(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre IX » pp. 120-137
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(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre IX » pp. 120-137

Chapitre IX

Sommaire. — Encore les Délassements. — Mademoiselle Mentz, la femme-théâtre. — Un mot de Julia, une actrice de passage. — Ce que se disent les habitués quand Mentz remplace. — Oscar, le régisseur général. — L’explication de son peu d’ambition. — Devaux, le second régisseur. — Pourquoi il a beaucoup de mal. — Le chef d’orchestre Gourlier. — Tendre la perche. — Les coulisses. — Ceux qui y viennent. — Alexandre Flan. — Ernest Blum. — Pourquoi je ne dis rien de lui. — MM. Alphonse Royer, Hippolyte Cogniard, Henry Murger, Lafontaine, Mario Uchard, Lambert Thiboust, Aylie Langlé au foyer des acteurs. — Edmond About. — Sa ressemblance avec moi. — Un document historique. — Une répétition du théâtre. — Ces dames chez le commissaire. — La Comédie-Française et les Délassements.

I

Encore un peu de Délassements, si vous voulez.

Dans le chapitre précédent, j’ai omis de parler d’une petite actrice qui a bien aussi son côté bizarre.

Mademoiselle Mentz : la femme-théâtre.

C’est une enfant de quinze à seize ans, fille d’une ouvreuse de la salle.

Elle ne vient jamais aux répétitions et elle sait tous les rôles de la pièce qu’on joue ou qu’on va jouer.

Elle les sait à un tel point, qu’elle remplace, le soir, instantanément, la première venue.

Et cela sans se tromper d’un mot, d’une virgule.

C’est un trésor pour les Délassements.

Car trop souvent ces dames oublient de venir, retenues qu’elles sont, l’une par le vilain temps, l’autre par le retard d’un chemin de fer.

Julia, une biche de passage, a donné un soir pour excuse d’une représentation manquée :

— Qu’elle avait oublié l’adresse du théâtre !

Oscar a proposé de la lui attacher autour du cou.

II

Pour en revenir à Mentz, ce petit Pic de la Mirandole, comme dit Sari, remplit quelquefois dans une seule soirée dix a douze rôles.

Le public la connaît et lui tient compte des tours de force qu’elle accomplit.

Quand elle entre pour remplacer quelqu’un, les habitués disent :

— Bon, voilà la petite : une telle voyage.

III

Continuons cette revue de mon théâtre favori.

Je suis un peu comme les amoureux, moi ; j’adore parler longuement de ce que j’aime.

Oscar, — je l’ai dit plus haut, — est le régisseur général du lieu.

Comme metteur en scène et comme acteur, il possède un talent réellement remarquable.

En outre, je ne connais pas d’homme plus travailleur.

Il se lève à neuf heures du matin, donne jusqu’à midi des leçons de déclamation aux débutantes du théâtre, vient faire répéter jusqu’à quatre heures, et le soir joue un rôle écrasant jusqu’à minuit.

Malgré ces nombreuses occupations, il trouve encore moyen de confectionner, de temps à autre, un vaudeville amusant.

Il joue de la flûte, du piano, de l’accordéon ; il parle italien, et pourrait au besoin donner des leçons de latin à M. Jules Janin, la bête noire de ma mère.

— Comment se fait-il, demanderont les hommes graves, qu’avec autant de ressources il reste aux Délassements-Comiques ?

D’abord, les Délassements lui rapportent beaucoup d’argent, il s’y fait avec ses cours à domicile, sa régie, ses représentations et ses droits d’auteur, quelque chose comme sept à huit mille francs par an.

De plus, il est là dans son milieu, dans son clément.

C’est un esprit bohême avant tout.

La réponse suivante, qu’il a faite un jour à certain quidam, suffit à expliquer sa conduite :

— Pourquoi restez-vous ici ? lui demandait-il.

— Je m’y amuse.

IV

Deveaux, le second régisseur, est l’activité personnifiée.

C’est lui qui est chargé de prévenir ces dames et de veiller à ce qu’elles entrent en scène à temps.

C’est lui qui va les voir quand elles sont malades, ou quand elles font mine de l’être.

C’est lui qui s’occupe de les faire remplacer lorsqu’elles manquent, et qui les rappelle à l’ordre quand elles oublient que sur le théâtre elles ne sont pas chez elles.

Il a beaucoup de mal.

V

Le chef d’orchestre se nomme Gourlier, musicien de talent ; il a aussi sa part dans le succès du théâtre.

Ses accompagnements sont pleins de fantaisie, et je connais beaucoup d’habitués que ses variations enthousiasment.

Il est d’une grande habileté pour tendre ce qu’en lexique théâtral on nomme la perche.

Sans lui la plupart des actrices chanteraient faux.

Quand il se fait quelquefois remplacer par son second, moins adroit que lui, la représentation devient vraiment curieuse.

Les femmes s’offrent des notes fausses à bouche que veux-tu.

Sari appelle cela faire des voyages autour du ton.

VI

Quoi qu’en disent les médisants, les coulisses sont hermétiquement fermées aux étrangers. On n’y voit jamais d’inconnus. Le nombre d’intimes et d’ayants droit au séjour derrière les décors et dans le foyer est très-restreint.

On les compte.

Ce sont quelques privilégiés, amis ou parents du directeur, un ou deux journalistes de la très-petite presse, et les auteurs du théâtre.

Et encore parmi ces derniers en est-il qu’on ne voit jamais.

Tel M. Alexandre Flan.

Ce jeune vaudevilliste, une des gloires du théâtre, y vient juste trois fois par chacune de ses pièces.

Le jour de la lecture aux artistes, à la répétition générale et à la première représentation.

Passé cela, on ne l’aperçoit plus.

On dirait qu’il a peur pour sa vertu.

Cette crainte fait véritablement l’éloge de la troupe.

VII

En revanche, son collaborateur habituel, M. Ernest Blum, y vient tous les soirs.

Je crois qu’il y couche.

VIII

Je dirais bien quelques mots de sa personne, mais il est si modeste que je craindrais de le blesser. N’est-ce pas, Ernest Blum, que cela te serait désagréable que je parlasse de toi ?

Rassure-toi, mon fils, je ne dirai rien ; je ne te ferai pas le vilain tour de rien raconter de tes amours ni de tes affaires, tu es trop gentil et surtout… trop journaliste.

IX

Cependant, à de certains soirs, les coulisses se peuplent d’étrangers, le foyer resplendit d’habits noirs inconnus.

Mais ceux-là ont parfaitement le droit d’y venir.

Ce sont MM. Alphonse Royer, directeur de l’Opéra ; Hippolyte Cogniard, Henry Murger, Mario Uchard, Lambert Thiboust, Lafontaine, Ludovic Halévy, Aylie Langlé, Albert Wolff.

Il y a deux ans, Edmond About n’en sortait pas

Il n’y vient plus depuis que les blondes sont en majorité, et que j’y danse.

Cela tient à ce que ses amis soutiennent que je suis son portrait frappant.

Le fait est que nous nous ressemblons un peu.

Mais je suis mieux que lui.

X

Tout à l’heure je parlais des travaux de géant qu’il fallait accomplir pour monter une pièce à spectacle, comme on en joue habituellement aux Délassements.

En feuilletant mes papiers, je retrouve le procès-verbal d’une répétition que je me suis amusé à faire, un jour que j’avais les idées tournées vers la littérature.

J’ai fortement envie de le placer ici. —  titre de document historique, bien entendu.

L’authenticité en est garantie par moi, — pour deux ans.

UNE RÉPÉTITION AUX DÉLASSEMENTS

La scène se passe sur le théâtre, — face aux acteurs (je m’exprime comme un véritable vaudevilliste), le dos tourné à la salle, est assis, dans un fauteuil boiteux, le régisseur Oscar ; à sa droite, sur une simple chaise, se dandine l’auteur.

Oscar. Allons, mesdames, c’est à vous… Ne manquez pas votre entrée…

Mélina , s’avançant. Monsieur Oscar, est-ce que j’entre aussi de ce côté-là, moi ?…

Oscar. Certainement ; si vous étiez venue hier répéter, vous le sauriez.

Mélina. Hier, je ne pouvais pas. J’avais affaire…

Oscar. En voilà une raison ! Mais où donc avez-vous affaire ailleurs qu’ici ?

Mélina. Qu’il est bête !…

Oscar. Voyons, allez… Les bergers entrent les premiers… Quelles sont celles qui font les bergers ?

Rose. Moi, monsieur.

Oscar. Tiens, mais hier vous faisiez une bergère.

Rose. J’ai changé avec Gérard…

Oscar. C’est curieux cela, ma parole d’honneur. Vous changez les rôles à votre guise… Qu’est-ce qui est donc le directeur ici ? Tout le monde, il paraît…

Rose. Le costume ne m’allait pas… et puis mon époux ne veut pas que je joue eu homme…

Oscar. Pourquoi ça ?

Rose. Ça le trompe…

Oscar. Eh bien, allez, alors… Restez avec les bergères… Votre remplaçante est-elle là ?

Rose. Non, monsieur. Elle ne peut pas venir… Elle reçoit aujourd’hui.

oscar Bon… voilà une répétition qui va bien marcher.,. Sur seize bergers, il en manque quatorze… Il est impossible de mettre en scène dans ces conditions-là…

L’auteur. Ça n’est pas possible ! et moi qui voulais faire des coupures. Comment faire si je ne vois rien ?

Oscar. Coupez les rôles, parbleu ! Ces dames trouvent qu’ils font longueur.

Paurelle. Si on me coupe quelque chose, à moi, je ne joue pas.

L’auteur. Mais vous ne venez jamais répéter, vous non plus.

Paurelle. On répète trop tard…

L’auteur. A deux heures, c’est trop lard !

Paurelle. Certainement ; si vous croyez que je n’ai que ça à faire ! et puis, il me déplaît, votre rôle…

L’auteur. C’est un rôle à effet. Le costume est charmant.

Paurelle. Je me moque bien du costume ! J’ai vingt lignes à dire.

L’auteur. Vingt mots spirituels… Ils sont de mon collaborateur.

Oscar. Voyons ! Nous perdons un temps précieux… Ah ! voilà mademoiselle Henriette qui arrive… (A Henriette.) Eh bien, ne vous pressez pas, mon enfant, nous sommes faits pour vous attendre.

henriette. Est-ce que je suis en retard ?

Oscar. D’une heure seulement.

henriette. Tiens, je croyais être en avance…

Oscar. A votre place, je ne viendrais pas du tout.

henriette. Et vous feriez joliment bien…

mélanie. Ah ! Henriette qui fait des mots.

henriette. Ça te contrarie ?

mélanie. Non, ça m’étonne.

Oscar. Voyons, répétons, Gourlier, donne l’accord.

Le musicien joue la ritournelle du chœur d’entrée. A ce moment, une dispute s’élève entre les bergers et les bergères.

oscar, se levant. Qu’est-ce qu’il y a encore ?

m lle Gérard. Il y a que c’est une infamie et que vous allez venir avec moi chez le commissaire…

m lle febvre. Ça m’est égal.. Il ne me fait pas peur, ton commissaire…

m lle Gérard. Ah ! vous écrivez des lettres anonymes pour me faire perdre ma position, et vous croyez que cela se passera comme ça !… Je vais vous faire arrêter.

m lle febvre. Toi !… Il en faut d’autres que loi, ma petite, pour me faire arrêter.

Oscar. Mesdames, taisez-vous et répétons.

m lle Gérard. Venez… allons, venez, ou je fais chercher un sergent de ville.

m lle febvre. Je viens… mais tu me le payeras.

(Elles sortent furieuses.)

Oscar. Eh bien, et la répétition ?

henriette, bas à Mélanie. Elles vont chez le commissaire, faut que j’aille voir cela. Viens-tu avec ?…

mélanie. Marche devant.

Au bout de trois minutes, toutes les dames ont quitté la répétition pour aller chez le commissaire.

oscar, seul avec l’auteur. Qu’est-ce que vous dites de cela ? nous voilà nous deux pour répéter la pièce à présent !

L’auteur. C’est insuffisant. Avec ce système, on jouera la pièce dans un an.

Oscar. Parbleu ! et. dire que c’est tous les jours la même chose.

L’auteur. Si mon collaborateur voyait cela, il en mourrait.

Oscar. Ça ne vous ennuie pas, vous ?

L’auteur. Moi… si… Mais comment faire autrement. Je vais fumer une cigarette.

Oscar. Ah ! voilà M. Sari.

m. sari. Quoi de neuf ?

Oscar. Il y a que nous n’avons plus personne pour répéter.

m. sari. Où sont-elles ?

Oscar. Chez le commissaire…

m. sari. Fichtre ! mais il va les garder.

L’auteur. C’est bien possible.

m. sari. Alors, on n’a pas répété aujourd’hui ?

Oscar. On n’a rien répété du tout…

m. sari. Diable ! ça devient grave ! je vais les réclamer. (Il se lève et s’en va.)

oscar, à l’auteur. En voilà un théâtre ! le directeur qui va chercher ses pensionnaires chez le commissaire.

L’auteur. Oui, c’est drôle…

Oscar. Et vous croyez que cela peut durer longtemps ainsi ! Dans un mois on ne pourra pas monter même un vaudeville en un acte.

L’auteur. Laissez donc, ça va toujours… Depuis que je fais des pièces ici on ne m’a jamais répété qu’avec trois ou quatre femmes, et à la première il n’y a jamais d’accrocs, et tout le monde est à son poste.

Oscar. A quoi ça tient-il ?

L’auteur. On n’a jamais pu savoir.

Un quart d’heure après ce colloque, ces dames effectuent leur rentrée, ramenées par M. Sari, cl la répétition a enfin lieu.

M. Sari , à l’auteur. Eh bien, vous voyez, ça marche, personne ne manque…

L’auteur. Tant pis…

M. Sari. Pourquoi ça ?

L’auteur. Demain elles manqueront toutes.

M. Sari. Demain est loin ; et puis, qu’est-ce que ça nous fait, les costumes et les décors marchent.

L’auteur. Ah ! bon, alors… nous sommes sauvés. C’est égal, à la Comédie-Française ça va mieux que ça.

M. Sari. Oui, mais c’est moins amusant.