29 mai. Pétrouchka. L’Après-midi d’un faune. Soleil de nuit.
Non seulement, après des années qui anéantirent tant de choses éphémères, Pétrouchka demeure, non seulement sa vitalité exubérante ne se dément pas, mais l’emprise qu’exerce cette œuvre unique apparaît plus intense. Quelle joie que cette musique, ce bruit puissamment organisé, forgé par le rythme ; cette musique où d’innombrables harmonies imitatives sont fondues dans ce vaste mouvement d’ensemble, irrésistible, impératif qui impose aux danseurs leurs pas. Et chaque épisode sonore, la rengaine vieillotte de l’accordéon grinçant, la petite fanfare aigrelette du pitre, ces entr’actes haletants, rythmés par le tambour brutal, — chaque épisode, dis-je, nous cause un plaisir aigu, unique. Tel est le naturel, la désinvolture, la vivacité de cette pantomime burlesque que l’on croirait aisément à une improvisation. Cependant, rien de plus complexe que la configuration du mouvement réparti sur trois plans différents.
Et c’est cela, je l’avoue, qui m’intéresse avant tout.
Le premier, le grand moyen de Fokine a été la parodie chorégraphique. Ce que nous montrent les danseuses foraines du premier tableau, puis, la ballerine-poupée, c’est la déformation ironique des pas de ballet, — tandis que les danses des nourrices, des postillons ou des masques valent par l’exagération grotesque, voulue par le maître, des mouvements de danse populaires.
Pour les poupées, dans les scènes d’intérieur le procédé diffère. Pétrouchka est un pantin astreint à un mouvement mécanique, limité, anguleux. Mais Pétrouchka aime ; il en devient presque un être humain ; il tâche de s’exprimer. Ceci détermine ses jeux de scène. En vain l’âme se débat contre l’armature qui l’emprisonne ; elle ne peut s’en arracher ; le geste de ferveur n’aboutit pas ; il sombre dans l’automatisme de la poupée. Et ce dualisme du mouvement, poignant et cocasse, tient la salle en haleine. Reste enfin la foule des badauds où revit le Saint-Pétersbourg du temps jadis. Cette foule déambule librement, se groupe selon les éventualités de l’action sans trop se préoccuper du rythme musical : la fresque sonore de Stravinsky lui sert simplement de fond. Mais à tout moment des épisodes dansés jaillissent, se dessinent et vont se perdre dans la cohue allègre.
Tels m’apparaissent les procédés d’exécution de cette admirable pantomime en musique. L’interprétation est bonne : Idzikovsky-Pétrouchka, Zwéreff-le Maure. Mlle Nijinska joue la ballerine en accentuant à outrance le côté grotesque, avec cette fougue qu’elle met en tout. Mais elle n’efface pas de ma mémoire la figure de porcelaine de la ballerine-Karsavina, son sourire adorablement niais et ses beaux yeux vides d’être sans âme.
On donna à la suite Le Sacre du Printemps, l’œuvre la plus âprement discutée qu’ait jamais osée Diaghilev. Mais j’ai tant de réserves graves à formuler sur la réalisation scénique de ce mystère préhistorique que je préfère en parler, lors de mes prochains « propos », dans un coin paisible de la vie « Vie Musicale ».
Puis ce fut L’Après-Midi d’un Faune, de Mallarmé, Debussy, Bakst, Nijinski.
Connaissez-vous la genèse du poème ? Un jour, à la National Gallery de Londres, Mallarmé aperçut une toile de Boucher, Pan et Syrinx, où, caché dans les roseaux, le Dieu guette deux nymphes voluptueusement enlacées. Il en tira son poème sublime, mais hermétique, déroutant le lecteur, tant de significations s’y croisent et s’y superposent. C’est M. Albert Thibaudet qui nous conte l’anecdote dans sa passionnante thèse. Plus tard, il songea à tirer du Faune un ballet, projeta une édition avec indications scéniques ; nous savons qu’il voulait des roseaux dans le décor. Nous savons encore que Debussy imagina sa suave églogue musicale sans aucune arrière-pensée théâtrale et que ce furent les Russes qui réalisèrent le rêve de Mallarmé.
On voit donc une toile de fond, figurant la mer et le ciel (Bakst avait, en 1919, peint une forêt) et à gauche un promontoire praticable, rectangle qui se découpe, sans beauté, sur ce fond. L’action se passe sur le proscénium. Le Faune se mêle aux nymphes qui, vêtues de longs chitons aux plis tuyautés, se dessinent de profil sur un plan unique, très restreint. Quel est ce plan ? Mais la surface du lécythe ionien dont ils font la frise. Ces femmes ne sont pas des danseuses en liberté, lancées dans l’espace ; ce sont des figures décoratives. Et ce ne sont pas là des danses grecques reconstituées ; c’est plutôt le procédé conventionnel du peintre-potier qu’évoquent les pas et les poses des artistes.
Mais si l’on reproduit grandeur nature, — me dis-je, — les figurines d’un vase grec, pourquoi ne pas reproduire sur la même échelle le vase même et ses savantes rondeurs, en faisant courir le long de ses flancs cette guirlande de femmes ? Ces bas-reliefs mouvants ne seraient plus plaqués sur le vide ! Mais rêves que tout cela, et d’autant plus vains que la réalité présentée sur le théâtre est très agréable, parfois prenante. Je remercie Mlle Nijinska de se ressouvenir si pieusement de son frère ; j’ai trouvé Mme Tchernitcheva fort belle sous le vêtement archaïque.
Et pour finir, le Soleil de Nuit. J’aime beaucoup le récitatif mimé et dansé par Mlle Niemtchinova à la manière du Coq d’Or, avec l’accompagnement de cette voix si fraîche qui monte de l’orchestre. Les autres artistes sont assis en rond, formant l’enceinte du terrain ; plusieurs nous tournent le dos, constituant ce qu’en Russie on appela le « quatrième mur ». Au reste, certaine monotonie, quelques petits gestes souvent trop répétés — et le franc plaisir que donne cette musique limpide, saturée de rythmes populaires, qui délasse l’oreille après les stridences pathétiques ou ricanantes de Stravinsky.