(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 20 mai. Le retour des « Ballets russes ». »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 20 mai. Le retour des « Ballets russes ». »

20 mai. Le retour des « Ballets russes ».

Pour la quinzième fois, Diaghilev revient et nous ramène les grandes soirées fiévreuses des premières russes. Sa compagnie s’est accrue d’exécutants remarquables ; elle a aussi subi des pertes douloureuses. Et c’est Bronislava Nijinska, la sœur de Vatslav au nom glorieux, qui détient le commandement suprême des forces moscovites.

La première de jeudi comporta deux œuvres inédites : La Belle au Bois dormant et Le Renard. Paris ne verra pas, cette fois-ci, l’œuvre maîtresse de Marius Petipa se dérouler dans son ensemble imposant, dans le cadre grandiose établi par Bakst pour le mémorable spectacle de Londres. On nous en donne un fragment important ou plutôt un résumé succinct, trop touffu peut-être pour avoir absorbé la matière de quelques actes et un peu monotone, toute action ayant été éliminée. C’est là, en somme, un vaste divertissement, où il y a de vieilles choses de toute beauté (on en jugera quand le spectacle sera tout à fait au point) et quelques inventions récentes fort ingénieuses. Ainsi l’adagio dit des sept demoiselles d’honneur, avec les sept premières danseuses exécutant simultanément (ce qui n’est pas arrivé jeudi) un développé à la quatrième ouverte, est un spectacle rare ; L’Oiseau bleu, qu’on connaissait, d’ailleurs, est une des plus belles pages signées Petipa. Dans les contes de fées, on goûtera beaucoup La Chatte blanche et Le Chaperon rouge, d’une naïveté si subtile, et encore Les Princesses de porcelaine, chinoiserie rococo, dont l’auteur est feu Léon lvanoff, qui fut, à Pétrograd, l’émule de Petipa. La Nijinska tire des groupes nouveaux et drôles de la danse populaire russe, la danse « accroupie », dans les Trois lvans ; mais je considère la Shéhérazade, de Mlle Dalbaïcin, ponctuant de ses talons le rythme de Tchaikovsky un hors-d’œuvre qui ébranle l’ensemble. Quant au grand pas de deux final, j’aurais encore à en parler.

Le Renard, de Strawinsky, étant, selon le programme, une « histoire jouée et chantée », je me récuse moi-même en m’en remettant pour l’appréciation à qui de droit. Les danseurs de ce Chantecler postcubiste figuraient les animaux de la fable, au moyen de mouvements imitatifs et de temps populaires qui ne sont pas inépuisables.

On donna encore Les Danses du Prince Igor, chef-d’œuvre intégral et qui, lui, est inépuisable, et Le Carnaval, de Schumann-Fokine, suite d’épisodes dansées, minuscules et adorables, mais laissant quelquefois un vide ; miniatures dans le cadre d’une fresque. Ceci pour la chorégraphie, aperçu bien sommaire d’une soirée très remplie.

Mme Véra Tréfilova, que Paris a applaudie hier, pour la première fois, est une danseuse parfaite. Je hais par-dessus tout la gloriole nationale, mais pourquoi ne dirai-je pas que la Tréfilova a été, là-bas, une des plus pures gloires du ballet impérial. Sa technique est absolue, mais elle n’en devient pas pour elle une gymnastique abstraite : c’est l’expression totale d’un être harmonieux. Dans l’adagio, le jeu des courbes et des verticales est d’une pureté sans pareille ; elle se développe comme une fleur qui s’ouvre. La conduite de la ligne est d’une précision si délicate et si discrète, que le spectateur ne se doute pas des difficultés vaincues. Les bonds vertigineux ne sont pas faits pour elle, ainsi que les grands jets de passion. Pavlova est l’oiseau, elle est la fleur. Instrument admirable qui serait en même temps le musicien : Stradivarius dansant.

Dans la « coda » du pas de deux, elle introduit une série de 32 fouettés (la plus difficile et la plus belle des pirouettes), tirée du Lac des Cygnes, et dont l’histoire vaut d’être un jour contée. Eh bien, elle n’en fit que 28 et se laissa glisser vers l’avant-scène, au lieu de « mordre » les planches, car elle était très émue. Que le public parisien lui sache gré de cette émotion.

Un pas de deux — et c’est tout. Qu’on aimerait voir la Tréfilova interpréter les chefs-d’œuvre du répertoire français : Sylvia, Coppélia ; quelle émulation entre égales, avec l’admirable Zambelli, pourrait en résulter !

À côté de Tréfilova, limpide comme un scherzo de Mozart, la Nijinska, danseuse puissante et bizarre, enivrée de rythme, qui hume la musique comme un stupéfiant, se brise, se crispe en de folles arabesques, luttant de vitesse avec les « presto » les plus haletants de l’orchestre.

Suivent Mme Egorova, au métier si délicat et si noble ; Nemtchinova, danseuse de toute sûreté, mais sans personnalité marquée ; Oghinska, qui a vingt ans, sort à peine de l’école de Pétrograd et dénote déjà certaines qualités de ces Polonaises de race qui ont, de tout temps, participé aux plus hauts faits du ballet russe ; Tchernicheva a la belle prestance décorative ; Schollar et Doubrovska, qu’on revoit avec plaisir. Je ne ferais que mentionner, aujourd’hui, Idzikovsky, sauteur prodigieux ; Vladimiroff, qui avait pris à Pétrograd la place de Nijinski ; Viltzac, bel et bon danseur ; trop de portraits à faire pour une brève chronique. Mais je peux clore cette énumération, sans avoir parlé de l’absente, cette suave et triste Spessiva, la femme qui est un roseau dansant.