[Conclusion]
Je pense qu’il serait inutile, pour le but que je me suis proposé, que j’entrasse dans des détails plus circonstanciés sur les éléments de l’art dont j’ai voulu simplement tracer avec rapidité les principes fondamentaux. Quoique cet ouvrage ne soit pas très étendu, je me flatte cependant de n’avoir rien omis d’essentiel. Si j’eusse voulu épuiser mon sujet et en développer les nombreuses ramifications, il m’eut été facile d’entasser volume sur volume ; mais, et je l’ai déjà dit, je me suis attaché surtout à exposer avec clarté les premières notions de la danse ; j’avais en vue les mères de famille, et même les institutrices qui pourront facilement, moyennant une légère application, suppléer à l’absence d’un maître en consultant ce petit traité. En un mot, j’aurai rempli parfaitement mon but, si mon ouvrage devenait assez utile pour me rendre inutile.
Si le temps et mes occupations me le permettaient, je succomberais peut-être à la tentation de donner une suite à ce faible opuscule. Après avoir développé le mécanisme élémentaire de la danse, je me hasarderais peut-être à en retracer à mes lecteurs la poétique, si j’ose m’exprimer ainsi, et le tableau des effets étonnants opérés par le talent combiné de l’artiste qui exécute et du compositeur habile qui asservit à la magie de son art les difficultés les plus indomptables.
Je le sens, un tel ouvrage serait probablement fort au-dessus de mes forces, mais j’ai du moins le faible mérite d’avoir entrevu ce que pourrait faire un homme de génie. Me permettra-t-on, non pas d’analyser la théorie de la danse figurée, mais simplement d’exposer ici quelques idées qui donneront peut-être lieu à des observations utiles ?
La danse est un amusement qui est peut-être aussi ancien que le monde, et que l’on a
consacré avec autant de soin que s’il entrait dans la classe des besoins essentiels. Si
c’est un délire, il me semble avoir été consacré par la sagesse de Socrate même.
Dulce est desipere in loco
. La danse entrait dans le
culte du paganisme ; les Chrétiens même, par une indécence qui ne pouvait qu’avilir la
majesté du christianisme, ont essayé de l’associer aux cérémonies de la religion. On a
dansé en Portugal au sujet de la canonisation de Saint Charles de Borromée, qui avait fait
lui-même un traité de cet amusement.
Par la danse, j’avoue que je n’entends pas simplement cet art mécanique qui consiste à remuer alternativement les bras et les jambes au son d’un instrument, à se fatiguer en mesure pour exécuter des pas qui ne signifient rien, à avancer sans dessein, à reculer uniquement pour changer de place, enfin à faire toutes les évolutions que les danseurs médiocres regardent comme la perfection de l’art, et qui n’en sont que le commencement. La danse, comme je la conçois, est toute autre chose ; son but doit être de parler aux yeux par le geste, de substituer des mouvements aux paroles, de représenter par des personnages vivants des actions intéressantes, enfin d’introduire sur la scène des comédiens muets, qui, sans le secours de la déclamation, fassent passer dans l’âme des spectateurs les impressions agréables qu’ils vont chercher aux théâtres ; je veux parler enfin de cette pantomime expressive, art connu, si chéri des Romains, et que ce peuple préférerait à tous les autres amusements. On sait à quelle perfection leurs acteurs l’avaient poussé ; on sait que par le geste seul, ils rendaient leurs idées avec tant d’intelligence et de vérité que tout le monde les entendait sans peine. L’histoire nous a transmis les prodiges des Protées, des Empuses, des Pilades et des Bathiles ; ils ne se bornaient pas à des pas légèrement exécutés, à des attitudes régulières, si l’on veut, mais sans âme et sans vie : inspirés par le génie de leur art, ils exécutaient par son secours ce que le poète produit avec des paroles, le musicien avec des sons, le peintre avec des couleurs, le statuaire avec du marbre, c’est-à-dire qu’avec des pas et des gestes ils formaient de grands tableaux et représentaient des fables théâtrales, des véritables drames qui avaient leur exposition, leur nœud et leur dénouement.
Mais est-il nécessaire d’avoir recours aux peuples de l’Antiquité, tandis que nous pouvons citer de nos jours une foule de ballets qui ont eu un succès éclatant et mérité ? Nommer Vestris et Gardel, c’est rappeler l’idée du talent porté à son plus haut degré. Ils ont créé une danse toute nouvelle, majestueuse, forte et pathétique ; en un mot, les ballets, sous l’ascendant de leur génie, sont devenus une peinture vivante des passions, des mœurs, des cérémonies et des costumes de tous les peuples. Voilà pour la partie de la composition ; quant à l’exécution, il suffit d’avoir vu danser Vestris, et quelques autres artistes, pour juger que cette exécution est parfaite. Les pas, l’aisance de leur enchaînement, la fermeté, la vitesse, la précision, les déploiements gracieux, tout cela s’y trouve réuni ; mais aussi tout cela doit être animé et dirigé par le génie.
N’oublions jamais qu’un ballet est un tableau, et que pour faire un beau ballet, il faut nécessairement que le compositeur soit un grand peintre : la scène est la toile, les danseurs sont les personnages, leurs mouvements sont les couleurs, la fidélité du costume le coloris. Un homme qui veut s’appliquer sérieusement à la danse doit posséder la fable, l’histoire et les poèmes de l’Antiquité. Comme son art n’emprunte ses charmes que de l’imitation, embellie d’un caractère choisi, il faut qu’il étudie les ouvrages où il peut trouver des modèles de cette imitation. Une teinture de géométrie lui sera utile, elle lui apprendra à mettre de la justesse dans les combinaisons et de la précision dans les formes. Le dessin est encore une partie qu’il ne doit pas négliger ; s’il l’ignore il commettra des fautes grossières dans la composition ; les têtes ne sont plus placées agréablement et contrastent mal avec les effacements du corps ; les bras ne seront plus dans des situations aisées, tout sera lourd et privé d’ensemble et d’harmonie. Il est encore plus nécessaire que le maître de ballet connaisse la musique ; elle doit être en quelque sorte la régulatrice de tous les mouvements du danseur, qui ne saisira jamais l’esprit ni le caractère de son rôle, s’il n’asservit pas fidèlement et avec une précision sévère sa pantomime aux impulsions que la mélodie vocale ou instrumentale doit lui communiquer.
Muni de toutes ces connaissances, l’artiste peut se livrer hardiment à l’effort de son génie ; mais qu’il s’attache surtout à faire un beau choix. Ce ne sera point dans les tavernes qu’il ira prendre ses modèles. Les sujets ignobles ne prêteront point à ses talents ; il n’y trouverait qu’une nature avilie qui flétrirait son imagination. Il doit se souvenir qu’il est peintre, et ne chercher dans les objets qui l’environnent que des objets dignes d’occuper ses pinceaux.
Ici je m’arrête ; je sens que si je me laissais entraîner par mon sujet, il me faudrait entrer dans des développements qui me mèneraient beaucoup trop loin. Avant de finir cependant, je dirai encore un mot de la Chorégraphie ; c’est l’art de décrire la danse : Thoinet Arbeau, chanoine de Langres, est le premier qui l’imagina vers la fin du seizième siècle ; Beauchamps donna dans la suite une forme nouvelle à la chorégraphie, il exprima les pas par des signes auxquels il attacha des significations différentes. Feuillet a travaillé dans la suite sur le même plan. Cet art que les anciens ont peut-être ignoré était autrefois fort simple ainsi que la danse ; mais de nos jours, les pas sont compliqués, doubles, triples même ; leur mélange, leur combinaison est immense et presque incalculable ; il est donc difficile de les écrire et plus encore de les déchiffrer. Cet art est d’ailleurs fort imparfait, il n’indique exactement que l’action des pieds, et s’il désigne les mouvements des bras, il n’exprime ni les positions, ni les contours qu’ils doivent avoir.
Je finis en rappelant à mes lecteurs que je me suis déterminé à publier ce petit traité que pour répondre à l’empressement de quelques personnes qui ont désiré d’avoir par écrit les principes d’un exercice qu’ils ne connaissaient que par la pratique. Me rendre utile et agréable a été mon but. Si je ne puis réunir ces deux avantages, le premier me satisfera toujours beaucoup, parce qu’il me donnera lieu de prouver mon zèle et mon application à remplir les fonctions de mon état.