19 février. Une grande danseuse russe. Mme Véra Tréfilova. — Émotion et abstraction. — Mélodie continue. — Exotisme transposé. — Deux Moscovites : Novikoff, Clustine.
J’ai revu, au gala albanais, danser Véra Tréfilova. L’émotion que j’en ai éprouvée est si profonde et si pure que j’hésite presque à la dépenser en paroles par crainte de la fausser. Car toute habileté de langage et toute trouvaille verbale apparaîtraient vaines devant cet art d’une sérénité si noble et que rien d’oratoire ni de mesquin ne ravale. Les danses de Tréfilova portent l’empreinte de ce que les mondains appellent la distinction et qui est, pour l’esthéticien, la perfection : conformité absolue et naturelle de la forme plastique à la vie intérieure de l’artiste.
Dès que l’étoile paraît, ce rayonnement, mitigé et discret comme un regard caché par de longs cils, pénètre le spectateur. Tout, en cette femme menue et qu’on croirait frêle, de la petite tête si royalement posée sur un cou svelte jusqu’aux pointes brèves et carrées, est sculpté par un merveilleux artiste : la danse classique. Artiste qui ne se contente pas de couler la matière humaine dans un moule unique, mais qui cisèle son œuvre, en élague tout le superflu, lime toutes les aspérités de sorte que tout, dans la statue vivante, n’exprime que cette unique fonction : l’esprit de la danse.
Cela fait qu’une simple préparation de Mme Tréfilova, quelque cinquième position de départ, en son équilibre immobile, nous ravit par la composition parfaite et désinvolte, par l’harmonie simple et logique des courbes et des droites. Mais malgré ce qu’il y a en cette danseuse de dépouillé, de spiritualisé, d’immatériel, jamais l’abstraction ne la fige ; un frémissement imperceptible, un souffle de lyrisme ingénu, une nuance ténue comme la buée d’une haleine sur le poli d’un miroir lui restituent une humanité d’autant plus émouvante qu’elle est refoulée par la forme.
« Rappelez-vous ces extraordinaires dessins de Léonard de Vinci »
observe cet autre que j’invite l’aimable lecteur d’identifier, « dans lesquels la courbe vivante, chef-d’œuvre d’un art souverain, effleure et tente parfois la courbe régulière, mais tout autrement régulière, qui est propre aux dessins de géométrie. Les formes circonscrites sont déjà idées, et leur concret touche à l’abstrait, en sorte que nous nous demandons, avec un peu d’angoisse, si la vierge ou la nymphe ne vont pas éclater en un schématisme éternel ».
Cette définition déduite par le grand prosateur français est aussi celle de la danse classique incarnée en Mme Tréfilova. Car cet art tend vers la formule géométrique, mais, au moment suprême, la brise et s’en évade.
Mme Tréfilova a dansé, au cours de la matinée, un adage et une variation classiques, une valse à laquelle se vient mêler l’éternel thème mimique du dépit amoureux, quatre autres pas dits de caractère. Une transcription plausible de ces danses, le dénombrement raisonné des pas dépasseraient les limites de cette brève étude. D’ailleurs l’unique vision que j’ai eue de ces poèmes dansés ne suffirait pas pour me guider. Que citerais-je dès lors ? Ces quatre tours sur le cou-de-pied dans l’adage ? Ou bien cette succession admirable d’arabesques planées et renversées dans la Valse Caprice ? Ou encore ce long moment quand la danseuse, abandonnée par son danseur et placée en attitude, repose, sans appui, sur la pointe rigide, — prouesse particulièrement affectionnée par la Pavlova ? Sa manière de s’enlever, quasi impondérable, aux bras de son danseur ? Ou enfin ses développés amples, tendus, vibrants ? Mais, encore une fois, cette nomenclature amoindrit la sensation spontanée. Car il y a beaucoup de danseuses, même médiocres, qui s’ingénient à emporter de haute lutte telle difficulté ou de réussir par hasard un temps très brillant. Or, ce qui leur manquera toujours, c’est la cohésion parfaite des enchaînements, le développement logique du mouvement qui n’admet pas de lacunes et qui fait d’un pas de Tréfilova ce que Wagner appela, en musique, la mélodie continue.
Aucune saccade ne bouscule cette cantilène des lignes, aucune hésitation ne la désagrège ; et c’est ce « legato » merveilleux qui fait de la danse de Tréfilova un langage de formes articulé. Car nous sommes loin avec elle de ces exclamations entrecoupées ou de ce hoquet intermittent qui, emprunté au vocabulaire de la danse, parvient à donner le change à une partie du public.
Ayant exécuté ce pas de deux, du troisième acte de Coppélia, éliminé à l’Opéra, Mme Tréfilova nous donna une « danse japonaise » que je voyais venir avec une appréhension dont je suis, après coup, confus. Comment osai-je soupçonner l’étoile du ballet impérial de ce naturalisme exotique qui incite mainte danseuse européenne à emprunter aux Orientales quelques apparences, souvent illusoires, de leur art ?
La « japonerie » de Mme Tréfilova est une danse classique, entièrement exécutée sur les pointes et où l’apport oriental est totalement intégré, réduit à quelques symboles succincts. La tradition du ballet d’opéra le veut ainsi. Que faut-il à la ballerine pour changer de race et d’époque ? Un geste, un chiffon, une décoration de cotillon. Que faut-il pour que Zambelli soit une « zingara », la reine des « zingaras » ? Un méchant fichu, une main crispée sur la hanche. Pour que Anna Johnsson devienne une pimpante montagnarde d’Écosse ? Une écharpe de tartan nouée sur le corsage blanc. Pour que Bos soit Espagnole ? Une mantille. Daunt, une Spartiate ? Un casque.
Dans Madame Butterfly, Tréfilova revêt une courte jupe en satin rose bordée de lamé (Pitoeff fecit) et que relève le charmant tutu à l’italienne, touffu, bouffant, crémant ; le nœud de sa ceinture lui fait comme deux ailerons noirs qui palpitent ; elle porte d’une main l’éventail et de l’autre le parasol. D’où vient ce caractère exquis de grâce narquoise qui nous délecte dans cette promenade sur les pointes ? De quelques mouvements du poignet qui s’incurve délicatement, de quelques déformations de temps classiques que la danseuse fait dévier « en dedans ». Est-ce là un chef-d’œuvre ? Plutôt un bibelot, mais où se reflète un art souverain.
Dans le Chant du Marchand hindou de Rimsky-Korsakoff, ce sont des réminiscences égyptiennes, également transposées, qui fournissent à la danseuse cette sensation d’étrangeté, cette atmosphère de rêve où elle se complaît. Dans le Cygne de Tuonéla du Finlandais Sibélius, c’est le « lamento » désolé de l’oiseau légendaire qui vibre en elle ; et alors ses yeux s’élargissent, tragiques, et ses bras, entravés de deux ailes noires, palpitent. Mais toujours la grande manière classique confère une noblesse inégalable aux sourires de la mousmé comme à l’agonie du cygne.
Une matinée mondaine est bien vite écoulée. Et pourtant j’ai encore bien des choses à dire sur la grande artiste, deux fois compatriote, qui incarne le génie de ma ville natale, Saint-Pétersbourg aux parapets de granit et aux îles verdoyantes, comme elle incarne celui de la danse russe classique.
J’aurais pu dire, et cela aurait été plus strictement exact : « De la danse française d’expression russe. »
M. Laurent Novikoff seconde la ballerine avec une vigueur toute virile qui nous repose des danseurs efféminés et minaudant. Il est — avec MM. Mordkine, Valinine, Joukoff, Smolzoff — l’un des cinq « as » de l’Opéra de Moscou.
Puissamment taillé, le torse un peu étroit par rapport aux jambes athlétiques, Novikoff montre cette superbe et pathétique fougue qui fait la beauté de certaines sculptures baroques. Il « enlève » la danseuse avec une aisance souriante ; et tout l’acharnement meurtrier d’une pianiste redoutable ne parvint pas à détruire la farouche et pesante beauté de sa « danse albanaise ». Novikoff danse jambes nues ; croit-il le spectacle de ses muscles saillants et de ses veines gonflées décent ou agréable ? Le maillot n’a pas été inventé pour rien.
C’est M. Ivan Clustine, dont la Suite de Chopin se maintient si honorablement à l’Opéra, qui régla les danses. Il sut manier avec beaucoup de sûreté et de sens plastique ce stradivarius qui lui était confié : Mme Tréfilova. Mais pourquoi le maître élimine-t-il la « batterie » ? La présentation d’une danseuse n’est pas complète sans l’entrechat. Et je n’aime pas du tout ce qu’il fait faire à ces trois jeunes filles, ses élèves : ce « duncanisme » primaire, doré sur tranche et vide de sens.
Et maintenant il est grand temps que je m’en aille à l’Opéra revoir ce ballet de Thaïs qui semble fait exprès pour le talent pétulant, pétillant, provocant de Mlle Anna Johnsson, la protagoniste du jour.