(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre III » pp. 27-43
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(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre III » pp. 27-43

Chapitre III

Sommaire. — Mon âge. — Pourquoi les femmes ont tort de cacher le leur. — Un mot d’une marchande à la toilette. — Mes ennemies. — Finette, ma rivale. — Pourquoi elle m’est inférieure. — Gueymard. — Le monde de Finette. — La civilisation et nous. — Les lettres de Finette. — Les mystères de sa correspondance dévoilés. — Un métier inconnu. — Pourquoi les hommes ont raison de se laisser tromper. — Le désagrément d’avoir un secrétaire. — J’écris mes lettres moi-même. — Madame Louise Colet. — La baronne de B… — Sa beauté. — Les beautés de la veille. — les bons mouvements de la baronne. — Histoire d’un petit Savoyard. — Son adoption. — Ce qu’il est devenu.

I

Une chose qui étonne bien des gens, c’est mon âge.

Personne ne veut croire que je n’ai que dix-huit ans.

Et pourtant rien n’est plus vrai.

On m’accuse de coquetterie, de dissimulation. On prétend que je ne dis pas la vérité.

Mentir, moi ! Allons donc !

C’est trop fatigant.

II

J’ai réellement dix-huit ans, — pas une soirée de plus.

Je sais que j’en parais vingt-quatre.

La célébrité vieillit, voilà tout.

J’avance sur mon acte de naissance. Je ne le regrette pas.

C’est peut-être une excuse.

III

Si j’étais plus âgée, je me ferais un devoir de le dire.

Je n’ai jamais compris pourquoi les femmes cachaient soigneusement leur âge.

Il me semble, au contraire qu’il y a, une certaine coquetterie à déclarer franchement son nombre d’années.

Une des propriétés de la femme est d’être toujours en contradiction avec l’âge qu’elle a.

Accuser trente ans quand on parait en avoir vingt, c’est s’attirer un compliment sincère.

Refuser de le dire, c’est donner à penser.

Je me rappellerai toujours le mot d’une marchande à la toilette à qui j’ai beaucoup acheté et beaucoup dù.

— Ma fille, me disait-elle en prenant sa prise, souviens-toi qu’on aime les biches franches, cela repose des femmes du monde.

IV

Mon amour pour la vérité m’a attiré une infinité de haines.

Je ne me dissimule pas que ma réputation est un peu la cause de ces antipathies.

Quelle est la personne célèbre qui n’a pas d’ennemis ?

Les inimitiés sont une preuve de puissance, on ne déteste que les grands.

Ma « carrure » et ma position m’ont donc créé une foule d’antagonistes, parmi mes compagnes surtout.

Elles ont répandu sur moi plus de calomnies qu’il n’en faudrait pour faire pendre un homme.

Heureusement que je suis une femme.

D’ailleurs, elles n’en diront jamais sur moi-même plus que je n’en pense.

Il me serait facile de me venger, dans ce livre surtout.

Je n’aurais qu’à raconter simplement ce que je sais d’elles.

Mais, outre que la vengeance n’est pas dans mes allures, il me répugne de dévoiler des petits mystères de boudoirs. J’aurais l’air de manger le morceau.

V

Cependant je ne résiste pas au plaisir de parler de quelques-unes de ces dames.

De mademoiselle Finette par exemple, ma rivale directe.

Tout le monde connaît Finette, charmante fille dont les yeux sont grands, les cheveux longs et les dents blanches.

Son seul défaut est d’être jalouse de moi.

Elle veut me supplanter.

Comme si c’était possible.

Ses amis lui jurent que sa danse tombe la mienne, qu’elle est mille fois plus gracieuse que moi, que son coup de pied a plus de fantaisie et son balancement plus de brio.

Rien n’est moins vrai.

Finette danse sans conviction, c’est ce qui la tuera.

Pour tout le reste, elle m’imite.

Elle croit être mon égale, elle n’est que mon disciple.

Elle pousse si loin l’imitation, qu’elle s’est fait une voix comme la mienne.

En passant des nuits, en quêtant des rhumes, elle est arrivée à l’enrouement obligé.

Mais elle n’est qu’enrouée.

Moi, c’est naturel, c’est presque de naissance.

Enfin elle est Finette, je suis Rigolboche.

VI

Je crois que je viens d’avoir un mouvement d’orgueil.

Qu’on me le pardonne, car il est juste.

J’ai mis quatre ans à faire ma voix.

On a cherché à la comparer à celle de feu Grassot.

On a eu tort, mon organe n’est comparable à celui de personne.

J’ai trouvé moyen de m’extraire trois notes du gosier.

Je défie qui que ce soit d’en faire autant.

Gueymard voudrait y arriver qu’il ne le pourrait pas.

Et pourtant il emploie le moyen que j’ai employé.

Il crie toujours.

VII

Revenons à Finette.

Elle fréquente un vilain monde, elle va chez Markouski et, quand elle est au milieu de gens qui la voient pour la première fois, elle pose pour la femme distinguée.

Une faute.

Ce qui détruira les biches c’est l’amour de la distinction.

Après avoir fait tout ce qu’il est humainement possible pour que leurs bonnets dépassent les moulins, elles veulent qu’on les respecte et qu’on les appelle « Madame. »

Quand elles vont au Bois, elles sont enchantées lorsque les commis de confection les confondent avec les femmes du monde.

On aura beau faire, il y a toujours chez la femme un fond d’honnêteté et un besoin de respect qui ne disparaîtra jamais.

A quoi cela tient-il ?

A l’amour-propre probablement.

VIII

Aucune femme ne vient au monde vertueuse pourtant, elle le devient ou reste ce qu’elle était.

On a dit que la courtisane était un produit de la civilisation.

C’est une erreur.

C’est la femme honnête qui est un produit de la civilisation.

IX

Finette fume, Finette se grise, son langage est commun, elle injurie sa bonne du matin au soir.

Sa bonne en rit, et elle a bien raison, elle sait que sa maîtresse fait cela parce que je le fais.

Finette a la réputation d’écrire des lettres charmantes.

Elle ne sait pas signer son nom et ne lit que les imprimés.

Comment fait-elle ?

Voilà le mystère, — et ce mystère touche non-seulement à Finette en particulier, mais encore à toutes les biches ignorantes.

X

C’est sa maîtresse de piano qui est son secrétaire.

Le premier besoin de toute femme qui met une « robe donnée » est d’apprendre le piano.

La maîtresse est louée en même temps que l’instrument ; les leçons durent deux jours ; au bout du troisième on trouve que cela ne va pas assez vite, et l’on cesse d’apprendre, mais on ne renvoie pas le professeur.

C’est que le professeur est généralement une femme instruite qui écrit des lettres poétiques et fait tout ce qui concerne le métier de poëte à l’heure.

La maîtresse de Finette a une centaine de clientes qui la payent douze francs par mois.

Elle écrit quelque chose comme deux cents poulets par jour.

C’est beaucoup de travail, mais les lettres sont copiées dans le Secrétaire des Dames, ce qui simplifie la besogne.

Les messieurs n’y voient que du feu et sont convaincus qu’ils « enrichissent » un bas bleu.

Les hommes passent leur vie à prier qu’on les trompe.

Ce que l’on fait du reste avec religion.

XI

Ont-ils tort ?

Ma foi, non.

Une de mes amies a fait un jour la réponse suivante à son protecteur, qui tenait à lui prouver son infidélité :

— Ah çà, mon cher, lui a-t-elle dit, si tu ne veux plus te laisser tromper, dis-le, on te cherchera d’autres distractions.

Finette, aux yeux de ses amants, passe pour une femme à double face : la femme qui parle et la femme qui écrit.

J’en ai vu qui pleuraient d’attendrissement sur ses lettres et qui riaient à ses discours.

Le malheur est que quelquefois les missives arrivent en retard.

La maîtresse de piano a ses heures fixées. Chez Finette, elle vient tous les jours à une heure et s’en va à deux. Lorsqu’un poulet vient plus tard, il ne reçoit fatalement sa réponse que le lendemain.

Ce qui est fort désagréable quand c’est une invitation à dîner pour le jour même.

XII

J’écris mes lettres moi-même. Outre que je suis une femme qui a de la « littérature », je n’aime pas à raconter mes affaires à des étrangers. J’ai pris, du reste, cette décision depuis une certaine aventure où j’ai failli être ridicule — chose que je ne me pardonne pas.

J’avais une lettre importante à écrire, et vraiment je ne savais comment la tourner. Je m’en fus trouver la maîtresse de piano en question, laquelle, moyennant un louis, me fit le brouillon d’une épître échevelée.

Dans cette lettre, je parlais du ciel bleu, du lac d’azur, des étoiles et de la lune ; le tout signé Rigolboche. Je terminais en demandant un présent pour ma fête.

Mon correspondant m’envoya les œuvres de madame Louise Colet.

Je me suis punie en les lisant.

Je méritais bien cela.

XIII

Quittons Finette, si vous voulez bien : j’en ai déjà trop dit sur elle ; et parlons d’une autre camarade à moi plus digne de la publicité.

De la baronne de B….

Bien des gens connaissent la baronne. C’est une femme qui frise la trentaine et qu’on a dotée d’un surnom titré par antithèse.

Elle n’est pas jolie.

Je puis d’autant plus le dire, que chacun est de cet avis.

Elle a de beaux restes. Ç’a été toute sa vie ainsi. Quand elle avait seize ans, tout le monde disait :

— Voilà une femme qui a dû être bien jolie.

Non pas qu’elle paraisse vieille, mais elle est de cette race de femmes qui ont l’air d’avoir été jolies avant leur naissance.

Leurs traits sont beaux et rappellent une beauté passée ; en les détaillant on se rend parfaitement compte de ce qu’elles ont pu être jadis. Quant à ce qu’elles sont actuellement, on est forcé d’avouer qu’elles sont laides.

Genre de femmes que je me permettrai d’appeler : les beautés de la veille.

XIV

La baronne est une bonne fille ; bohême par instinct, elle aime la liberté et le sans-façon.

Capricieuse comme les blondes, elle a les premiers mouvements excellents.

Mais, chez elle, comme chez les diplomates, il paraît, les réactions sont toujours mauvaises. Je puis en donner un exemple.

XV

Un jour, au Bois, elle se prit de pitié pour un petit Savoyard de six ou sept ans qui lui demandait la charité ; comme elle avait du temps à perdre, elle le pria de raconter son histoire, ce que le petit fit d’une manière si touchante, que les assistants — deux amies et un Saint-Gaudens abâtardi — faillirent pleurer. La baronne, émue jusqu’aux larmes, fit le tour de la société et récolta deux louis, qu’elle donna au gamin.

Sa générosité aurait pu s’arrêter là ; elle alla encore plus loin. L’enfant se disait abandonné, sans famille, battu par un maître exigeant. La baronne, dans un élan superbe, déclara qu’elle l’adoptait pour son fils.

La foule battit des mains et voulut la porter en triomphe.

Une dame du noble faubourg fit sur cet événement une réflexion qu’on ne doit point passer sous silence.

— Ces femmes, disait-elle, pour faire parler d’elles, sont capables de tout, même de devenir des saintes Vincente de Paul.

XVI

L’enfant fut effectivement adopté. La baronne, qui lui avait dit de l’appeler sa tante dans le monde, le débarbouilla elle-même, le fit habiller avec élégance, et pendant un mois ce fut un amour maternel effréné ; tout le monde s’entretenait de sa bonne action, son cœur fit prime.

On venait la voir, elle et son « neveu », comme on va voir des phénomènes.

Deux mois se passèrent.

Depuis quelque temps on l’entendait parler moins souvent de son adopté ; il avait cessé de dîner à table, de sortir avec elle. Au reste, personne ne demandait plus de ses nouvelles.

Les courses qui allaient avoir lieu avaient changé le cours des idées. La baronne, suivant une vieille habitude, ne manqua pas d’y assister ; elle y vint dès le premier jour, dans une voiture de chez Briand, une voiture en meublé, comme dit Mélanie, ma camarade du théâtre.

Mais quelle fut la surprise de tous quand on vit le petit Savoyard en culotte courte et en livrée orange, juché derrière la voiture. — La baronne, dans un mouvement réactif et revenue probablement sur le compte de son fils d’adoption, en avait fait son groom !