XX
une expérience
C’était en février 1902. J’arrivai à Vienne avec ma troupe japonaise, Sada Yacco en tête. Il y avait avec nous une artiste, une danseuse, à laquelle j’aurais été heureuse de rendre service. A Paris ma grande amie, Névada, la célèbre chanteuse américaine me l’avait présentée, et la danseuse m’avait donné séance tenante un échantillon de son savoir-faire. Elle dansait, — avec infiniment de grâce, — le corps à peine voilé par un costume grec des plus légers et, fait très particulier, pieds nus. Elle promettait de devenir quelqu’un : elle a, d’ailleurs, tenu. Par elle je voyais revivre les anciennes danses des tragédies. Je voyais s’évoquer les rythmes égyptiens, hindous et grecs.
Je dis à la danseuse ce à quoi je croyais qu’elle pourrait parvenir, avec de l’étude et du travail. Peu après je partis pour Berlin où elle me rejoignit. Pendant notre séjour elle fut malade presque tout le temps et elle ne put guère travailler.
De retour enfin à Vienne, nous nous mîmes sérieusement à l’étude et je décidai d’organiser des soirées afin de la produire devant un public qui saurait l’apprécier et la comprendre.
Dans ce but je l’emmenai dans tous les salons qui m’étaient ouverts à Vienne. Notre première visite fut pour l’ambassadrice d’Angleterre, que j’avais connue à Bruxelles alors que son mari y représentait le Royaume-Uni. Ce jour-là, je faillis entrer seule et laisser ma danseuse dans la voiture, à raison de sa tenue. Elle portait une robe Empire, grise, à longue traîne et un chapeau d’homme, un chapeau en feutre mou, avec un voile flottant. Ainsi vêtue, elle était si peu à son avantage que je redoutais un échec. Mais je plaidai chaleureusement la cause de ma danseuse et j’obtins la promesse que l’ambassadrice et son mari assisteraient à la première soirée que j’organiserais.
J’allai voir ensuite la princesse de Metternich.
— Chère princesse, lui dis-je ; j’ai une camarade, une danseuse, qui n’a pas encore réussi à se faire connaître, parce qu’elle est pauvre et n’a personne pour la lancer. Elle a beaucoup de talent et je désire que les salons viennois la connaissent. Voulez-vous m’y aider ?
— Avec plaisir. Que faut-il faire ?
— D’abord venir à mon hôtel la voir danser.
— Mais certainement. Vous pouvez compter absolument sur moi.
La princesse est d’une simplicité impressionnante. Là, où on
s’attend à voir une dame en grands atours, à la mine altière, on trouvé une charmante
grande dame accueillante, simple, spirituelle et ayant conservé une jeunesse de
mouvements extraordinaire. Lorsque la princesse était ambassadrice à Paris on avait
réédité pour elle le surnom d’Adélaïde de Savoie ; on l’appelait : « la jolie laide ».
La princesse amplifiait encore en disant : « Je suis le singe le mieux habillé de
Paris. »
je me demande si la princesse a jamais pu être laide ? Il y a une
telle intelligence répandue sur toute sa figure !
Sous ses cheveux gris blanc, les yeux noirs avaient gardé la vivacité, la douceur du jeune âge et son sourire plein d’esprit me mettait en confiance. C’est ainsi que je m’étais toujours représenté la grande dame, par tout ce qu’elle est elle-même, et non seulement par ce qui l’entoure ou par le haut rang qu’elle occupe dans la société.
J’avais entendu dire qu’elle était la femme qui avait le plus d’influence à la Cour d’Autriche et en la contemplant, je le comprenais. Son allure, son visage, tout inspirait le respect et l’affection.
Lorsque je pris congé d’elle, ses derniers mots furent ceux-ci :
— Je serai charmée d’aider votre amie, puisque je pourrai ainsi vous être agréable.
Je partis enchantée et reconnaissante, autant pour moi que pour mon amie.
Puis j’allai à l’ambassade des Etats-Unis. Je vis aussitôt l’ambassadeur, mais je dus attendre pour voir l’ambassadrice. Elle entra en coup de vent apportant avec elle comme un souffle de notre Ouest lointain. Bonne, énergique et gaie, c’était une femme franche, cordiale et sincère, et je me sentis aussitôt en confiance avec elle.
Pendant que je parlais de ma protégée, l’ambassadrice se souvint de l’avoir déjà vue danser chez sa sœur à Chicago quelques années auparavant. La danse, à vrai dire, ne l’avait pas particulièrement intéressée, mais si cela pouvait nous aider en quoi que ce fût elle serait contente de venir à notre réunion.
Comme la princesse, elle me promit donc sa présence.
Certaine enfin d’avoir un bon public, je retournai à l’hôtel et dis à mon amie que l’occasion si longtemps désirée par elle de se produire d’une façon vraiment utile était enfin venue.
Je décidai de donner une soirée pour la presse le jour même où mon amie paraîtrait en matinée devant la princesse et les membres du corps diplomatique.
J’envoyai donc des invitations aux principaux artistes et critiques d’art de Vienne. Le jour venu tout fut prêt. J’avais engagé un orchestre. La salle était décorée de fleurs. Le buffet était des plus appétissants.
L’ambassadeur d’Angleterre, sa femme et sa fille arrivèrent les premiers.
Il y eut un rassemblement devant l’hôtel, pour admirer leur voiture avec la grande livrée.
Puis ce fut le tour de l’ambassadeur et de l’ambassadrice des Etats-Unis, dans un équipage noir tout simple mais fort élégant. Enfin tous les autres. Soudain l’équipage de la princesse, si connu de tous les Viennois, s’arrêta devant la porte.
Après avoir fait accueil à mes hôtes, je les priai de m’excuser un instant et me rendis auprès de la débutante.
Il était quatre heures et demie. Dans dix minutes au plus tard elle devait commencer. Je la trouvai les pieds dans l’eau chaude, en train d’onduler très lentement ses cheveux. Affolée, je la suppliai de se presser, lui expliquant qu’elle risquait par sa négligence de mécontenter un public qui pouvait la lancer définitivement. Mes paroles restèrent sans effet. Très lentement elle continua sa coiffure. Sentant que je ne pouvais rien sur elle, je retournai au salon, et fis le plus grand effort de ma vie pour me tirer de cette situation délicate.
Je dus, à ce propos, improviser un discours.
Ce que je dis, je ne le sus jamais, mais je me souviens vaguement d’avoir fait quelque chose comme une dissertation sur la danse et sa valeur relativement aux autres arts et à la nature. Je dis encore que celle que nous allions voir n’était pas une imitatrice des danseuses peintes sur les vases étrusques et les fresques de Pompéi. Elle était la réalisation vivante dont ces peintures n’étaient que l’imitation, et, de même que les originaux, dont ces vases n’étaient que des copies, elle était inspirée de l’esprit qui en avait fait des danseuses.
Tout d’un coup, elle fit son entrée, calme, indifférente, n’ayant pas l’air de s’occuper le moins du monde de ce que nos invités pouvaient penser d’elle.
Mais ce ne fut pas son air d’indifférence qui me surprit le plus. J’avais beau me frotter les yeux elle me paraissait nue, ou presque, tellement les gazes qui la drapaient, se réduisaient à peu de chose.
Elle vint sur le devant de l’estrade, et tandis que la musique jouait un prélude de Chopin, elle resta immobile, les yeux baissés, les bras pendants. Puis elle se mit à danser.
Ah ! cette danse comme je l’aimai ! Pour moi c’était la plus belle chose du monde. J’oubliai la femme et toutes ses fautes, ses sottes inventions, ses manières absurdes, ses coutumes même et jusqu’à ses jambes nues. Je ne voyais que la danseuse et toute la joie artistique qu’elle me donnait. Lorsqu’elle eut fini, personne ne parla.
Je m’approchai de la princesse. Elle me dit à voix basse :
— Pourquoi danse-t-elle avec un costume si insuffisant ?
Alors je compris soudain l’attitude étrange du public, et, poussée par une sorte d’inspiration, je m’écriai à voix assez haute pour que tout le monde pût m’entendre :
— J’ai oublié de vous dire combien notre artiste est aimable. Les malles sur lesquelles elle comptait absolument pour aujourd’hui ne sont pas encore arrivées, alors, plutôt que de nous donner la déception de ne pas danser, elle a paru devant nous avec sa robe de travail.
A neuf heures eut lieu la soirée pour la presse. Tout le monde fut enthousiasmé, mais personne plus que moi.
J’arrangeai le lendemain une troisième séance pour les peintres et les sculpteurs et cette soirée fut également un grand succès.
Une dame enfin pria mon amie de danser chez elle. L’étoile demandait très cher, mais, persuadée par moi, la dame consentit à payer le gros cachet que prétendait toucher ma danseuse.
Pendant quelques semaines son succès s’accrut de jour en jour.
Puis, tout d’un coup, on parut avoir oublié la danseuse, on ne l’engagea plus que rarement, mais je ne me décourageai pas.
Entre temps, j’ai oublié de le dire, la mère de mon amie nous avait rejointes à Vienne et au lieu d’un hôte j’en avais deux.
Peu après ces débuts nous allâmes à Budapest où je donnai une nouvelle soirée pour lancer ma protégée. J’invitai tout le beau monde de la ville.
La première actrice du Théâtre National entendit parler de la fête et voulut y assister.
J’invitai les directeurs de théâtres comme je l’avais fait à Vienne. Cette fois-ci l’un d’eux devait se décider à un engagement. Le lendemain il vint me voir et proposa vingt représentations dans l’un des premiers théâtres de Budapest. Mon amie devait répéter dès le lendemain. Ce même jour j’eus une répétition interminable avec mes acteurs japonais et me trouvai retenue hors de chez moi jusqu’à la fin de l’après-midi. En revenant à l’hôtel j’appris que la danseuse et sa mère étaient reparties à Vienne pour y donner la soirée que j’avais arrangée avant notre départ. Le chef d’orchestre les accompagnait. J’étais, je l’avoue, un peu surprise de la façon brusque dont elles étaient parties et n’y pensai plus jusqu’au retour du chef d’orchestre.
Il revint seul.
D’abord, il fit quelques difficultés, puis m’avoua que ces dames ne comptaient pas me rejoindre.
Je ne pouvais pas, je ne voulais pas le croire.
— Eh bien, dit-il, voilà les propres paroles de la mère dès que nous fûmes dans le train : « Maintenant qu’elle vous a lancée, vous n’avez plus besoin d’elle. » Ce à quoi l’autre répondit : « Mais je n’ai pas la moindre envie de retourner auprès de Loïe. »
Quand ces dames durent revenir à Budapest elles laissèrent partir le chef d’orchestre sans le charger d’un seul mot pour moi.
J’envoyai une dépêche demandant si je ne devais plus les revoir.
Ma danseuse répondit textuellement par un télégramme ainsi libellé :
« Seulement si vous déposez dix mille francs dans une banque de Vienne avant demain matin neuf heures. »
Ce procédé était d’autant plus cruel qu’elle savait que je venais de perdre plus de cent mille francs du fait d’un directeur viennois qui avait rompu son contrat avec ma troupe japonaise. En outre, mes dépenses étaient très fortes et je me trouvais dans de grands embarras financiers. Dès que j’eus quitté Budapest, la danseuse revint y tenir l’engagement que j’avais préparé pour elle. Puis, elle alla à Vienne et donna des représentations au théâtre An der Wien. On m’a raconté qu’elle s’était rendue chez tous les gens auxquels je l’avais présentée afin de leur demander de prendre des billets : Elle en aurait placé ainsi pour quelques milliers de florins. Tout le monde se serait empressé de l’aider y compris l’ambassadrice d’Angleterre et la princesse de Metternich. Auprès de tous, j’ai dû passer pour une imposteuse, car mon amie continua à paraître en public dans ce que j’avais appelé sa robe de travail et toujours jambes nues, ce qui, du reste, fit son succès.
Quelques années plus tard, à Bruxelles, j’appris que ma danseuse disait à qui voulait l’entendre qu’elle ne connaissait pas Loïe Fuller…