3 mai. « Artémis troublée ».
Issu de la vision ou plutôt de l’arbitraire fantasque et intrépide d’un peintre puissant, le ballet d’Artémis troublée ressort à une conception fort complexe. Tantôt il côtoie le grand style baroque, tantôt il frise volontairement la parodie, C’est là un chapitre du Virgile travesti — et retravesti — une mythologie « grand siècle » où autour du danseur empenné et enjuponné d’après Bérain, dessinateur du Roy, des belles en paniers à la Camargo, or et bleu, font des pointes — un siècle ou plus « avant la lettre ».
Donc, Bakst a imaginé un paradoxe chorégraphique qui joue avec des réminiscences historiques — et se joue d’elles. Et ce désinvolte imbroglio de styles atteint son point culminant à l’apparition — suprême paradoxe — de Mlle Ida Rubinstein, danseuse classique. Or, je ne saurais disputer mon admiration au dilettantisme, intelligent et hautain, de cette singulière artiste, Ève artificielle, qui eût laissé rêveur Villiers de L’Isle-Adam. Et voilà qu’aujourd’hui, elle pastiche la technique traditionnelle avec une aisance stupéfiante. Grande « plus que nature », élancée à faire paraître trapu un éphèbe pervers d’Aubrey Beardsley, portant le lourd tutu de satin broché comme un pagne léger — elle brave l’évidence et se surélève sur les pointes… Et voilà que telles de ses poses au repos, telles de ses arabesques dans le pas de deux, aux lignes allongées et effilées, à l’aplomb impeccable, apparaissent d’un contour captivant dans leur exagération même ; tels « ports de bras », encadrant sa petite tête de camée, sa face blême d’impératrice implacable, affectent la forme svelte d’une lyre. La première apparition d’Artémis, sortant de sa tente en sa blancheur poudrederizée, a le charme sculptural d’un Bernin. Mais son mouvement de danse en lui-même est saccadé, les linéaments déchiquetés, les raccourcis souvent sans beauté ; le dos, très long, se casse et ondule.
En somme, fascinante et inédite vision de féerie — mais quelque peu contaminée par les réalités irréductibles.
À ses côtés, Svoboda mime et danse avec une belle prestance décorative, un Actéon-bellâtre emperruqué, demi-dieu « talon rouge. »
C’est Jasmine qui, ordonne et entraîne le bataillon des nymphes chasseresses ; gracile figurine rococo qui semble dessinée par Boquet pour les Menus Plaisirs — mais agitée par un frisson nouveau, par une fièvre moderne. Et souvent elle brise, malgré tout, le cadre conventionnel de son rôle de confidente en de grands élans de jalousie farouche.
Le mime Séverin campe un Zeus à puissante carrure qui fait songer au bon tyran du « Capitaine Fracasse ». La composition chorégraphique, la configuration des ensembles, dues à M. Nicola Guerra, héritier d’un nom glorieux, sont d’un métier sûr ; le maître de ballet a délibérément renoncé à toute recherche de formes historiques à exploiter et à renouveler pour l’occasion ; il a préféré appliquer sans pédantisme et avec maintes trouvailles heureuses les procédés consacrés par l’école.
Ainsi, l’ensemble optique du spectacle, qui fut remarquable, résulte de la collaboration du peintre, du maître de ballet, des qualités individuelles des exécutants, et de la vaillance à toute épreuve de cet excellent corps de ballet de dryades et d’amazones « Louis XIV » incarnées par Mlles Dauwe, G. Debry, de Craponne, J. Bourgat, Roselly, Léonce, Lorcia, Fersen, Rousseau, l’élite des sujets.
L’unique décor de Bakst, représentant un site forestier et farouche, est animé par les silhouettes expressives des arbres et amplifié par une grande richesse de plans échafaudés jusqu’à l’horizon très haut. De toutes parts, l’œil est ramené vers le milieu de la scène où se dresse, somptueuse, la tente bleue et jaune de la déesse ; j’ai déjà indiqué le caractère des costumes, tissus de rêve et d’histoire, échos du temps passé plutôt qu’objets de vitrine, somme toute, du vrai Bakst, harmonieux dans la magnificence.
Quelques mots encore sur l’autre inédit de la soirée : Frivolant. Que j’aime ce rafraîchissant vocable qui sert de titre à un petit ballet où des danseuses en tutu incarnent, avec une grâce désuète et mièvre, mais qui ne se dément pas, le jeu des forces élémentaires.
Il est vrai que l’ambiance picturale a été bien fruste. Les danseuses se profilaient sur l’écran d’une toile de fond vaguement colorée ; des draperies figuraient économiquement les coulisses ; décor d’ombres chinoises ; les vaporeux tutus de Raoul Dufy (qui semble tendre la main à Eugène Lamy, costumier, il y a un siècle, de la première Sylphide) peuvent prétendre à un fond plus suggestif.
M. Léo Staats, qui ordonna ces danses en est en même temps le protagoniste. Il danse le vent, traverse la scène par d’amples et pathétiques jetés qui font ployer les tiges flexibles des filles-fleurs, et, triomphant, emporte à bras tendus la Nuée. Mais pourquoi toujours la tête dans les épaules, l’attitude crispée de l’intrigant de mélodrame ? Mlle Johnsson, très correcte, bien d’aplomb, les attaches délicates — mais le torse compact, tassé — incarne la Nuée, une Nuée qui ne quitte pas assez le sol. Cependant, les Nuées ont, depuis toujours, été des danseuses d’élévation : Taglioni, Pavlova. Mlle Daunt est la Source ; le mouvement imitatif par lequel elle laisse traîner, « couler » une jambe, est charmant ; je reviendrai longuement sur cette jeune artiste à propos de la Tragédie de Salomé. Je reviendrai également sur Frivolant, et cela d’autant plus volontiers que ce sera pour moi un plaisir que de le revoir.