(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 15 mai. Peut-on reconstituer une danse antique. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 15 mai. Peut-on reconstituer une danse antique. »

15 mai. Peut-on reconstituer une danse antique.

Il m’arrive ceci. J’avais affirmé ici même que Mlle Nyota-Nyoka, danseuse exotique, s’illusionnait en croyant reconstituer des danses du temps jadis. Et voilà qu’une très grande amie de la « victime » m’honore, à ce propos, d’une lettre de la plus exquise impertinence — pour dire que je n’y entends rien. De plus, elle me jette à la tête — pour m’accabler dans ma crasse ignorance — dix ou douze volumes d’érudition dont quatre lourds à assommer un bœuf. Et moi qui ne l’avais touchée qu’avec une fleur ! Enfin ma correspondante me porte le coup de grâce en adjoignant malignement à sa missive le tracé d’un relief de Sakkarah. Mais, oh ! ironie des choses ! j’avais, il y a des années, reproduit ce même relief révélateur dans un de mes livres. Mais, trêve de badinages, car le problème est au fond passionnant.

Donc Mlle Nyota reconstitue les danses du temps des Pharaons ; et j’apprends qu’elle a peu de doutes sur l’authenticité de son interprétation. C’est beaucoup dire. Évidemment, des documents iconographiques subsistent assez nombreux ; on trouve de plus des indications dans les textes. Il reste à les déchiffrer d’une manière plausible et à les réaliser intégralement.

Mais peut-on en somme reconstituer un mouvement de danse ? Quelquefois, peut-être, et encore ! Il ne s’agit pas ici d’une entrée de ballet de Campra et Pécourt ; car pour elle nous disposons, en plus des estampes de l’époque, de tracés chorégraphiques dont nous avons la clef, du texte musical, des comptes rendus du Mercure. D’ailleurs, même en présence de tous ces éléments, la tâche reste ardue.

Mais s’il s’agit d’un mouvement dont l’image conservée fixe un ou deux aspects seulement — ou bien deux aspects simultanés comme l’a observé Rodin chez Rude ou Géricault, comment s’y prendre pour reconstituer ?

J’ai compulsé récemment un bouquin allemand bien déconcertant. Il est rédigé par un chef d’escadron et a pour sujet l’allure des chevaux dans la fameuse Procession des Panathénées.

J’ai appris par ce livre que, deux siècles durant, esthéticiens et archéologues — dont l’illustre historien M. Collignon — n’ont pu se mettre d’accord sur cette question. Et voilà que le sabreur allemand arrive à déterminer avec évidence l’allure, le genre d’harnachement (qui chez Phidias n’est aucunement indiqué), la méthode des cavaliers. Je ne me rappelle pas le résultat, étant peu ferré sur l’équitation, mais le procédé d’investigation me frappa. L’auteur avait obtenu par le cinéma au ralenti une analyse infiniment subtile de toutes les allures présumables. Et, en comparant minutieusement ces instantanés pris sur des chevaux vivants au mouvement des coursiers de marbre, il trouva la solution. Comme il est bon cavalier lui-même, rien de plus simple que de reconstituer le mouvement. Il n’y a pas là, d’ailleurs, de quoi s’étonner. Sait-on qu’il y a plus d’un quart de siècle un savant français usa de la cinématographie encore dans l’enfance pour reconstituer l’orchestique des Grecs, d’après les monuments figurés ? Non, car il est admis d’ignorer tout des initiatives françaises. La thèse de M. Emmanuel cherche à galvaniser la mort en lui juxtaposant la vie. Il mit les dessins des potiers ioniens en présence d’analyses photographiques prises sur les temps essentiels de la danse dite classique. Et il obtint ainsi, en s’appuyant sur les données d’un art vivant, des lumières sur la gymnastique des anciens, que je ne puis exposer ici, mais qui réduisent à peu de chose le dilettantisme d’une Isadora Duncan.

Encore faut-il tenir compte des déformations voulues par l’artisan, imposées par le rite, déterminées par telle idéologie ou convention. Ainsi Fokine adopte-t-il dans Cléopâtre la conception des épaules vues de face sur un torse en profil. Ainsi Mme Valentine Jean-Hugo rectifie-t-elle dans un ouvrage inachevé le mouvement des danseuses de Sakkarah mentionnées au début de cette note, en l’identifiant au grand battement de nos danseuses, — tandis que Mlle Nyota le reproduit tel quel, à deux reprises. Jamais en cueillant des poses dans Cappart ou Perrot, les alignant en mosaïque et en improvisant tant bien que mal les transitions, on n’arrivera à reconstituer la technique savante des danseurs égyptiens. Mlle Nyota « reconstitue » une danse guerrière d’après tels monuments. Fort bien ! Jetez les yeux sur les documents les plus accessibles. Vous verrez que les Égyptiens de Béni-Hassan cabriolent, pirouettent, tourbillonnent. Mlle Nyota ne saute pas, n’exécute aucune pirouette. Voudrait-elle, elle ne pourrait pas. Une danseuse classique peut. Voilà qui est tranché.

Mais faut-il reconstituer ? Je n’en vois pas, pour un danseur, la nécessité esthétique. C’est là un problème fait pour passionner l’historien, le théoricien. Pour l’artiste, l’intuition juste suffit ; s’il suggère, s’il crée une atmosphère, il fait œuvre d’art. Qu’il s’inspire de ce qui l’émeut, mais qu’il ne fasse pas figure de pédant. Qu’il nous laisse disserter, nous autres, mais qu’il sache, lui, son métier.

Quand Mlle Nyota, assise, danse avec les bras une divinité brahmanique, c’est très beau. Le poignet joue librement, mais on ne voit pas cette fluctuation, ce serpentement intérieur des muscles sous l’épiderme qu’on observe chez d’autres orientales ou gitanes. Elle est très bien faite : le torse en « mufle de vache », l’épaule en « tête d’éléphant » et la jambe en « tronc de bambou » avec des petits pieds dont les doigts s’assemblent comme ceux de la main « en position ». Pour ne plus parler hindou, elle montre une plénitude de formes juvénile et ferme qui enchante l’œil. Les costumes de Poiret sont d’une somptuosité discrète. Chaque entrée de la danseuse est saisissante d’étrangeté charmante. Mais cela ne dure pas. La diction de sa danse est pauvre, sa technique défectueuse, très limitée. De l’intelligence, beaucoup de goût, aucune vulgarité. J’oubliais : les dents fort belles. J’en sais quelque chose. Elle me les a montrées…

Mais peut-être a-t-elle été plus maligne que moi et ne voulait-elle qu’un article sur elle dans Comœdia. Eh bien, elle l’a !