XXII
gab
Pendant huit années Gab et moi avons vécu ensemble dans la plus grande intimité, comme deux vraies sœurs. Gab est beaucoup plus jeune que moi et me porte une profonde affection.
Souvent je la regarde avec curiosité, elle semble lire ce qu’il y a dans mon regard et répond à mon interrogation muette :
— Vous ne pouvez pas me comprendre ! Vous êtes saxonne et je suis latine.
Lorsque je la considère, je pense comme elle, et je me demande s’il existe une façon de comprendre que nous ne possédons pas nous, saxons. Gab est profondément sérieuse. Elle a de longs yeux noirs qui semblent sommeiller. Quand elle marche, malgré son jeune âge, c’est d’un pas lent et allongé qui donne l’impression que, si elle n’est pas méditative ou pondérée, elle doit être d’une nature grave et réfléchie.
Lorsque je l’ai connue elle habitait un appartement sombre, meublé à l’indienne, où dans son costume de velours noir, elle donnait l’impression de quelque princesse byzantine. Jean Aicard, le poète, disait un jour que sa voix est de velours, que sa peau et ses cheveux sont de velours, que ses yeux sont de velours et que son nom devrait être « Velours ». Si on pouvait la comparer à un être vivant, ce serait à quelque boa, car ses mouvements sont ceux d’un serpent. Rien de sinueux, de rampant, mais l’ensemble des gestes, de l’attitude évoque la souplesse d’une couleuvre.
J’ai connu Gab pendant au moins deux ans avant qu’il m’entrât dans la tête qu’elle avait de l’attachement pour moi.
Elle était toujours si calme, tellement silencieuse, si peu démonstrative, si peu semblable à aucun autre être que seul un être surnaturel, semblait-il, pouvait arriver à la comprendre.
Ses yeux et ses cheveux sont identiques, très noirs et très brillants.
Les gens, qui sont devant elle, ne savent jamais au juste si elle les regarde et pourtant rien de ce qu’ils font ne lui échappe et à travers les yeux mi-clos elle pénètre jusqu’au fond des âmes. Elle n’est ni grande, ni petite, ni forte, ni maigre. Sa peau est comme de l’albâtre, ses cheveux très abondants sont partagés au milieu, tirés en un nœud sur le derrière de la tête comme une coiffure de grand’mère. Les dents sont petites, régulières et blanches comme des perles ; le nez est droit, gracieux ; la bouche dessine l’arc de Cupidon. La figure est large et massive et la tête est si forte qu’elle ne trouve jamais de chapeaux assez grands pour la coiffer.
Lorsque Gab était enfant, elle avait pour jouets un âne, un poney, une armée de soldats de plomb, — y compris Napoléon dans toutes ses phases, — des chevaux, des fusils, des canons de bois… Quand je fis sa connaissance, elle avait encore auprès d’elle la nourrice qui avait remplacé sa mère. Cette femme me raconta que Gab lui faisait faire le cheval, tandis qu’elle-même représentait Napoléon, jusqu’à ce que la pauvre nourrice tombât de fatigue. Elle me dit encore que Gab était si sauvage que lorsque sa mère recevait une visite, quand l’enfant était au salon et qu’il n’y avait pas moyen de s’échapper, la petite se cachait derrière un rideau et ne bougeait plus, peu importait pendant combien de temps, jusqu’à ce que l’intrus s’en allât. Sa mère avait tant de souci de ce qu’elle appelait la timidité de l’enfant, qu’elle ne voulut jamais la contraindre. Gab, depuis, m’a expliqué qu’elle n’avait pas peur et n’était pas timide, mais que la vérité était qu’elle ne put jamais souffrir certaines gens, et qu’elle ne voulait pas être forcée de voir ceux qui lui déplaisaient.
Elle est la même aujourd’hui. Pendant des années quand un visiteur entrait par une porte, elle sortait par l’autre et cela lui était égal que ce fût pour une longue visite ou pour un mot seulement. A déjeuner ou à dîner rien ne pouvait, rien ne peut encore décider Gab à rencontrer des gens.
Gab possède une volonté de fer.
Sa nourrice me rapporta qu’un jour, en voyage avec ses parents, Gab, qui était alors une toute petite fille, voulut avoir un âne qui trottait le long de la voie du chemin de fer. Elle réclama l’âne et n’en démordit pas avant qu’on eût trouvé la bête et qu’on la lui eût achetée.
Gab est d’une rare correction. Il semble qu’on lui ait inculqué toute la politesse du monde, — toute la gravité aussi.
A neuf ans elle lisait Schopenhauer ; à quatorze elle faisait des recherches dans les archives de la police secrète du siècle passé ; à seize elle étudiait la littérature ancienne de l’Inde ; à dix-huit elle publiait un manuscrit qu’elle avait trouvé après la mort de sa mère. Elle le fit éditer avec son argent de poche. Le titre du livre était Au loin, et Jean Lorrain déclarait que c’était le plus beau livre sur l’Inde qu’il eût jamais lu.
La mère de Gab avait dû écrire ce livre pendant son voyage là-bas, car peu de temps avant sa mort elle avait visité cet intéressant pays et avait pénétré dans les maisons et aussi dans les cœurs où aucun Européen ne trouve accès. Elle était merveilleusement belle et avait fait sensation dans cette contrée où l’on donne une si grande valeur à la beauté.
On raconte qu’une nuit, à un bal chez le viceroi dont elle était l’invitée, son entrée fit une telle sensation que tous les couples, oubliant qu’ils étaient là pour danser, s’arrêtèrent et vinrent admirer sa beauté radieuse.
Lorsqu’elle fut morte ceux qui l’ensevelirent pleurèrent comme des enfants disant qu’elle était trop belle pour avoir été un être humain et qu’il y avait du surnaturel dans son visage.
Toute sa vie on l’avait appelée la belle Mme X…
Lors de mes débuts aux Folies-Bergère, Gab avait quatorze ans. Un jour sa mère lui dit :
— Il y a une nouvelle et étrange danseuse que tout le monde va voir. Nous irons à une matinée.
En arrivant au théâtre pour louer des places, la veille de la représentation, elles s’inquiétèrent de moi auprès de la buraliste. La mère de Gab, que sa beauté rendait sympathique à tous, n’eut point de mal à obtenir de la buraliste toutes les réponses qu’elle désirait. Et le dialogue suivant s’établit :
— Est-elle jolie ? demanda la mère de Gab.
— Non, elle n’est pas jolie, répondit la buraliste.
— Est-elle commune, vulgaire ?
— Non, c’est un type à part.
— Grande ?
— Plutôt petite que grande.
— Est-elle jeune ?
— Oui, je crois, mais je ne pourrais l’affirmer.
— Est-elle brune ou blonde ?
— Elle a des cheveux châtain cendré et des yeux bleus, très bleus.
— Est-elle élégante ?
— Ah ! pour cela, non ! Elle est tout au monde sauf cela. C’est une drôle de fille qui semble ne penser à rien d’autre qu’à son travail.
— Serait-elle sauvage ?
— Oh ! pour cela, oui. Elle ne connaît personne, ne voit personne. Elle est restée tout à fait étrangère à Paris. Elle habite au troisième au fond d’une cour dans une maison derrière les Folies-Bergère et n’en sort jamais, si ce n’est avec le directeur du théâtre ou sa femme, et avec sa mère qui ne la quitte pas.
— Est-ce que sa danse la fatigue beaucoup ?
— Après la danse elle est si fatiguée, qu’il faut la porter chez elle et elle se couche de suite. La première fois qu’elle est venue, elle était descendue au Grand-Hôtel, mais le directeur lui a donné l’appartement dont je vous ai parlé. Il a fait percer une porte au fond de la scène pour qu’elle puisse rejoindre cet appartement sans avoir à sortir dans la rue. Elle reste quarante-cinq minutes en scène. La danse blanche à elle seule dure onze minutes. C’est très fatigant pour elle, elle en fait trop, mais le public ne veut pas la laisser partir.
— Est-elle gentille ?
— Voyez-vous, elle ne sait pas un mot de français, mais elle sourit sans cesse et dit « bongjour ».
A ce moment le directeur, M. Marchand, qui s’était approché du bureau et que séduisait le charme irrésistible de la mère de Gab, prit part à la conversation.
— C’est une personnel très complexe, dit-il, que miss Loïe Fuller. Elle n’a aucune patience mais déploie, malgré cela, une invraisemblable dose de persévérance. Avec ses lampes électriques, elle répète toujours, à la recherche d’effets nouveaux et garde parfois ses électriciens à l’ouvrage jusqu’à six heures du matin. Personne n’oserait lui faire la moindre observation et le surmenage lui paraît tout naturel. Elle n’arrête jamais ni pour dîner ni pour souper. Elle cherche des combinaisons de lumières et de couleurs les unes après les autres, sans fin.
Et il ajouta, comme à part :
— Ce sont de drôles de gens que ces Américains.
La mère de Gab s’enquit alors de mes recherches, de mes idées.
— Elle vient justement d’être interviewée à ce propos et l’interview a paru ce matin.
Entre autres choses elle a dit, en parlant des effets qu’elle
obtenait : « Tout le monde sait quand c’est réussi, mais personne ne sait
comment il faut s’y prendre pour y arriver et c’est cela que je cherche sans cesse. »
Son interlocuteur lui demanda encore s’il n’y avait pas un système établi ou des
livres qui pussent le mettre sur la voie. Elle eut l’air tout étonné et répliqua :
« Je ne vois pas comment on pourrait noter avec des mots des rayons de lumière dans
leur imperceptible et incessante évolution. Tout cela bouge trop tout le
temps. »
Mon directeur tira alors le journal de sa poche et lut ce passage de mes déclarations :
« Il faut de l’ordre dans la pensée pour écrire, et on ne peut que sentir des rayons de lumière en décomposition ou en transition, comme on sent le chaud et le froid. On ne peut pas vous dire avec des mots ce que vous ressentez. Les sensations ne sont pas des pensées. »
« — Mais la musique, par exemple, peut être notée ?
Ceci ne parut pas la surprendre, elle se tut, réfléchit un moment et répondit :
— Il faut que je pense à cela, mais il me semble que la vibration de la vue est un sens plus haut, plus imprécis, plus changeant que celui des sons, les sons ont plus de fixité et ils sont limités. Pour la vue il n’y a pas de limite, du moins pour ce que nous en connaissons. En tout cas, nous sommes plus ignorants des choses qui concernent nos yeux que de celles qui s’adressent à nos oreilles. Peut-être est-ce parce que les yeux, dès l’enfance, sont plus développés, plus avancés, et que la vue s’exerce plus tôt chez l’enfant que l’ouïe. Le champ d’harmonie de l’œil comparé à celui de l’oreille est comme le soleil par rapport à la lune. Et c’est pour cela qu’il se fait dans le cerveau humain un bien plus grand développement du sens de la vue, avant que nous puissions le diriger et même en comprendre les résultats ou l’usage. »
— Ceux qui observent la Loïe Fuller durant son travail, continua M. Marchand après
avoir remis le journal dans sa poche, sont frappés par la transfiguration qui s’opère en
elle lorsqu’elle parle ou lorsqu’elle dirige ses hommes pour essayer ceci ou cela. De
fait, madame, elle a transformé les Folies-Bergère. Tous les soirs le public habituel
des promenoirs est submergé par une foule composée de savants, de peintres, de
sculpteurs, d’écrivains, d’ambassadeurs, et, aux matinées, il y a foule de femmes du
monde et d’enfants. Toutes les chaises et les tables des promenoirs sont empilées
derrière les fauteuils d’orchestre et tous ces gens, oublieux de leur rang et de leur
dignité grimpent dessus comme une bande de gamins. Tout cela pour une petite fille, qui
ne semble pas se douter qu’elle a du succès. Voulez-vous un exemple ? Dernièrement, ma
femme l’a conduite dans une grande maison pour
acheter des
mouchoirs. La première chose que miss Fuller vit, c’était des mouchoirs « Loïe Fuller »,
et elle fut surprise de constater que quelqu’un d’autre portait le même nom qu’elle. Et
lorsqu’on lui dit : « Mais pas du tout, ces mouchoirs portent votre
nom »
, elle répondit : « Comment cela peut-il être ? Ces gens ne me
connaissent pas. »
Elle ne comprit pas et ne put pas comprendre que c’était à
cause de son succès.
La mère de Gab après avoir répondu au salut du directeur, qui prenait congé, demanda encore à la buraliste :
— Est-elle comme il faut ?
— Grands dieux ! elle est tellement bourgeoise qu’elle a l’air d’une petite provinciale. Je doute fort qu’elle se soucie jamais de chic. Elle est arrivée ici avec une valise et une petite malle de cabine et habillée comme sur cette photographie, dit-elle en montrant le portrait que je lui avais donné.
Cette photographie me montrait en chapeau canotier, en robe vague toute droite, et que des bretelles retenaient. Une chemisette, une jaquette courte et une pèlerine des plus simples complétaient le costume.
Après cette vision, Gab et sa mère s’en retournèrent avec leurs places pour la matinée du lendemain. Cette matinée devait impressionner Gab à un point tel que, rentrée chez elle, cette gamine de quatorze ans écrivit, en mon honneur, les lignes suivantes :
« Une ombre lumineuse et légère. A travers la nuit brune filtre un reflet pâli qui palpite. Et tandis que dans l’air des pétales s’envolent, une fleur d’or surhumaine s’allonge vers le ciel. Elle n’est pas sœur des fleurs terrestres qui sur nos âmes endolories fleurissent leurs parcelles de rêve. Comme elles la fleur gigantesque ne s’offre pas consolante. Mais le surnaturel la vit naître. Elle a germé dans une région fantastique sous un rayon bleui de lune. La vie bat en sa chair transparente et ses feuilles claires s’échevèlent dans l’ombre telles de grands bras tourmentés. Toute une floraison de rêve s’étire et pense. Le poème animé de la fleur chante là : délicate, fugitive et mystérieuse.
C’est le firmament pur essaimé d’étoiles et c’est la danse du Feu.
Une flamme crépitante s’allume. Elle tourne et se tort et flamboie. De la fumée, lourde comme un encens, monte et fuse dans l’obscurité où ruissellent les lueurs d’incendie. Au milieu du sabbat embrasé, léchée par les torrents de feu qui déferlent un masque, étrange flamme aussi, s’estompe rouge sur l’air rougi. Les flammes meurent en une flamme unique qui grandit immensément. On dirait la pensée humaine se déchirant dans la nuit. Et nous demeurons le cœur poigné : de la Beauté qui passe.
Ame des fleurs, âme du ciel, âme du feu, Loïe Fuller nous les a données. D’aucunes sertissent des mots ou des formes, elle créa l’âme de la danse, car jusqu’à Loïe Fuller la danse n’avait pas d’âme.
Elle n’eut pas d’âme en Grèce lorsque autour des épis blonds par les jours ensoleillés, de beaux enfants dansaient se jouant avec leurs faucilles d’or. Rigide, majestueuse, un peu « protocolaire », elle n’eut pas d’âme sous le Grand Roi. Elle n’eut pas d’âme lorsqu’elle put en avoir. Le xviiie siècle « menuette » dans un tourbillon de poudre, la valse n’est qu’une étreinte, le culte de la femme vient de revivre.
L’âme de la danse devait naître dans ce siècle douloureux et fiévreux. Loïe Fuller cisela du rêve. Nos désirs fous, nos peurs de néant, elle les dit dans sa danse du feu. Pour apaiser notre soif d’oubli elle humanisa les fleurs. Plus heureuse que ses frères les Créateurs elle fit vivre son œuvre silencieuse et, dans la nuit, ce décor des grandes choses, nulle tâche humaine n’amoindrit sa beauté. La Providence envers elle se montra pitoyable. A son grand secret Loïe communia.
Amoureuse de la Beauté qui resplendit dans la nature elle l’interroge de ses yeux clairs. Pour effeuiller l’Inconnu sa main se fait câline ; son regard ferme et délicat pénètre l’âme des choses même lorsqu’elles n’en ont pas. L’inanimé s’anime et pense sous son désir de magicienne et la « Pantomime du rêve » évolue.
« Joliment femme elle a choisi les plus douces et les plus claires parmi les vies endormies : elle est papillon, elle est feu, elle est lumière, ciel, étoiles. Frêle sous l’étoffe flottante fleurie d’ors pâles, de calcédoines et de béryls, Salomé passa, puissante. Depuis, l’humanité en fièvre chemina. Pour calmer nos âmes meurtries et nos cauchemars d’enfants une icône fragile danse dans une robe de ciel. »
Et maintenant, après quinze années, Gab me dit encore, quand nous parlons de l’impression que je lui produisis, alors qu’elle écrivit ces pages ingénument passionnées :
— Je ne vous vois jamais telle que vous êtes, mais telle que vous m’apparûtes ce jour-là.
Et je me demande si son amitié, si solide et si sûre, n’est pas intimement confondue avec l’amour de la forme, de la couleur et de la lumière que j’ai synthétisé, à ses yeux, lorsque je lui apparus pour la première fois ?