(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 2 avril. Pour une danseuse morte. — Anniversaire. – Bilan. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 2 avril. Pour une danseuse morte. — Anniversaire. – Bilan. »

2 avril. Pour une danseuse morte. — Anniversaire. – Bilan.

Je n’avais jamais vu Dourga, la danseuse hindoue, morte obscurément à 24 ans. J’ai à peine entrevu quelques clichés conservés par M. Robert Quinault qui dansa avec elle. Mais il émanait, hélas ! de ces images une si surprenante beauté que je n’aurais su les oublier et qu’aujourd’hui la fatale nouvelle me touche infiniment. Car la forme même de cet être rare semblait d’essence spirituelle ; les linéaments fluides et allongés de son corps de Péri paraissaient autant de hiéroglyphes au sens caché mais divin. J’ignore ce que fut son art ; les photographies me font croire que Dourga se plia docilement aux conceptions qu’avaient ses maîtres occidentaux de la danse orientale. Mais elle dépassait ces lourds pastiches et ces formules simplistes par le rayonnement merveilleux de son corps bronzé qui se revêtait dans ses moindres mouvements de la noble grandeur des rites bouddhistes ou de cette délicate volupté des paradis asiatiques.

Depuis une année, Dourga avait langui, atteinte d’un mal implacable, loin des fleuves sacrés ; aujourd’hui elle n’est plus. Une vengeance mystérieuse semblait poursuivre cette enfant d’une race antique qui s’était exilée parmi nous. Elle avait été étonnamment pareille à une de ces vignettes romantiques, visions que nos peintres de 1830 avaient eues de la Bayadère. Que pouvons-nous, nous qui ne l’avons pas connue, trouver d’assez beau pour en orner sa mémoire ? Quels mots assez légers pour qu’ils ne pèsent pas à cette ombre ailée ?

Pour glorifier la jeune fille défunte, il faudrait qu’un Rabindranath Tagore transposât en pur sanscrit et selon le rythme des complaintes hindoues les Stances à la Malibran, ou les Cydalises de Gérard.

* * *

Or cette chronique, que le deuil de Dourga est venu border de noir, porte une date qui est pour moi émouvante et même un peu solennelle. Car voilà juste une année que j’ai inauguré à Comœdia ma rubrique. Je m’y suis appliqué à définir les choses de la danse, à dire, sans réserves, toute ma pensée. En agissant ainsi, quel avait été mon espoir ?

D’affranchir la danse de toutes les servitudes et d’en faire resplendir les vertus propres. De démasquer toutes les usurpations qui faisaient du danseur tantôt l’interprète blafard du rythme musical, tantôt un élément subalterne d’un ensemble décoratif, une touche colorée dans un tableau, le décalque d’une peinture de vase ou un mannequin pour costume historique. J’ai voulu affirmer hautement l’autonomie de la danse qui transforme et exalte le mouvement usuel et le rythme naturel du muscle selon une loi formelle et un sens plus pur. J’ai spécifié le caractère désintéressé de cet art qui n’est plus ni un mode de figuration ni un moyen d’expression psychologique et directe ; car toute velléité sentimentale et toute bouffée sensuelle sont métamorphosées par la danse en symbole plastique, en formule dynamique, en geste rythmique. Le corps du danseur, aguerri par la discipline, adapté au langage abstrait des formes, décrit dans l’espace circonscrit de la scène des paraboles ou des spirales, de magnifiques et éphémères tracés ; puis, touchant terre, il équilibre ses volumes et ses linéaments selon les exigences de l’aplomb et une volonté consciente de construire.

Tout, dans le danseur, devient fonction de ce jeu divin des formes et des lignes, des droites et des courbes, de cette mélodie continue où un thème plastique s’enchaîne à un autre avec une fécondité inépuisable — ce qui fait que le pas d’une étoile est plus riche en variantes de composition et de mouvement, plus lourd de significations idéales qu’un musée de sculpture.

J’ai, de plus, constaté, en le confrontant avec toutes les méthodes en vigueur, que le système de danse classique correspond le plus profondément au caractère et aux aptitudes du danseur occidental. Non seulement la danse classique dispose du plus vaste répertoire de « formes motrices », mais elle comporte, pour le danseur, des possibilités que toutes les écoles lui refusent. Ces autres écoles réduisent toutes le mouvement des jambes à ces deux modes du déplacement de l’équilibre : la marche et la course. Grâce au principe des jambes tournées « en dehors », le classique est apte à exécuter non seulement d’innombrables variantes du saut et du mouvement giratoire, mais aussi à se déplacer latéralement ; observation de mécanique dont la portée esthétique n’échappera à personne. Par sa complexité et son unité, la danse classique dépasse les plus admirables styles de danse que nous connaissions : le ballet cambodgien et l’orchestique des anciens. Et si la pureté en est contaminée par toutes les négligences et tous les dilettantismes, elle n’en reste pas moins l’une des plus splendides conquêtes de l’art occidental.

Jeu souverain ou liturgie muette, la danse classique évoque à nos yeux les choses essentielles de l’âme, l’ivresse d’être et l’aspiration à l’au-delà. Elle est donc de toutes les époques et surtout de la nôtre, magnifiquement tendue vers ces choses essentielles. Mais, beauté suprême, la danse ayant pour instrument le corps dompté et transfiguré, le schéma idéal, le théorème plastique se revêt en elle de chair vibrante, de vie nerveuse, de couleur et de sourires.

Le ballet, en tant que genre théâtral, comporte à mes yeux bien des éléments caducs et périssables. Il relie d’une manière factice deux formes scéniques qui n’ont en commun que leur mutisme : la pantomime expressive ou figurative et la danse. Jamais ces deux modes ne se fondent ; dans les pas d’action les plus serrés, les plus chargés de matière dramatique, mimique et saltation alternent avec la plus grande rapidité, s’enlacent étroitement mais restent isolées : dualisme inéluctable, patent. Seuls les repos des danseurs, les moments où un équilibre stable est obtenu, leur permettent l’effusion ou les violences du drame mimé. Le mouvement saltatoire exclut toute velléité expressive ; s’il se laisse gagner par l’émotion psychologique, il se déforme fatalement, sa ligne dévie, son rythme se brise, il sombre dans le concret.

Dans le ballet de Théophile Gautier, Giselle, que le désespoir a rendue folle, reprend dans son délire le « lændler » qu’elle avait dansé avec son amoureux ; chose lamentable et déchirante que cette danse macabre, au rythme déchiqueté, à l’allure hoquetante. La douleur a brisé les ailes de l’étoile. Giselle ne danse plus. Elle va mourir.

Depuis l’arrivée des « Russes » de Diaghilev, on a soumis le ballet à divers régimes réconfortants. Mais ni la cure par le pittoresque, ni celle par le paroxysme sensuel, ni l’utilisation de poèmes symphoniques, ni le greffe d’éléments vocaux sur l’élément visuel ne purent atteindre le foyer du mal. On astreignit alors la danse à reproduire les formes propres des œuvres peintes ou sculptées ; on disposa le danseur en bas-relief égyptien ou en figure de vase antique ; leurre et vanité. Ce n’est qu’en libérant la danse, en l’intronisant sur la scène, que l’on résoudra le problème du spectacle chorégraphique. Plus de sujet traitant des conflits dramatiques, plus de pastiches historiques ou de tableaux de mœurs exotiques ! Il faudrait des ballets développant des thèmes dynamiques et plastiques dont le retour de certaines formes fondamentales assurerait l’unité et la cohésion, où l’étoile, « instrument concertant », trouverait dans les évolutions d’ensemble du corps de ballet une base harmonique puissante ; des ballets où les formes de la danse classique retrouveraient, affranchies de toute contingence concrète, la plénitude de leur signification. Mais ces ballets uniquement dansés, seraient froids et insipides ? Que non ! Ils auraient sur nous la même emprise, ébranlant jusqu’à la profondeur de notre âme, que l’élan vertical des clochers gothiques, l’ordonnance d’une colonnade antique, les masses et les ombres d’une cathédrale baroque, une fugue de Bach ou le chant d’un rossignol.