(1769) Traité contre les danses [graphies originales] « Traité contre les danses. [Première partie.] — Chapitre IX. Circonstances qui contribuent à rendre les Danses plus dangereuses et plus criminelles. » pp. 102-114
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(1769) Traité contre les danses [graphies originales] « Traité contre les danses. [Première partie.] — Chapitre IX. Circonstances qui contribuent à rendre les Danses plus dangereuses et plus criminelles. » pp. 102-114

Chapitre IX.

Circonstances qui contribuent à rendre les Danses plus dangereuses et plus criminelles.

J’ai observé précédemment qu’on ne pouvoit pas conclure, de ce que les danses sont particulièrement défendues les jours de Dimanches et de Fêtes, pendant le service divin, qu’elles soient innocentes et permises en d’autres jours et en d’autres temps ; ce qui s’en suit uniquement, c’est que les danses, mauvaises en tous les temps, le sont particulièrement les jours consacrés à Dieu, et que la circonstance de ces jours est une circonstance qui rend plus criminels ceux qui se livrent à cette sorte de plaisir.

Tout le monde convient que les œuvres serviles et les travaux ordinaires sont défendus en ces jours-là, et qu’on doit observer cette défense, à moins que, par quelque pressante nécessité, on ne se trouve dans le cas de la dispense. Pourquoi les œuvres serviles, bonnes de leur nature et permises en tout autre jour, sont-elles défendues les jours particulièrement consacrés au service de Dieu ? C’est afin que, s’abstenant des travaux et des occupations ordinaires, on ait plus de loisir, plus de liberté d’esprit et de cœur pour s’appliquer à Dieu, aux exercices de piété, et à la grande affaire du salut, que souvent les affaires temporelles font trop long-temps perdre de vue.

Mais si les distractions et les dissipations d’esprit et de cœur, que causent naturellement les soins et les travaux temporels, obligent de les suspendre les jours de dimanches et de fêtes pour vaquer plus librement à Dieu ; combien est-on criminel de leur substituer les danses, beaucoup plus capables de dissiper, et d’une manière infiniment plus dangereuse ? Le fruit qu’on doit s’appliquer à retirer de la célébration du dimanche et des fêtes, c’est de réveiller et d’enflammer davantage en soi l’amour de Dieu et des biens célestes, en s’y occupant particulièrement des grâces qu’on a reçues de lui, et des biens qu’il nous promet pour l’autre vie. C’est encore de faire des retours plus sérieux sur soi-même, pour reconnoître les péchés où l’on a été entraîné les jours précédens par la fragilité humaine, et pour s’en purifier par de saints gémissemens, en s’en humiliant devant Dieu et lui en demandant pardon, du cœur plus encore que de la bouche. Or, combien est-on éloigné d’entrer dans ces sentimens, quand on emploie une partie de ces jours consacrés à Dieu, à des danses, dont l’effet naturel et inévitable est de jeter l’ame dans une dissipation qui ne la laisse plus assez maîtresse d’elle-même pour s’appliquer à Dieu, d’affoiblir et d’éteindre par là l’esprit de prière, et d’allumer dans le cœur le feu de la cupidité, pendant qu’on ne devroit s’occuper qu’à rendre plus ardent et plus actif le feu de la charité.

Une des intentions que l’Eglise a eues en instituant les fêtes en l’honneur des saints, a été qu’en nous réjouissant avec eux de ce que de cette terre pleine de misères ils sont passés dans le lieu du repos éternel, nous soyons en même temps excités, par le souvenir de leurs exemples, à prendre, pour arriver au bonheur dont ils jouissent, la route qu’ils ont prise. Or, dit saint Augustin, (ser. 316, p. 1.) les saints n’ont pas mérité le bonheur du ciel en dansant, mais en priant ; en tombant dans les excès de vin, mais en jeûnant ; en querellant, mais en souffrant patiemment les torts et les outrages qui leur ont été faits : Lætamur quia de terrâ laboris ad regionem quietis martyres transierunt ; sed hoc non saltando, sed orando ; non potando, sed jejunando ; non rixando, sed tolerando meruerunt.

Comment donc prétend-on honorer les saints aux jours de leurs fêtes par des danses et des excès de boisson, et d’autres désordres pour lesquels ils n’ont eu que de l’horreur et de l’éloignement, et qui sont une profanation manifeste de ces jours appelés particulièrement saints, parce que les chrétiens, qui doivent être saints dans toute la conduite de leur vie, s’y doivent conduire encore plus saintement que les autres jours ? N’est-ce pas là faire des jours du Seigneur les jours du démon, parce qu’on s’y livre plus pleinement à lui ? N’est-ce pas changer les fêtes de la Religion en des fêtes toutes profanes et toutes païennes ? Et cette profanation des jours consacrés à Dieu, n’est-elle pas une sorte de sacrilége ?

Si quelqu’un étoit assez impie pour faire de l’église un lieu de débauche, ou même d’entretiens d’affaires temporelles ; pour faire d’un autel, sur lequel on offre le saint sacrifice, une table pour boire et pour manger, et des habits sacerdotaux des habits ordinaires ; qui est-ce qui ne seroit pas frappé de cette profanation, et ne s’en plaindroit pas hautement, quand même il ne feroit pas d’ailleurs profession d’une grande piété ? Les jours de dimanches et de fêtes étant consacrés à Dieu, comme une église, un autel, les habits et les vases destinés au sacrifice lui sont consacrés, pourquoi craint-on moins de les profaner par des danses incompatibles avec la sainteté de ces jours, et avec ce qu’on y doit faire pour honorer Dieu ? En tout ce qui a rapport à la Religion, si on y mêle quelque chose que la Religion n’approuve pas, on sera toujours en droit de demander avec saint Paul : (2. Cor. c. 6, v. 15.) Quel rapport peut-il y avoir entre Jésus-Christ et Bélial ? Aussi, saint Augustin dit qu’il y auroit moins de mal à travailler à la terre les jours entiers des dimanches et des fêtes, qu’à y danser : Meliùs totâ die foderent, quàm totâ die saltarent. (tom. 2, p. 32, n° 6.)

Le même saint docteur dit encore : (tract. not. 3.) « L’observation du sabbat, c’est-à-dire du jour consacré à Dieu, nous regarde encore plus que les Juifs, parce que nous devons l’observer d’une manière toute spirituelle. Les Juifs observent leur sabbat d’une manière toute servile et toute charnelle, parce qu’ils l’emploient à l’impureté et aux danses, qui portent à la débauche ; combien leurs femmes feroient-elles mieux d’employer ce jour-là à leurs ouvrages de laine qu’à danser ! Que Dieu nous garde, mes Frères, de dire qu’ils observent le sabbat ! » Il faut se rappeler ici ce que j’ai rapporté plus haut, que long-temps avant saint Augustin, saint Ignace, martyr, écrivoit aux Magnésiens : (p. 59.) « Ne célébrons plus à l’avenir le sabbat à la manière des Juifs, nous contentant de n’y rien faire ; mais que chacun de vous célèbre le sabbat spirituellement, trouvant sa joie dans la méditation de la loi de Dieu, dans la considération et l’admiration de ses ouvrages, et non en prenant plaisir à des danses, à des marques de joie folles et insensées : Non saltationibus plausibusque insanis oblectans se.  »

M. Bossuet, dans ses réflexions sur la comédie, (tom. 7, p. 643.) s’applique à montrer que l’assistance aux spectacles, défendue en tout temps, l’est encore plus les jours de dimanches et de fêtes. Et comme ce qu’il dit sur les spectacles est également applicable aux danses, je crois devoir rapporter ses propres paroles en substituant les danses aux spectacles. « En vérité, dit-il, on pousse trop loin la licence. Les commandemens de Dieu, et en particulier celui qui regarde la sanctification des fêtes, sont trop oubliés ; et bientôt le jour du Seigneur sera moins à lui que tous les autres, tant on cherche d’explication pour l’abandonner à l’inutilité et au plaisir. » Et sur ce que l’auteur, que M. Bossuet réfute, disoit en permettant d’aller à la comédie les jours même de fêtes, qu’elle ne commence qu’après l’office, le savant réfutateur lui répond : (ibid. p. 643 et 644.) « Qui empêchera que par la même raison l’on ne permette les autres ouvrages, sans doute plus favorables et plus nécessaires ? Qui a introduit ce retranchement du saint jour ? Et pourquoi n’aura-t-il pas les vingt-quatre heures comme les autres ?… Ceux qui fréquentent les danses songent-ils seulement qu’il y a des vêpres ? En connoît-on beaucoup qui, affectionnés au sermon et à l’office de la paroisse, après les avoir ouïs, aillent perdre à la danse, dans une si grande effusion d’une joie mondaine, l’esprit de recueillement et de componction que la parole de Dieu et ses louanges auront excité ? Disons donc que les danses ne sont pas faites pour ceux qui savent se sanctifier dans le vrai esprit du christianisme, et assister sérieusement à l’office de l’Eglise. »

Aussi, nos rois très-chrétiens, dans leurs ordonnances, et les parlemens dans leurs arrêts, se sont joints aux saints conciles pour défendre les danses publiques les saints jours de dimanches et de fêtes, et surtout les fêtes patronales. Nous avons déjà vu ce qu’en rapporte M. d’Héricourt. J’ajoute que François I les a défendues par ses Lettres patentes du 7 février 1520, adressées au prévôt de Paris, et aux baillis de Meaux, de Senlis et de Valois. Cette défense se trouve réitérée par Charles IX, dans son édit du mois de janvier 1560, art. 2, et 245 ; et par Henri III, dans son ordonnance du mois de mai 1579, ou édit de Blois, art. 23 : défenses qui ont été confirmées depuis par une autre ordonnance de Louis XIII, en 1610, et par celle de Louis XIV, du 16 décembre 1698, rapportée plus haut et enregistrée au parlement le 31 du même mois, et rapportée dans le procès-verbal de l’assemblée générale du clergé de France de l’année 1700. (p. 79.) A quoi enfin on peut ajouter un arrêt du conseil d’état, rendu en 1666, et plusieurs arrêts rendus au parlement, comme celui du 15 octobre 1588, et celui du 3 septembre 1667.

Après tant d’ordonnances et d’arrêts, soit du conseil d’état, soit des cours souveraines qui défendent les danses publiques les saints jours de dimanches et de fêtes, il ne reste plus qu’à désirer que tous ceux entre les mains de qui Dieu a mis son autorité, soit dans le for extérieur, soit dans le for intérieur, ne négligent rien de tout ce qui est en leur pouvoir, pour abolir une coutume qui ressent beaucoup plus le paganisme que la religion chrétienne.

Une seconde circonstance qui rend les danses plus dangereuses et plus criminelles, c’est lorsqu’elles se font la nuit ; et c’est ainsi que se font celles qu’on appelle bals. Tout le monde sait que la nuit contribue ordinairement à rendre plus hardi pour le mal. Combien de gens souffrent ou prennent plus facilement, à la faveur des ténèbres, des libertés criminelles qu’ils n’oseroient prendre ou souffrir en plein jour, par un reste de pudeur, ou par la crainte des hommes ? Rien de plus opposé que les danses en général, et en particulier celles de la nuit, à cette règle de saint Paul : Marchons avec bienséance et avec honnêteté, comme on marche durant le jour. (Rom. c. 13, v. 13.)

Une troisième circonstance qui rend les danses plus criminelles, c’est lorsqu’elles sont accompagnées de déguisement, comme il est encore très-ordinaire aux bals. Si, comme je viens de le marquer, les ténèbres de la nuit contribuent à donner plus de hardiesse pour prendre ou souffrir des libertés criminelles, cette hardiesse ne doit-elle pas naturellement beaucoup augmenter, lorsqu’étant caché par un masque et sous un habit extraordinaire, on est assuré de n’être pas connu ? Mais la manière de se déguiser la plus dangereuse et la plus criminelle, c’est lorsqu’on change les habits de son sexe pour prendre ceux de l’autre sexe. Dieu l’avoit défendu à son ancien peuple dans les termes les plus forts. Combien cette défense regarde-t-elle encore plus les chrétiens qui, vivant sous la loi de grâce, sont obligés à une plus grande sainteté ! Une femme , est-il dit dans le Deutéronome, (c. 12, v. 5.) ne prendra point un habit d’homme, ni un homme un habit de femme ; car celui qui le fait est abominable devant Dieu. En effet, que de désordres et de scandales peuvent naître de ce changement d’habits de son sexe ! La femme, en changeant ainsi d’habits, se dépouille assez aisément de la pudeur et de la modestie naturelles aux femmes ; et l’homme aussi, en prenant l’habit qui convient à l’autre sexe, donne lieu de craindre qu’il n’en ait la mollesse et l’esprit, ou qu’il ne les prenne bientôt : ce qui est un renversement de la nature, abominable aux yeux de Dieu. Qui s’attendroit, après une défense aussi expresse que celle qui vient d’être rapportée, à trouver encore des chrétiens, qui, par un mépris marqué de Dieu et de ses volontés, vont directement contre ce qu’il a si expressément défendu !

Une quatrième circonstance qui rend les danses plus criminelles, c’est lorsqu’elles se font les jours ou les temps particulièrement consacrés à la pénitence, tels que sont les jours de jeûnes, et spécialement dans le saint temps de carême. Je rapporterai, pour le prouver, les autorités et les raisons que M. Bossuet a employées contre l’auteur apologiste de la comédie, qui, non content de la permettre en général à tous les chrétiens, n’a pas eu honte d’avancer qu’ils pouvoient prendre ce divertissement.

Le temps même du carême, « encore, dit-il, que ce soit un temps consacré à la pénitence, un temps de larmes et de douleur pour les chrétiens, un temps où, pour me servir des termes de l’Ecriture, la musique doit être importune, et auquel le spectacle et la comédie paroissent peu propres, et doivent, ce semble, être défendus ; l’auteur, dit M. Bossuet, (p. 637 et 639.) semble n’avoir proposé toutes ces raisons que pour passer par-dessus, malgré le texte de l’Ecriture dont il les soutient. C’est confondre toutes les idées que l’Ecriture et la tradition nous donnent du jeûne. Le jour du jeûne est si bien un jour d’affliction, que l’Ecriture n’exprime pas autrement le jeûne que par ces termes (Lévit. c. 16, v. 29, et 31.) Vous affligerez vos ames , c’est-à-dire vous jeûnerez. C’est pour entrer dans cet esprit d’affliction, qu’on a introduit cette pénible soustraction de la nourriture. Pendant qu’on prenoit sur le nécessaire de la vie, on n’avoit garde de songer à donner dans le superflu ; au contraire, on joignoit au jeûne tout ce qu’il y a d’affligeant et de mortifiant, le sac, la cendre, les pleurs, parce que c’étoit un temps d’expiation et de propitiation pour ses péchés, où il falloit être affligé, et non pas se réjouir. Le jeûne a encore un caractère particulier dans le nouveau testament, puisqu’il est une expression de la douleur de l’Eglise dans le temps qu’elle aura perdu son époux, conformément à cette parole de Jésus-Christ même : (Matth. c. 9, v. 15.) Les amis de l’époux ne peuvent s’affliger pendant que l’époux est avec eux ; il viendra un temps que l’époux leur sera ôté, et alors ils jeûneront. Il met ensemble l’affliction et le jeûne ; et l’un et l’autre, selon lui, sont le caractère des jours où l’Eglise pleure la mort et l’absence de Jésus-Christ. Les saints pères expliquent aussi que c’est pour cette raison, qu’approchant le temps de la passion, et dans le dessein de s’y préparer, on célébroit le jeûne le plus solennel, qui est celui du carême. Pendant ce temps consacré à la pénitence et à la mémoire de la passion de Jésus-Christ toutes les réjouissances sont interdites ; de tout temps on s’est abstenu d’y célébrer des mariages ; et pour peu qu’on soit versé dans la discipline, on en sait toutes les raisons. Il ne faut pas s’étonner que durant ce temps on défende spécialement les spectacles, quand ils seroient innocens. On voit bien que cette marque de la joie publique ne conviendroit pas avec le deuil solennel de toute l’Eglise ; loin de permettre les plaisirs et les réjouissances profanes, elle s’abstenoit des saintes réjouissances, et il étoit défendu d’y célébrer les nativités des saints, parce qu’on ne pouvoit les célébrer qu’avec une démonstration de la joie publique. Cet esprit se conserve encore dans l’Eglise, comme le savent et l’expliquent ceux qui entendent les rits. C’est encore dans le même esprit qu’on ne jeûne point le dimanche, ni durant le temps entre Pâques et la Pentecôte, parce que ce sont des jours destinés à une sainte réjouissance, où l’on chante l’Alleluia, qui est la figure du cantique de joie du siècle futur : si le jeûne ne convient pas au temps d’une sainte joie, doit-on l’allier avec les réjouissances profanes, quand d’ailleurs elles seroient permises ?… (ibid. p. 640.) Parmi les sermons de saint Ambroise, on en trouve un de saint Césaire, archevêque d’Arles, où il répète trois ou quatre fois, que celui qui chasse pendant le carême, horum quadraginta dierum curriculo , ne jeûne pas ; encore, poursuit-il, qu’il pousse son jeûne jusqu’au soir, selon la coutume constante de ce temps-là, il pourroit bien paroître avoir mangé plus tard, mais cependant il n’aura pas jeûné au Seigneur : Potes videri tardiùs te refecisse, non tamen Domino jejunâsse. Ce saint écrivoit à la fin du deuxième siècle. Dans le neuvième, le grand pape Nicolas I imposa aux Bulgares qui le consultoient, la même observance selon la tradition des siècles précédens. Cette sévérité venoit de l’ancienne discipline des pénitens, qu’on étendoit, comme on voit, jusqu’au carême, où toute l’Eglise se mettoit en pénitence. Et de peur qu’on ne s’imagine que cette discipline des pénitens ne fût excessive ou déraisonnable, saint Thomas l’appuie de cette raison, que ces spectacles et ces exercices empêchent la récollection des pénitens, et que leur état étant un état de peine, l’Eglise a droit de leur retrancher, par la pénitence, même des choses utiles, mais qui ne leur sont pas propres, sans y apporter d’autre exception que le cas de nécessité, comme seroit la chasse, s’il en falloit vivre : tout cela conformément aux canons et à la doctrine des saints. »

Est-il plus aisé d’allier les danses que les spectacles avec l’esprit de récollection et de componction, qui doit être en tout temps dans les chrétiens, et surtout dans les pénitens, mais qui doit particulièrement se renouveler en eux, et y être plus agissant dans les jours et les temps spécialement consacrés à la pénitence, comme le saint temps de carême, plus que tout autre ?