XXI
choses d’amérique
Un étranger, et surtout un Français, qui n’a jamais séjourné en Amérique, ne peut point imaginer notre pays tel qu’il est. Un Français se fera une idée de l’Allemagne sans l’avoir vue ; de l’Italie, sans y être allé ; de l’Inde même, sans l’avoir visitée : il lui est impossible de se figurer l’Amérique telle qu’elle est.
J’eus la démonstration de cette vérité dans des circonstances tout à fait imprévues, et cette expérience demeure dans mon esprit sous un aspect particulièrement réjouissant, si réjouissant même que je tiens l’incident pour l’un des plus comiques auxquels j’aie jamais été mêlée.
Le héros de l’aventure était un jeune journaliste parisien et boulevardier, du nom de Pierre Mortier. On pouvait imaginer que, du fait de la profession qui était la sienne et qui revêt généralement ceux qui l’exercent d’un vernis suffisant de toutes choses, il serait moins sujet à la surprise et à l’effarement qu’un commis de magasin ou qu’un garçon de ferme. La suite des choses devait nous démontrer le contraire.
Mais prenons ce vaudeville au lever du rideau :
Je m’embarquais à Cherbourg, en compagnie de ma mère et de quelques amis, à destination de New-York. Pierre Mortier monta à bord pour m’apporter ses vœux de bon voyage. Nous lui fîmes visiter nos cabines, mes amis et moi, et nous l’enfermâmes dans l’une d’elles. Il eut beau appeler, du poing et du pied, contre le bois, nous demeurâmes sourds à ses appels et nous ne nous décidâmes à le délivrer que lorsque le bâtiment était déjà hors de la rade et voguait, dans le ronflement de toute sa machinerie, vers la rive du nouveau monde.
Tout d’abord, il protesta, non sans véhémence, car il n’était nullement armé dans sa tenue pour un tel voyage, mais il ne tarda pas à s’apaiser et à prendre gaîment son parti de la farce un peu vive que nous lui avions jouée.
— Soyez tranquille, lui dis-je, tout s’arrangera.
— Mais comment ? Je n’ai même pas de faux-cols.
Devant sa mine déconfite, je partis à rire, franchement. La gaîté est aussi communicative que le bâillement. Et il se mit à rire à son tour.
Arrivés à New-York, nous descendîmes dans le meilleur hôtel de Brooklyn. La première chose qui arrêta les regards de Pierre Mortier, dès le salon de l’hôtel, ce fut un nombre inaccoutumé de crachoirs. Il y en avait partout, de toutes formes et de tous calibres, car les Américains ne se gènent point, s’ils n’ont pas de réceptacle immédiatement à leur portée, pour cracher par terre et jeter leurs bouts de cigares n’importe où sans prendre même la précaution de les éteindre.
Nous gagnâmes nos chambres. Là, nombreux, rangés le long des murs, des seaux remplis d’eau lui apparurent.
— Encore des crachoirs ? s’écria Mortier.
Comme tout le monde riait, il dit d’un ton un peu pincé :
— Alors pourquoi ces seaux sont-ils là ?
— Mais, pour l’incendie.
— Je croyais, dit Mortier, que toutes les constructions américaines étaient incombustibles.
— C’est ce qu’on raconte à Paris, mais ces sortes de maisons sont tout à fait rares.
— On paye pourtant assez cher, dans votre pays, pour avoir plus de confort et plus de sécurité que partout ailleurs… Ainsi, cette voiture, tout à l’heure… N’est-ce pas un vrai vol ?… Vingt-cinq francs pour nous amener de la gare jusqu’ici !… Et quelle guimbarde !… Je ne comprends pas que vos lois tolèrent des choses pareilles.
Déjà il commençait à protester, ce devait être bien autre chose le jour suivant.
A son réveil, il appuya une fois sur le bouton électrique de sa chambre. Un garçon apparut, qui lui apporta un broc d’eau glacée. Croyant à une mauvaise plaisanterie, Mortier égrena les plus belles injures — heureusement débitées en français — de son répertoire. Le garçon, un nègre herculéen, contempla, impassible, ce petit homme agité, blanc et blond, puis, tranquillement, sans demander son reste, prit la porte et sortit.
Cette attitude négligente n’était pas faite pour apaiser l’humeur belliqueuse de notre ami : il sonna derechef et, cette fois, trois fois de suite. Ce fut le sommelier, dont Mortier n’avait que faire, puisqu’il désirait qu’on recousît un bouton à sa bottine, qui se présenta.
Le sommelier expliqua à Mortier qu’une sonnerie réclamait de l’eau glacée et trois sonneries, des boissons. On avait donc bien répondu à ses appels. Mais Mortier ne comprenait pas un mot d’anglais. Et le sommelier fit ce qu’avait fait, avant lui, le porteur d’eau glacée : flegmatique, il s’en fut.
Pierre Mortier était dans un furieux état de rage quand se présenta un troisième garçon, aussi noir que les deux précédents, car tous les garçons sont nègres dans les hôtels d’Amérique. Celui-ci consentit à emporter la bottine et le bouton. Un bon moment se passa. Mortier allait reprendre une crise. Le garçon réapparut. Il expliqua à son client qu’il ne rendrait la bottine que contre un dollar. Mortier était encore au lit, le nègre pour se faire comprendre, prit les habits pliés sur une chaise, et, tout en sifflant, fouilla une poche. Il en tira un dollar et le fit passer négligemment dans la sienne. Puis il déposa la chaussure à terre et disparut…
Au paroxysme de la fureur, notre ami s’habilla en un tour de main et gagna le bureau de l’hôtel qu’il fit retentir de ses imprécations sans que personne s’en préoccupât puisque personne ne les entendait.
Le soir de ce même jour, Mortier mit ses souliers devant sa porte afin qu’on les lui cirât le lendemain matin, comme cela se fait partout en France.
En Amérique, quand on met quelque chose devant sa porte c’est pour que l’objet soit jeté. Mortier ne retrouva donc pas ses chaussures.
Il sonna. Un nègre se présenta. Mortier réclama ses souliers Il cria, tempêta, injuria. Le nègre s’était adossé au mur et, ayant mis le bout de son pied droit sur son pied gauche, sifflotait paisiblement un quelconque cake-walk.
Mortier sentait monter en lui les affres de l’apoplexie. Il se précipita sur le noir. Les nègres d’hôtel, surtout quand ils ne sont pas armés, manquent volontiers de courage. De plus, celui-ci dut croire que son interlocuteur était devenu fou. Et, prestement, il décampa.
Depuis lors rien ne put décider un seul des nègres de l’établissement à entrer dans la chambre de Mortier quand celui-ci s’y trouvait.
Nous fîmes de notre mieux pour expliquer à Pierre Mortier que les domestiques n’étaient point dans leur tort. Il ne voulut rien entendre et hurla, les yeux plus ressortis encore que d’habitude, — car il a les yeux très à fleur de tête :
— Non, non !… En Amérique, vous êtes des sauvages, tous des sauvages !… Des sauvages et des voleurs !… Et c’est pire encore que je ne pensais.
Un matin, il descendit, seul, dans la salle de restaurant, pour y déjeuner. Quelques minutes plus tard, nous le vîmes remonter. Il était livide et tremblait de fureur. Il clama, dès le seuil de notre appartement :
— Cette fois, c’est trop fort. Qu’est-ce qui leur prend à ces brutes-là ? Suis-je changé ? dites ? Suis-je ridicule ? Qu’est-ce que j’ai ? Quand je suis entré dans le restaurant, un grand diable m’a regardé du haut en bas, a prononcé quelques mots et tout le monde s’est mis à se f….. de moi. Qu’est-ce que j’ai, dites, voyons, qu’est-ce que j’ai ?…
Ce qu’il avait ? Il avait un chapeau de paille à très petits bords, un de ces chapeaux de paille dits américains à Paris, et comme on n’en avait jamais porté en Amérique ! Il avait aussi un pantalon new-yorkais tel qu’il n’en avait jamais été coupé à New-York. Et cela avait suffi à déchaîner l’hilarité de ce public yankee, peu indulgent aux petits ridicules… des autres.
Au lieu de le calmer, nos révélations l’exaspérèrent, et ce fut seulement quand il eut usé sa violence que nous l’emmenâmes déjeuner.
Le déjeuner n’était pas, par lui-même, excessif dans son prix. Mais en considérant son addition Mortier bondit. Il avait pris le même menu que nous et sa note était de deux dollars et demi — soit douze francs cinquante — plus élevée que les nôtres. Ces douze francs cinquante représentaient le prix d’une bouteille de vin rouge, très ordinaire, qu’il avait demandée.
— Voulez-vous que je vous dise, hurla-t-il, vos Américains ?… Eh bien ! ce sont tous, vous entendez bien, tous des voleurs, des sauvages et des porcs !… Des porcs, des porcs : un point, c’est tout.
Un matin, à huit heures, après que nous eûmes pris ensemble le café au lait, il nous quitta.
— Je vais faire un tour, nous dit-il. Je serai rentré dans une demi-heure.
Or, la demi-heure se prolongea jusqu’à sept heures du soir. On peut s’imaginer quel émoi était le nôtre.
Voici ce qui s’était passé.
Voyant que tout le monde, presque sans exception, se dirigeait du même côté, il suivit la foule qui défilait, en flots pressés, sur les trottoirs. Bientôt il se trouva sur le pont de Brooklyn, noir de monde et sillonné de trains et de tramways, bondés quand ils se dirigeaient sur New-York et complètement vides quand ils revenaient sur Brooklyn.
Mortier ignorait que tout Brooklyn allait travailler sur la rive de New-York, où se trouve le quartier des affaires, et que l’heure du travail est la même pour tous, dans ce pays précis. Etonné, curieux, — bousculé aussi, — il « suivit le monde » et une fois le pont traversé, s’engagea dans une des innombrables rues de New-York.
Sur la rive new-yorkaise, il regarda autour de lui, afin de se créer un point de repère pour le retour. Il n’en trouva pas, mais il lui semblait impossible de s’égarer, car il n’avait qu’à revenir du côté de ce grand pont pour retrouver son chemin. Il marcha donc, jusqu’à ce qu’il n’éprouvât plus de curiosité. Il revint alors sur ses pas, ou, du moins le crut. Des yeux, il chercha le pont, mais sans y réussir. Il se décida à demander sa route. Tout le monde marchait d’un pas si accéléré, que son très poli « pardon, monsieur » n’obtenait pas même un regard en réponse. Une ou deux fois, pourtant, il bafouilla un « Brooklyn bridge » qui ne trouva pas plus de succès.
Et impossible de découvrir un policeman !
Il eut l’idée, une idée superbe, d’entrer dans un magasin. Personne ne s’employa à le renseigner. Les commis s’occupèrent uniquement à tenter de lui vendre de tout ce que contenait la maison. Finalement, il se trouva dans une rue, où il n’y avait que des marchands d’habits. A peine y avait-il mis le pied, qu’il fut saisi et entraîné dans une boutique. Il se passa une heure avant que Mortier pût s’échapper, plus mort que vif, des mains du marchand. Les renseignements qu’il nous fournit, nous donnèrent à penser que ce devait être la fameuse Baxter street, la rue des revendeurs juifs. Il était plus de cinq heures, lorsqu’il réussit à retrouver le pont, mais il ne put que difficilement le traverser, car la foule des travailleurs, la journée finie, revenait, en masse compacte sur Brooklyn.
Enfin, il retrouva l’hôtel, mais en jurant qu’il allait s’embarquer sur le premier bateau en partance pour l’Europe.
— N’importe où, grondait-il. J’aime mieux aller n’importe où que rester ici. Je ne veux pas demeurer une heure de plus dans un pareil pays. Sale pays ! Sales gens ! sales gens !…
Cette fois, aux yeux de Pierre Mortier nous étions « sales ». Tous de sales gens !… On n’imagine point combien ce jeune homme a dépensé de qualificatifs désobligeants à notre intention en peu de temps. Ce doit être un record.
Pourtant l’hôtel de Brooklyn, où nous étions descendus, était installé « à l’européenne » avec des menus soignés et un service à la carte.
Dans la ville où nous allâmes ensuite, ce fut dans un hôtel purement américain que nous descendîmes. Une assiette centrale, entourée d’une dizaine de petites assiettes, se trouvait devant chaque convive.
Et tout cela s’emplissait à la fois de potage, de hors-d’œuvre, de poissons, de viandes, de légumes, de fruits.
Et les gens engloutissaient, à gestes hâtifs, du saumon fumé, du roastbeef, du poulet, du mouton, des chaussons aux pommes, des tartes mal cuites, de la salade, du fromage, des fruits, du pudding, piquant tantôt ici, tantôt là, sans se préoccuper des mélanges hasardeux qu’ils déterminaient sous leurs mandibules.
Mortier quitta la table complètement écœuré de ce spectacle.
— De quoi ces sauvages sont-ils faits ? Ma parole, ils me font regretter vos voleurs de New-York. Et quand on songe que pour pousser les hideux mélanges qu’ils fabriquent, ils ingurgitent de l’eau glacée et mâchonnent sans arrêt des olives comme des gens civilisés mangent du pain !…
Lorsque nous fûmes de retour à New-York. Mortier descendit à Holland-House, maison où l’on parlait français et où les choses se passaient d’une façon qui lui était plus familière.
L’Amérique — cette Amérique que, sur le bateau, il se promettait de trouver parfaite — commençait à l’intéresser seulement là où elle perdait son caractère propre. Il ne l’aurait trouvée tout à fait bien que si elle eût ressemblé tout à fait à Paris.
Ne ressemblait-il pas en cela, lui-même, après tout, ce jeune journaliste boulevardier, à la plupart de ses compatriotes, alors qu’ils tentent de voyager, même ailleurs qu’en Amérique ?
Au Holland donc, Pierre Mortier se déridait. Même il devenait plus courtois dans ses propos à l’égard de l’Amérique et des Américains. Mais un incident se produisit qui détermina le dégoût définitif du jeune reporter… et sa fuite.
Un jour, en rentrant à Holland-House, il oublia de payer son cocher, et le retrouva dix heures plus tard, l’attendant toujours devant l’hôtel. Le tarif était d’un dollar et demi l’heure. C’était donc soixante-quinze francs qu’il lui fallait débourser.
Notre ami était persuadé que le concierge avait payé la course, et l’avait marquée sur la note. Mortier se plaignit au bureau de ce qu’il appelait une négligence.
Or, bien que la maison fût à la française, on lui répondit à l’américaine :
— Mais cela ne regarde pas le portier. Vous avez commandé une voiture ? Oui. Vous l’avez eue ? Oui. Eh bien ! que prétendez-vous réclamer de plus ? Si vous ne savez pas ce que vous voulez, ce n’est pas aux domestiques à courir après vous pour vous le demander. Ils ont autre chose à faire.
Et par le plus prochain bateau, Pierre Mortier quitta définitivement l’Amérique, en jurant bien de n’y jamais plus remettre les pieds.
M. W. Boosey, l’éditeur anglais, eut en Amérique des aventures tout à fait différentes.
Il avait fait, à bord du bâtiment qui le transportait, la connaissance d’un Américain fort intéressant et compagnon des plus aimables. Ce dernier invita M. Boosey à venir déjeuner un matin avec lui, chez Delmonico.
— Merci beaucoup, dit l’Anglais, en acceptant ; quel jour ?
— Le jour qui vous plaira.
C’était bien un peu vague, mais M. Boosey assura qu’il était charmé et viendrait, dès qu’il serait libre. Il avait peur de n’avoir pas dit ce qu’il fallait, au point de vue américain, et cette idée le préoccupa pendant quelques jours.
Enfin, à la veille de débarquer, il demanda à nouveau à l’Américain quel jour ils déjeuneraient ensemble chez Delmonico.
L’autre répondit :
— Vendredi ou samedi à votre choix.
Et l’Anglais, fixa le vendredi.
Le jour du déjeuner arriva et M. Boosey fut exact au rendez-vous. Il demanda M. X…, et on lui donna une table. Une heure et demie, deux heures, deux heures et demie, trois heures et pas d’Américain !…
L’Anglais, si patient qu’il fût, commençait à trouver le temps long. Il crut s’être trompé de jour et fit enfin venir le patron.
— Comment, dit celui-ci, le garçon ne vous a pas informé, que M. X… a téléphoné à deux heures qu’il ne pouvait pas venir, et qu’il vous priait de commander ce que vous désiriez ? Il réglera l’addition.
Pensez à ce que dut croire cet Anglais !
Il était venu déjeuner avec un gentleman, et non se faire payer à manger par quelqu’un ! A ce moment précis, l’Américain se précipita dans le restaurant :
— Je suis désolé, mon cher garçon, mais bien content tout de même de vous trouver encore là. J’ai totalement oublié notre déjeuner jusqu’à deux heures et j’ai téléphoné. Je croyais ne pas venir ici du tout. J’avais une affaire d’un million de dollars à traiter et je ne pouvais pas quitter. Avez-vous eu votre pitance ? Non ? Moi non plus ! Alors nous allons nous mettre à table.
Et ils s’attablèrent.
M. Boosey n’oubliera jamais son amphytrion américain !…
L’Américain avait traité avec quelque négligence, on en conviendra, son convive anglais.
Mais, pour peu qu’il soit philosophe, rien n’est plus renseignant pour un rigoriste anglais que de se rendre compte de la façon dont un Yankee considère généralement les conventions mondaines et aussi comment il regarde de haut quiconque n’est pas Américain.
Rien ne peut mieux lui donner un aperçu de la bonne opinion que les Américains ont d’eux-mêmes, que d’entendre un Yankee lui dire :
— Qu’est-ce que vous êtes ? Anglais, je parie.
Puis après un profond soupir, et avec un geste vague :
— Moi, — en appuyant bien sur le moi — je suis Américain.
Et il semble qu’il éprouve un réel chagrin à considérer un homme qui n’est pas Américain.
Chaque Américain pense, sans toutefois s’absorber dans des réflexions profondes à ce sujet, que tout le monde, dans quelque partie de l’univers qu’il soit né, aurait préféré venir au monde en Amérique.
Car l’Amérique, à en croire les Américains, est un pays libre et tel qu’il n’y en a pas d’autre sur le globe.
L’Américain prétend posséder l’avantage d’être citoyen du pays le plus libre du monde. Si vous disiez à la plupart des Américains qu’il y a beaucoup de liberté en Angleterre, ils croiraient que vous voulez vous moquer d’eux, et ils vous répondraient qu’ils ne vous croient pas. Ils consentent bien, parfois, qu’il y a un peu de liberté hors de l’Amérique, mais ils ajoutent :
— Quel malheur qu’il n’y en ait pas davantage.
L’Américain se croit complètement affranchi, car « Liberté » est le cri du peuple. Il se paie de ce mot, qui lui suffit, car n’ayant pas de point de comparaison, il ne sait pas en réalité ce qu’il possède ou ce qu’il ne possède pas.
L’Amérique espagnole n’est pas moins pittoresque que l’autre.
J’avais un engagement pour la saison, à Mexico. Je fis mes débuts au Grand Théâtre-National devant cinq mille spectateurs, et en rentrant à l’hôtel Sands, le plus bel hôtel de Mexico, où j’étais descendue, je trouvai la musique municipale venue pour me donner une sérénade.
A la fin de mon séjour, on me demanda de prendre part à une représentation de charité. Le théâtre était plein, malgré le prix élevé des places. Après la représentation, il y eut un grand banquet, offert par le comité des fêtes.
A table, je fus reçue avec un enthousiasme tout mexicain, c’est-à-dire, avec un enthousiasme que l’on ne saurait dépasser dans aucun pays du monde, et tout le temps du repas je reçus des cadeaux. Des dames ôtaient leurs bracelets, d’autres leurs bagues, d’autres leurs broches, pour me les donner, malgré mes constantes protestations.
— A la disposicion de usted !
Et on m’obligeait à tout prendre.
J’étais on ne peut plus embarrassée de mon butin. En revenant à l’hôtel je demandai au gérant de mettre tous ces bijoux en lieu sûr.
Il regarda les bijoux et me dit :
— Mais, il faut les rendre, madame.
— Les rendre ? On me les a donnés.
— C’est la coutume, madame, ici on rend toujours les cadeaux.
— Comment faire ? Je pars demain matin à six heures ? et je ne sais pas les noms des personnes qui m’ont… confié ces bijoux.
Il secoua la tête.
— Alors je ne sais pas que faire… Après tout gardez-les.
Le lendemain donc, en partant, j’emportais le précieux ballot, pensant que nous reviendrions de Cuba, où nous allions par Mexico, et que je retrouverais alors les propriétaires de « mes » bijoux afin de pouvoir les leur restituer.
A Cuba, tous nos plans se trouvèrent changés.
Nous repartîmes pour New-York, dans le but de revenir immédiatement en Europe, de sorte que je n’ai jamais rendu les bijoux.
Et je me demande parfois ce que doivent penser mes amies de quelques heures d’une femme qui a osé accepter — bien malgré elle !… — les cadeaux qu’on lui offrait…
Pendant que nous étions à Mexico, j’eus l’occasion de donner un chèque payable à New-York, pour quelques bibelots que j’avais achetés.
Personne, absolument personne ne voulut le prendre. J’allai donc chez le préfet de police, le général Carbajados, que je connaissais, et il télégraphia à une banque de New-York qui répondit :
— Les chèques de Loïe Fuller sont parfaitement valables.
Cela mit fin aux hésitations des commerçants, qui depuis lors, au contraire, m’inondèrent de propositions de toutes sortes.
Mes deux impressions sur Mexico se réduisent donc à ceci : 1° l’enthousiasme éclatant et ordonné des classes supérieures ; 2° la remarquable méfiance des petites gens. Tout le caractère du pays tient dans ce double trait.
Sur le paquebot qui nous emmenait en Amérique, Pierre Mortier, puisqu’il me faut encore une fois parler de lui, avait fait la connaissance d’un jeune Roumain, qui semblait un parfait gentilhomme. Mortier, qui a l’enthousiasme aussi prompt que le découragement, me le présenta en termes chaleureux.
A notre arrivée le jeune homme me dit :
— J’ai tant de petits colis que je ne sais où les mettre. Vous me rendriez le plus grand service en vous chargeant de celui-ci.
Je donnai l’objet à ma femme de chambre qui le mit dans mon sac de voyage, et nous passâmes la visite de la douane.
Le soir, à l’hôtel, le jeune homme vint chez moi avec Mortier et je lui rendis son paquet.
Il l’ouvrit en riant et me montra le contenu.
J’avais passé en fraude un sac de rubis non taillés.
Je traitai le Roumain de contrebandier, et lui dis que s’il n’acquittait pas ses droits de douane, je le livrerais aux autorités. Toujours riant, il promit, puisque je prenais l’aventure au tragique, qu’il allait s’acquitter et il partit.
Je ne l’ai jamais revu, bien entendu, ni lui, ni ses rubis !
Je crois que dorénavant, on me demanderait en vain de me charger d’un paquet pour le passer en douane. Même si j’avais affaire aux gens les plus honnêtes de la terre, je commencerais par douter.
C’est l’éternelle histoire du Loup et du Berger. La Fontaine a décidément du bon… même en Amérique.