile, qui, s’il croît toujours, nous fera dédaigner le sublime, retourner aux magots de la Chine, aux collets empesés, aux Pantins, à la bonhommie de nos premiers pères, & par la suite aux Pantomimes ; car l’ordre étant une fois renversé dans la Littérature, ne pourra se rétablir qu’avec le secours du genre pantomimique.
J’en reviens toujours à la Pantomime , comme l’Avocat Patelin à ses moutons. Afin de vous démontrer tout-à-fait les beautés qui en résultent, j’ai grande envie de comparer les meilleurs endroits des Poètes dramatiques à quelques situations frappantes de ma Pantomime . Mais je n’ai déjà que trop passé les bornes d’une Lettre. Il me suffira de citer deux ou trois Tragédies, dans lesquelles un geste, un regard, font le plus grand effet.
Sans fatiguer ma mémoire par de longues recherches, je vous rappellerai cette Scène de Zaïre, où, pour toute réponse aux discours du Sultan, cette Beauté malheureuse se contente de verser des larmes, ce qui ramène son amant, lequel s’écrie hors de lui-même :
Zaïre, vous pleurez !
Dans un autre endroit de la même Pièce, le Sultan, à son tour, fait une vraie Pantomime . Sans prononcer un seul mot, il jette un coup d’œil d’indignation sur Zaïre, qui lui dit, toute éperdue :
Quels regards effrayans vous me lancez ! hélas !Vous doutez de mon cœur.
Passons maintenant à une autre Pièce. Comme les Spectateurs sont violemment agités, lorsque Warvick s’arrête tout-à-coup dans ce fameux monologue :
Voilà donc où sa faute & le fort l’ont réduit.De son ingratitude il voit enfin le fruit.Il l’a trop mérité. Marchons .... Warwik, arrête.
On voit qu’alors il se passe un nouveau combat dans son âme.
Mais quelle situation déchirante, lorsque Timoléon, après avoir dit :
Il faut donc suivre, ô ciel ! l’arrêt de ton courroux ;
sans rien ajouter davantage, « étend la main vers les Conjurés, & de
l’autre s’enveloppe de son manteau6. »
Que ce silence & ce geste sont expressifs ! Les Spectateurs émus, agités, en concluent que le grand Timoléon, par un effort plus qu’héroïque, étouffe dans son âme les sentimens de la nature, n’écoute que l’amour de la Patrie, & se décide à faire poignarder son frère : les paroles sont inutiles pour exprimer tant de choses sublimes.
Après vous avoir prouvé l’excellence du genre pantomimique, & le mérite dont
j’ai le bonheur d’être doué. Je vais vous faire voir que je possède encore
toutes les vertus morales. Oui, Monsieur, mon caractère & ma personne sont
aussi estimables que mes talens : mais c’est de mes vertus dont il s’agit ici.
« Il y a long-temps que l’Envie s’est apperçue qu’il valait mieux
calomnier l’homme que l’Ouvrage, parce que l’Ouvrage est sous les yeux du
Lecteur, & que l’homme n’y est pas. Mais s’il peut se dire à lui-même
qu’il n’a jamais été ni faux ni injuste ; qu’il n’a jamais eu cette
bassesse, si commune, de déprécier tout haut ce qu’il admirait tout bas ;
s’il se représente que la franchise qui peut lui nuire est du moins un
meilleur caractère que la politique lâche qui pourrait le servir ; s’il est
bien sûr de n’avoir jamais eu à rougir devant des amis vertueux, ni sur-tout
devant lui-même ; il se consolera du malheur d’être jugé par la foule qui ne
le connaît pas. Enfin, attiré vers l’étude des Lettres par une sensibilité
naturelle, qui seule peut donner du
prix à ses Ouvrages ;
content de remplir ses momens par un travail qui plaise à son âme ; tandis
que ses ennemis s’agiteront pour lui nuire, il vivra dans le repos7. »
« Ces réflexions, qu’il fallait faire une fois »
, (quelle en est
la nécessité, me demandera-t-on peut-être, sans que je juge à propos de
répondre) « ces réflexions, dis-je, qu’il fallait faire
une fois, n’éclaireront point le préjugé, & n’adouciront point la
haîne ; on ne l’a pas espéré : mais aux yeux des hommes sages &
désintéressés, qui y reconnaîtront le caractère qui les a dictées, elles
serviront de réponse à l’injustice & à la calomnie8 ».
Vous voyez que j’ai quitté insensiblement la plaisanterie. Je fuis charmé de trouver l’occasion de vous assurer sérieusement que personne n’admire plus que moi votre génie, votre érudition, & ne se dit avec plus de sincérité,