(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XVII, quelques philosophes » pp. 188-
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(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XVII, quelques philosophes » pp. 188-

XVII
quelques philosophes

J’ai vu fréquemment des souverains dont le métier consistait à dominer les foules.

J’ai parfois aperçu des foules qui m’ont semblé plus hautes que les plus grands souverains.

J’ai rencontré, plus rarement, des philosophes, détachés de tout et qui savaient se fabriquer des royaumes en eux-mêmes. Et ceux-là m’ont paru singulièrement plus émouvants que les plus fiers souverains et que les foules les plus impressionnantes.

Quelques-uns d’entre eux valent de se voir fixés ici dans leurs traits caractéristiques et je n’y voudrais point manquer, à raison de l’émotion qu’ils m’ont donnée.

***

Nous habitions à Passy, ma mère et moi, une maison située au milieu d’un jardin. Un jour, j’entendis une musique pleine d’entrain et qui venait de la rue. Je courus à la grille pour apercevoir les artisans de cette joyeuse harmonie. C’étaient un homme et une femme qui passaient. L’homme jouait de l’accordéon tout en marchant à petits pas. Il était aveugle et la femme le conduisait. La musique était si gaie, si différente de ceux qui la produisaient que je hélai le couple. Je voulais que l’homme jouât dans le jardin, derrière la maison, pour que ma mère, qui était paralysée, pût l’entendre. Ils consentirent de très bon cœur. Je les fis asseoir sous un arbre, auprès du fauteuil de ma mère, et l’homme joua de l’accordéon jusqu’au moment où l’on vint nous avertir que le déjeuner était servi. Je demandai à l’homme et à la femme s’ils avaient mangé. Quand je découvris qu’ils étaient à jeun depuis la veille, je dis à la bonne qu’ils partageraient notre repas.

Nous eûmes, à table, une longue conversation. L’homme avait toujours été aveugle. Je lui demandai s’il pouvait percevoir la différence des couleurs. Point. Mais il pouvait, du moins, dire, sans crainte de se tromper, si le temps était clair ou sombre, triste ou gai. Il sentait immédiatement au toucher la différence des tissus et pouvait en évaluer jusqu’au prix.

Je mis alors une rose dans sa main et lui demandai ce que c’était. Il n’hésita pas un instant et me répondit, sans avoir porté la fleur à ses narines :

— C’est une rose.

Presque aussitôt, l’ayant effleurée doucement de ses doigts, il ajouta :

— Elle est même jolie, cette rose, très jolie.

Un peu plus, et il m’aurait dit si c’était une « Malmaison » ou une « Maréchal Niel » ou toute autre espèce de rose.

Comme il avait prononcé le mot : « jolie », je m’enquis de ce qui lui semblait le plus joli sur terre.

— La plus belle chose qui existe sur la terre, me dit-il, c’est la femme.

Je lui demandai alors qui était la personne qui l’accompagnait.

Il prit un ton pénétré pour me répondre :

— C’est ma femme, ma chère femme.

Je regardai alors, avec plus d’attention, l’être effacé et presque muet qui accompagnait le musicien aveugle. Confuse, gênée, elle avait baissé les yeux qu’elle tenait obstinément fixés sur un tablier bleu, d’un bleu passé, et où les reprises apparaissaient plus nombreuses que l’étoffe.

Elle était laide, la pauvre créature, mais laide comme on ne l’est pas, et de vingt ans plus âgée au moins que son compagnon.

Tranquillement, sans me préoccuper du regard suppliant que la malheureuse me jetait entre deux paupières éraillées et rougies, je demandai à l’aveugle mélomane :

— Et elle vous plaît, votre femme ?

— Certes.

— Vous la trouvez jolie ?

— Très jolie.

— Plus jolie que les autres femmes ?

Comme il avait peuplé sa nuit de beauté, mon optimiste répliqua :

— Je ne dis pas cela, car toutes les femmes sont belles. Mais elle est meilleure, oui, meilleure que beaucoup d’autres et c’est cela qui, pour moi, constitue sa plus pure beauté.

— Et qui vous fait croire qu’elle soit meilleure que les autres ?

— Oh ! tout !… Toute sa vie, toute sa manière d’être à mon égard.

Et d’un accent si convaincu, que j’eus l’illusion, un moment, qu’il voyait, mon aveugle ajouta :

— Regardez-la, ma bonne dame, est-ce que sa bonté n’est pas peinte sur tout son visage ?

La femme, les yeux bas, regardait toujours son tablier bleu. Je demandai alors à l’aveugle comment il avait vécu jusqu’alors et de quelle façon ils s’étaient connus, lui et sa compagne.

— Je représentais, avec mon infirmité, une vraie charge pour ma famille. Je faisais bien ce que je pouvais, mais je ne pouvais pas beaucoup. Je lavais la vaisselle, j’allumais le feu, j’épluchais les légumes, je frottais le parquet, je lavais les vitres, je faisais les lits, peut-être imparfaitement, mais enfin je faisais tout cela, et, bien qu’on fût très pauvre chez nous, on me gardait. Le jour vint pourtant où ma mère mourut. Puis ce fut le tour de mon père. Et je dus quitter la maison vide. Je m’en fus au hasard, armé de mon accordéon et demandant l’aumône. Et mon accordéon devint mon meilleur ami. Mais je trébuchais par les chemins. C’est alors que je rencontrai ma chère compagne d’aujourd’hui et que je l’épousai.

C’était, — la femme me le dit elle-même, à mi-voix, — une cuisinière qui devenait trop vieille pour pouvoir rester en place, et qui consentit à unir son sort à celui de l’aveugle nomade, afin de lui servir de guide par les rues. L’aveugle trouva que cet arrangement était une bénédiction du Ciel, un bienfait, directement envoyé par la Providence. Et ils se marièrent sans retard.

— Mais comment parvenez-vous à vivre ? demandai-je.

— Ah ! ce n’est pas toujours aisé de joindre les deux bouts, car, hélas ! de temps en temps, l’un de nous deux tombe malade. On devient vieux, vous comprenez. Et puis c’est le froid, quand ce n’est pas la fatigue. Et alors on ne peut pas sortir. Et il faut serrer sa ceinture d’un cran.

Chaque jour ils visitaient un quartier de Paris. Ils avaient partagé la ville en un certain nombre d’îlots et parcouraient parfois des kilomètres, avant d’arriver à leur lieu de destination, car ils demeuraient loin du centre, dans un des plus pauvres faubourgs.

— Quel jour passez-vous par ici ?

— Chaque dimanche avant la messe. Beaucoup de gens de ce quartier vont à l’église, et nous les rencontrons à l’aller et au retour.

— Vous donnent-ils quelque chose ?

— C’est un quartier riche, nous avons quelques très bons clients.

— De bons quoi, murmurai-je, de bons clients ?

— Oui, des bons clients, répéta-t-il ingénument.

— Et que sont ces clients ?

— Les domestiques des riches.

— Les domestiques ?

— Oui, et quelques-uns parmi eux sont très bons. Ils nous donnent de vieux habits, de la nourriture et de l’argent quand ils peuvent.

— Et les riches ?

— Nous ne les voyons pas souvent. C’est la première fois qu’un client nous invite à déjeuner, et voilà sept ans que nous passons dans cette rue. Personne ne nous a jamais dit d’entrer.

— Que faites-vous, lorsque vous êtes fatigués ?

— Nous nous asseyons sur un banc ou sur des marches, et nous mangeons ce que nous avons dans nos poches. Ici, nous déjeunons pendant qu’on est à l’église.

— Eh bien, vous n’aurez plus besoin d’apporter à manger le jour où vous passerez par ici. Tous les dimanches, je vous invite.

Je m’attendais à des remerciements passionnés et à des dithyrambes. L’homme dit seulement :

— On vous remercie bien, ma bonne dame.

Peu après, je partis pour une longue tournée en Amérique et, pendant mon absence, mes domestiques les reçurent chaque dimanche.

Pour eux, je n’étais qu’une cliente sûre.

Un jour, je leur donnai des billets pour un grand concert.

J’étais dans la salle et les observais.

La femme était émerveillée de voir tant de gens élégants à la fois ; quant à lui, la figure éclairée d’une lumière céleste, la tête rejetée un peu en arrière, à la manière des aveugles, il était en extase, enivré par la musique.

Après quatre ans, ils disparurent. Je ne les revis jamais.

L’homme, que j’avais vu souffrant, devait être mort, et la femme, la pauvre vieille, si laide, au tablier bleu, n’avait pas osé, sans doute, revenir seule.

***

A Marseille, un jour, je vis un autre aveugle, un très vieil homme, assis sur un pliant, contre un mur.

Auprès de lui, était déposé un panier sur lequel veillait un tout jeune chien, qui reniflait tous les passants et aboyait après chacun d’eux. Je m’arrêtai, pour causer avec le vieux.

— Vivez-vous seul ? lui demandai-je.

— Oh non, me répondit-il avec certitude, car j’ai deux chiens. Mais je ne peux pas amener l’autre. Il remue, saute, bouge tant et tant qu’il n’arrive pas à engraisser et qu’on croirait, à le voir, que je ne le nourris pas. A la vérité, voyez-vous, je ne puis le montrer sans honte. On croirait que je le laisse mourir de faim. Je n’ai besoin, ici, que d’un seul chien, du reste. Pour l’autre, je le laisse à la maison, où il fait le chien de garde.

— Ah ! vous avez une maison ? dis-je.

— C’est-à-dire que j’ai une chambre. Mais je l’appelle la maison.

— Qui vous fait la cuisine ? Qui fait le feu chez vous ?

— Moi, répondit-il. Je frotte une allumette et, par les craquements du bois, j’entends si le feu a pris.

— Comment nettoyez-vous vos légumes ?

— Oh ! c’est facile. Je sens quand les pommes de terre sont bien pelées.

— Et les fruits, demandai-je, et la salade ?

— Oh ! ça, nous n’en avons pas souvent.

— Je pense que vous mangez de la viande ?

— Pas souvent non plus. Nous avons du pain et des légumes et quand nous sommes riches, nous achetons du fromage.

— Pourquoi votre chien renifle-t-il chaque passant et aboie-t-il avec tant de rage ?

— Ah ! madame, voyez-vous, c’est que chaque fois qu’on me remet un sou grâce à ses simagrées, moi je lui donne un petit morceau de pain. Tenez, regardez-le plutôt.

A ce moment quelqu’un venait de jeter un sou dans la sébille de l’aveugle.

Le vieux tira de sa poche un tout petit morceau de pain dur.

L’animal se jeta dessus avec un cri de joie tel, qu’on aurait pu croire qu’il venait de recevoir le meilleur morceau de sucre de la terre.

Il faillit dévorer son maître de caresses.

— A quelle heure mangez-vous ? Rentrez-vous dans votre demeure pour déjeuner ?

— Non, j’apporte mon déjeuner dans un panier.

Je regardai, il y avait quelques croûtons de pain, rien de plus.

— C’est tout ce que vous mangez ?

— Mais oui. Comme cela, dit-il, on ne s’abîme pas l’estomac.

— Et où buvez-vous, quand vous avez soif ?

Il montra du doigt, dans un coin de l’allée, une petite fontaine, au long de laquelle pendait un gobelet, fixé par une chaîne.

— Et le chien ?

— Il me conduit à la fontaine quand il a soif et je lui donne sa part.

— Venez-vous ici tous les jours ?

— Oui, c’est l’entrée des bains. On fait de très bonnes affaires.

— Combien gagnez-vous dans une journée ?

— Vingt sous, des fois trente, ça dépend des jours. Il y en a où on se fait ses deux francs. Mais c’est rare, j’ai mon loyer à payer et trois bouches à nourrir : mes deux chiens et moi.

— Où prenez-vous vos habits ?

— On me les donne, de-ci de-là. Le boucher, l’épicier, puis le chiffonnier qui est très bon pour moi.

— Etes-vous heureux ainsi tout seul ?

— Je ne suis pas seul, j’ai mes chiens. La seule chose qui me manque, ce sont mes yeux. Mais je remercie la Providence chaque jour de me maintenir en bonne santé.

C’était à la suite d’une fièvre maligne qu’il avait perdu la vue.

Contrairement à mon aveugle de Passy, — tellement calme et gai, — celui-là, n’était pas un aveugle-né.

Jadis, il avait pu admirer la nature ; voir de jolies filles dans des paysages ensoleillés ; considérer dans ses yeux en joie le sourire d’autres yeux, de tendres yeux aimés : il avait vu.

Quelle tristesse devait être la sienne de ne plus voir !

Avec d’infinies précautions je le questionnai.

Il fit beaucoup moins de difficultés pour me répondre.

— J’ai admiré autrefois de biens jolies choses, me dit-il. Je les ai enfermées soigneusement sous mes paupières. Et je les revois, quand je veux, comme si elles étaient là, à nouveau devant moi. Et ainsi, voyez-vous, comme ce sont les choses de ma jeunesse, il me semble, malgré tout, si vieille carcasse que je sois, que je suis resté jeune. Et je remercie le bon Dieu d’avoir bien voulu que je n’aie pas été aveugle depuis toujours.

— Et quel âge avez-vous donc ?

— Quatre-vingts ans, madame.

Ce vieil homme avait une longue marche à fournir pour regagner sa demeure.

Comme je le plaignais à ce sujet, il me répondit :

— Il ne faut pas me plaindre, madame. Songez donc, j’ai un si bon guide, un si brave petit compagnon.

— Quelqu’un, on peut le dire, allez. Et mieux chercher le soir ?

— Quelqu’un, on peut le dire, allez. Et mieux qu’une personne encore.

Il eut un geste large, presque théâtral, et dit d’une voix où perçait de l’émotion :

— Mon chien.

— C’est lui qui vous conduit à travers les rues de Marseille !

— Lui-même.

— Et il ne vous arrive jamais d’accident ?

— Jamais… Un jour, je traversais une rue. Mon chien me tira si fort en arrière que je tombai à la renverse. Il était temps. Un pas de plus et j’étais écrasé par un tramway, qui me frôla. J’ai bien de la chance, allez, d’avoir un chien comme celui-là.

En toutes choses ce vieillard ne voulait voir que le bon côté et cela, du moins, avec les yeux de l’imagination, l’aveugle le voyait.

***

Un jour, la femme de ménage qui venait chez nous, chaque matin, à Passy, afin d’aider les domestiques, arriva en retard, très en retard.

Comme elle était fort ponctuelle, d’habitude, je lui adressai quelques reproches, ce que je n’aurais point fait si elle avait été généralement inexacte !

Voici ce que j’avais appris sur le compte de cette brave femme.

Trois ans plus tôt, une de ses voisines, une ouvrière, était prise par une attaque de paralysie. La voisine était pauvre, vieille, sans parents, et personne ne voulait s’occuper d’elle. La malheureuse petite femme de ménage, pourvue d’un mari ivrogne et de six enfants, s’engagea à prendre soin de la paralytique et de son intérieur, si les autres voisins, à eux tous, voulaient bien fournir le strict nécessaire. Elle parvint à fondre l’égoïsme de chacun au rayonnement de sa chaude bonté. Et elle ne cessa, dès lors, à ses rares heures de liberté, entre des travaux harassants, de s’occuper de la paralytique. Elle faisait le ménage, la cuisine, la lessive. L’état de la voisine empira. Ce fut la paralysie complète. Et les soins de toilette qu’il fallut donner à cette morte-vivante étaient des plus répugnants. Toujours souriante, toujours avenante, toujours gaie, elle donnait à la loque humaine qu’elle avait prise sous sa protection, les soins les plus complets et les plus intelligents.

Or, toujours, en tous temps, j’avais vu ma petite femme de ménage joyeuse. Je me demandais de quelle gaîté elle témoignerait quand enfin la mort de la paralytique viendrait la débarrasser du poids dont elle avait bénévolement chargé sa vie.

Ce matin-là, ce matin où elle arrivait en retard, elle pleurait, elle pleurait même à chaudes larmes.

Je pensais que mon admonestation provoquait ce débordement lacrymal.

Point.

Elle me dit entre deux sanglots :

— Je pleure… je pleure… parce qu’elle… est morte… la pauvre femme.

C’était sa voisine, la paralytique, qu’elle plaignait !…

***

Au nord de l’Irlande, j’eus une fois l’occasion de voir des enfants pieds nus, en février, dans la neige, par un froid intense. Avec quelques amis je visitais le quartier pauvre d’une ville provinciale, où disait-on, les gens, travaillant dans les moulins, vivaient à dix et parfois à douze et plus, dans des cabanes contenant deux chambres.

Nous n’ajoutions pas grand’foi à ces racontars, et décidâmes de nous rendre compte par nous mêmes : c’était vrai, pourtant, et bien pire encore !

En arrivant dans le quartier en question, nous nous aperçûmes qu’un garçonnet avait suivi notre voiture au grand galop de ses petites jambes pendant deux kilomètres, et cela dans l’espoir de recevoir deux ou trois pence.

Le garçonnet vint ouvrir la portière de notre voiture. Déjà le cocher le rabrouait, avec brutalité. L’enfant avait une si drôle de petite mine, que je me mis à causer avec lui. Il avait cinq frères et sœurs ; il faisait tout ce qu’il pouvait trouver à faire dans la rue, et gagnait de six à huit pence — douze à seize sous — par jour. Pour l’instant il cherchait à se procurer un peu d’argent afin d’acheter du charbon à sa mère.

Je n’étais pas très sûre de la véracité de ses dires. Je me fis conduire jusqu’à sa cahute, qu’il nous désigna.

— Voilà où je demeure, madame.

Certes, il n’y avait pas de charbon dans la maison, mais il y avait, en revanche, trois malades. Le père balayait la neige dans les rues, pour gagner quelques sous, car, par ce froid, le moulin où il travaillait ne fonctionnait pas.

C’était la misère complète, la misère affreuse, l’irréparable misère. Et pourtant notre gamin chantait en trottant derrière la voiture comme son père sifflait en balayant la neige.

La misère n’est-elle pas l’école, — l’école douloureusement souveraine, — de la philosophie ?…