(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XVIII, comment j’ai découvert hanako » pp. 204-
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(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XVIII, comment j’ai découvert hanako » pp. 204-

XVIII
comment j’ai découvert hanako

Tout ce qui vient du Japon m’a toujours intéressée au plus haut point. Aussi peut-on imaginer avec quelle joie j’entrai en relations avec Sada Yacco et penser que je n’hésitai point à prendre la responsabilité financière de ses représentations quand elle projeta de venir en Europe avec toute sa suite.

Sada Yacco avait amené avec elle une troupe de trente personnes. Ces trente personnes me coûtèrent plus que quatre-vingt-dix autres, car, outre tout ce que j’étais obligée de faire pour leur procurer des distractions, j’eus incessamment à me démener pour avoir la permission d’accrocher, à chaque express qui les transportait, un énorme wagon bourré de confitures japonaises, de riz, de poisson salé, de champignons, de navets en conserve, qui devaient servir à la nourriture de mes trente Japonais, y compris Sada Yacco elle-même. En une seule saison je payai aux compagnies de chemins de fer trois cent soixante-quinze mille francs de frais de transport, mais cela me coûtait encore moins que de payer tous les dédits que j’aurais dû acquitter, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg, si je m’étais décidée à renvoyer mes Japonais chez eux.

J’ai longtemps cherché à rentrer dans mes fonds en promenant mes Nippons et leurs conserves à travers le monde, mais, de guerre lasse, j’ai rassemblé une autre troupe, qui valait la première, et qui, celle-là, circulait sans cargaison de riz et de poisson salé.

« Les affaires sont les affaires », je le sais. Je me décidai donc bravement à supporter les pertes que j’avais subies, et pensais à toute autre chose lorsque la fortune sembla me sourire à nouveau.

Il y avait à Londres une troupe japonaise qui cherchait un engagement. Les acteurs vinrent me voir. Ils montraient des prétentions folles et je les renvoyai d’où ils venaient. Mais comme ils ne trouvèrent pas d’engagement nous fîmes une cote mal taillée et je leur découvris un impresario qui les emmena à Copenhague.

J’allais également en Danemark et pensais m’occuper des affaires des Japonais, en même temps que des miennes :

Lorsqu’ils arrivèrent à Copenhague je vis la troupe entière pour là première fois. Ils vinrent tous me saluer à mon hôtel, et jouèrent je ne sais quelle pièce de leur cru.

J’aperçus alors, au milieu des comédiens, une aimable petite Japonaise, que j’eusse volontiers sacrée étoile de la troupe. Mais, pour ces Nippons, les femmes ne comptaient pas et tous les grands rôles étaient tenus par des hommes. C’était elle seule pourtant que j’avais remarquée. Elle jouait un rôle de troisième plan, il est vrai, mais avec une telle intelligence, des mines si drôles de petite souris trotteuse, puis des gravités soudaines qui figeaient sur sa physionomie toutes les affres de la terreur. Et jolie avec cela, fine, gracieuse, étrange et si particulière, même parmi ceux de sa race.

Lorsque la répétition fut finie, je rassemblai les acteurs et je leur dis :

— Si vous voulez rester avec moi il faut m’obéir. Et si vous ne prenez pas cette petite pour étoile vous n’aurez aucun succès.

Et comme elle avait un nom intraduisible et long d’une aune, je la baptisai sur l’heure : Hanako.

En fin de compte ils consentirent à ce que je demandais et mirent une rallonge au rôle de ma protégée. Mais la pièce n’avait en réalité pas de conclusion et j’en fabriquai une séance tenante. Hanako devait mourir en scène. Après que tout le monde eut follement ri de mon idée, et Hanako plus que les autres, celle-ci consentit à mourir. Avec des gestes menus, menus, d’enfant qui a peur, des soupirs, des cris d’oiseau blessé, elle se pelotonna sur elle-même, réduisit à rien son corps tout fluet, qui se perdait dans les plis die sa grande robe japonaise brodée lourdement. Sa figure s’immobilisa comme pétrifiée et seuls les yeux gardaient une vie intense. Puis de tout petits hoquets la secouèrent, elle eut un cri, un autre encore, si éteint déjà, que ce n’était plus qu’un soupir. Un déclic coucha enfin sa tête sur son épaule, tandis que, les yeux grands ouverts, elle regardait encore la mort qui venait de la prendre.

C’était poignant.

Le soir du début arriva. Le premier acte eut du succès, les acteurs reprirent confiance et entrèrent dans la peau des personnages, ce qui les fit jouer de façon merveilleuse. Je dus partir après le premier acte, car je dansais dans un autre théâtre, mais on vint me dire à l’issue de la représentation, que Hanako avait eu plus qu’un succès : un vrai triomphe. Pour elle cela avait été une réelle surprise, mais moins grande que la colère provoquée par son succès parmi les acteurs de la troupe. La recette pourtant apaisa bien des susceptibilités et je pus donner un rôle plus long à la partie féminine de la troupe dans la nouvelle pièce dont les répétitions commencèrent aussitôt.

A partir de ce moment, Hanako fit fureur. Partout elle fut obligée de doubler le nombre de ses représentations. Après Copenhague elle fit une tournée de neuf mois en Europe. Son succès en Finlande fut voisin du délire. La Finlande — et c’est intéressant à constater — a toujours montré la plus grande sympathie pour le Japon.

C’était au moment de la guerre russo-japonaise et en Finlande tout le monde reçut Hanako à bras ouverts.

Elle joua dans tous les théâtres royaux d’Europe. Puis, après une tournée en Hollande, elle vint enfin à Paris.

Les Japonais et Hanako restèrent avec moi pendant près d’un an. A la fin de leur contrat ils donnèrent des représentations à Marseille puis se dispersèrent. Quelques-uns retournèrent chez eux, d’autres allèrent à Paris ou ailleurs. Le temps passa, je n’entendis plus parler de mes Japonais, lorsqu’un jour je reçus une lettre de Hanako qui me disait qu’elle était dans une taverne à Anvers, où on la forçait à chanter et à danser pour l’amusement des matelots, clients de l’endroit. Elle était toute seule parmi des étrangers, et l’homme qui voulait la forcer à ce métier dégradant lui inspirait une mortelle terreur. Elle m’écrivait qu’elle voulait se sauver de là à tout prix, mais que, sans aide, la chose était malheureusement impossible. Elle était allée de Marseille à Anvers avec d’autres acteurs de la troupe, pour prendre le bateau qui devait la ramener au Japon. Mais à Anvers elle et sa suivante étaient tombées aux mains d’un compatriote ignoble, et elle m’appelait à son secours.

L’un des acteurs de la troupe se trouvait justement à Paris et je l’envoyai à Anvers avec deux de mes amies. Après de nombreuses difficultés, et grâce à la police, ils purent entrer en communication avec Hanako et lui dire qu’ils étaient venus la chercher.

Un soir elle parvint à s’échapper avec sa suivante, et, sans autre bagage que les petites robes japonaises dont elles étaient vêtues, elles prirent le train pour Paris.

Hanako avait dû abandonner son amour de petit chien japonais de crainte d’éveiller les soupçons du cabaretier, en l’emmenant. Elles arrivèrent à Paris, enveloppées dans des manteaux européens, que je leur avais envoyés à tout hasard, et qui étaient deux fois trop longs pour elles, mais les dissimulaient complètement.

Je me trouvai bientôt, dans Paris, l’impresario d’une des plus parfaites artistes japonaises, mais, hélas ! sans aucune troupe pour lui donner la réplique. Que faire d’elle, et que faire pour elle, pour cette bonne, gentille et douce petite poupée japonaise ?

J’envoyai d’abord voir si l’on ne voudrait pas engager Hanako, — alors totalement inconnue à Paris, — et une petite, très petite troupe, dans un théâtre à côté.

J’obtins d’un des directeurs une singulière réponse : si je pouvais garantir que la pièce que Hanako devait jouer était bonne, on l’engagerait. La pièce ? Il n’y en avait pas !…

Mais je ne m’embarrassai pas pour si peu et déclarai que Hanako jouait une pièce merveilleuse et facile à comprendre, que l’on sût ou non le japonais.

Puis je signai un contrat pour dix représentations à titre d’essai. Un contrat ?… Oui, un contrat !… Et je n’avais toujours pas d’acteurs !… Et je n’avais pas encore de pièce !… Je possédais, en tout et pour tout, Hanako, sa suivante, et un jeune acteur japonais. Je ne me décourageai pas. Je me mis à la recherche d’un autre acteur. Je le trouvai à Londres grâce à un intermédiaire. Puis je me mis à réfléchir à une pièce à quatre personnages. Deux premiers rôles, puis deux comparses. Le résultat de mon travail fut la « Martyre ».

Une grande difficulté surgissait maintenant. Il s’agissait de se procurer les perruques, les souliers, les accessoires et les costumes. Mais, là encore, je fus aidée par la chance. Et ils débutèrent avec un très grand succès au Théâtre Moderne du boulevard des Italiens. La pièce fut jouée trente fois au lieu de dix et deux fois par jour, en matinée et en soirée. Bientôt le directeur, M. Quinson, me dit :

— Si vos acteurs ont une autre pièce aussi bonne que celle-ci je les garde un mois encore.

Naturellement je déclarai qu’ils avaient une autre pièce, meilleure encore que la première, et je signai un nouveau contrat.

Nouveaux décors, nouveaux costumes, accessoires nouveaux. Résultat : une nouvelle tragédie « Un drame au Yoshiwara ».

Tandis que la nouvelle pièce suivait sa carrière au boulevard, le directeur du Palais des Beaux-Arts de Monte-Carlo m’offrit un engagement très important pour mes Japonais et pour trois représentations. J’acceptai. La troupe partit vers Monaco où elle donna douze représentations au lieu de trois. En même temps un petit théâtre, le théâtre du musée Grévin proposa d’engager mes Nippons pour un mois avec une nouvelle pièce qui devait être une comédie. Et c’est pour ce théâtre que fut écrite la « Poupée japonaise ». Ensuite le Little Palace offrit un engagement d’un mois pour une pièce qui serait une tragédie et une comédie, et c’est là que mes Japonais jouèrent « La petite Japonaise ». Enfin ils allèrent au Tréteau Royal où M. Daly les engagea avec leurs six pièces, ce qui m’obligea à augmenter leur répertoire de trois pièces nouvelles. « L’Espion politique », « l’Ophélie japonaise » et « Une maison de thé japonaise ».

Hanako fit ensuite avec sa troupe une tournée en Suisse. M. Daly désira tout d’un coup voir débuter Hanako immédiatement à New-York, et pour interrompre ce voyage il me fallut plus d’imagination et j’eus plus de mal que pour écrire une douzaine de pièces. Puis il me fallut, toujours à cause de M. Daly, rompre un traité pour une tournée en France.

Telle est l’histoire de mes relations avec Hanako, grande et petite actrice du Japon. Comme il faut toujours qu’un conte de ce genre finisse par un mariage, je dirai, respectueuse de la tradition, que Sato, l’acteur que j’avais envoyé délivrer Hanako à Anvers, est maintenant le fiancé de la petite poupée japonaise.