XV
quelques souverains
Au cours de mes nombreux voyages à travers le monde, de l’Est à l’Ouest et du Nord au Sud, à travers les océans comme à travers les continents, il m’est arrivé d’approcher ou de rencontrer de nombreux personnages de marque et même beaucoup de souverains ou de personnalités appartenant à des familles régnantes.
Il m’a semblé intéressant de réunir, ici, à leur propos, quelques anecdotes, parmi les plus typiques qui se présentent sous ma plume au hasard du souvenir. Et c’est au hasard du souvenir également, sans ordre, sans suite, sans nul souci de composition que je vais les égrener, à fil rompu, et les faire rouler sur le papier, simplement, les unes à la suite des autres.
Comment… je n’ai pas vu la reine Victoria. — Un jour, à Nice, on vint me demander de danser devant la reine Victoria. Elle venait d’arriver sur le littoral, comme elle le faisait chaque année afin d’y passer les mois d’hiver.
On peut imaginer si je me trouvais flattée d’une telle demande. Je répondis, bien entendu, par l’affirmative et je me mis à faire tous mes préparatifs en vue de cet événement considérable.
On frappa à ma porte. Une femme de chambre m’apportait un télégramme. Il portait la signature de mon imprésario et était ainsi conçu :
« Prenez train ce soir même pour embarquer après-demain destination New-York. »
Je répondis par une autre dépêche réclamant un délai, dans le but de danser devant la reine Victoria.
Je reçus simplement ce laconique télégramme :
« Impossible. Parlez de suite. Time is money. »
Et voilà comment je n’ai pas dansé devant la reine Victoria.
J’arrête la reine des Belges dans la rue. — J’étais engagée pour quelques représentations à Spa. Le soir de mes débuts, la reine et la princesse Clémentine étaient dans la loge royale. C’était une soirée de gala et la salle resplendissait de toilettes magnifiques et de bijoux.
Tout se passa parfaitement.
Le lendemain, je me promenais avec ma mère. Nous traversions la chaussée, lorsqu’une voiture, attelée de deux chevaux fringants, conduits par une dame entre deux âges, arriva sur nous.
J’eus peur pour ma mère, et j’étendis le bras vers l’équipage qui s’arrêta.
La dame nous laissa passer, et, tout en la remerciant, je me disais qu’une femme ne devrait pas conduire des chevaux aussi vifs que ceux-là.
J’avais oublié l’incident lorsque, à peine de retour à l’hôtel, je vis repasser la même voiture.
Deux messieurs causaient sur le perron auprès de nous.
— Tiens, voici la reine, dit l’un d’eux.
C’était la reine que j’avais arrêtée !…
Simplicité princière. — A La Haye, on me demanda de donner une séance pour le grandduc et la grande-duchesse de Mecklembourg et pour la princesse Victoria de Schaumbourg-Lippe et leur suite.
La salle était bondée et, pour orchestre, j’avais la société philharmonique.
Ce fut une soirée de gala et un grand succès pour moi.
Le lendemain en descendant de ma chambre, je rencontrai dans l’escalier de l’hôtel une dame, à l’expression très douce et qui me demanda :
— Vous êtes miss Loïe Fuller ? Vos danses m’ont infiniment plu. Mon mari est allé sur la plage. Ne voudriez-vous pas venir lui parler de vos éclairages changeants. Je suis sûre que cela l’intéresserait beaucoup ?
J’acquiesçai volontiers et la suivis.
Je fus charmée de causer avec cette dame et avec son mari, qui était le plus aimable des hommes. Je leur expliquai tous mes jeux de lumière et mes danses, puis je pris congé et retournai auprès de ma mère qui m’attendait.
Lorsque je rentrai à l’hôtel, le propriétaire vint au-devant de moi.
— Vous avez eu un grand succès, hier, miss Fuller, et un plus grand, ce matin.
— Ce matin ?
— Oui. Savez-vous quel est le monsieur avec qui vous venez de causer ?
— Non, qui est-ce ?
— Le grand duc de Mecklembourg.
Ce même jour je pris le tramway.
Dans la voiture plusieurs personnes parurent me reconnaître.
Une dame vint s’asseoir à côté de moi et se mit à me parler.
Lorsque nous arrivâmes à destination, je lui demandai si elle ne voulait pas me dire son nom.
— Victoria de Schaumbourg-Lippe.
Un soir que je dansais à La Haye, la princesse était dans la salle avec le major Winslow et d’autres personnes de sa suite.
Elle m’envoya chercher et me demanda de lui montrer une de mes robes.
Je lui apportai la robe que je mets pour la danse du papillon.
Elle prit l’étoffe dans sa main et dit :
— La robe est vraiment merveilleuse, mais il n’y a tout de même que ce que vous faites avec qui compte.
Je me souviens qu’elle me demanda de lui signer une photographie. Et lorsque je fus de retour à l’hôtel, le directeur du Kurhaus me remit une délicieuse petite montre, sur le boîtier de laquelle étaient gravés ces mots :
« Souvenir de la représentation donnée pour la princesse Victoria. »
La curiosité des archiduchesses d’Autriche. — Je me trouvais au gymnase suédois de Carlsbad, où les machines à vibrations électriques vous secouent des pieds à la tête.
J’étais en train de me rhabiller, lorsqu’une des femmes de l’établissement vint me dire :
— Voulez-vous, je vous prie, revenir dans la salle et faire semblant de vous laisser électriser, pour que les archiduchesses qui sont là, avec toute une suite de dames de la Cour, puissent vous voir ?
Je répondis :
— Dites aux archiduchesses qu’elles peuvent me voir ce soir au théâtre.
La pauvre femme m’avoua alors qu’on lui avait défendu de nommer les Altesses et qu’on lui avait ordonné de me réclamer dans la salle, sous un prétexte quelconque.
Elle était si désolée de n’avoir pas réussi dans sa mission, que je retournai auprès des machines, et me fis masser le dos de façon à ce que la noble compagnie pût me contempler à son aise, comme une bête curieuse.
Elles me regardaient toutes en souriant.
Et tandis qu’elles me dévisageaient je ne les quittais guère des yeux.
La chose drôle, c’est qu’elles ne savaient pas que je les connaissais. Je m’amusai donc beaucoup plus d’elles, et sans qu’elles s’en aperçussent, qu’elles ne s’amusèrent de moi.
Comment je ne fus pas décorée de l’ordre du Lion et du Soleil de Perse. — Pendant une des visites que le Shah de Perse fit à Paris, le marquis et la marquise d’Oyley, qui étaient de grands amis du souverain et qui aimaient beaucoup ma danse, amenèrent le Shah à une de mes représentations à Marigny.
Avant mon apparition en scène le marquis et la marquise, accompagnés de quelques dignitaires de la suite du souverain, vinrent dans ma loge et m’apportèrent un drapeau persan, qu’ils me prièrent instamment d’utiliser dans une de mes danses.
Mais que pouvais-je faire avec ce lourd drapeau ?…
J’avais beau me creuser la tête, je ne trouvais rien.
Je ne pouvais pas refuser et je n’arrivais pas à les convaincre, d’autre part, qu’il était impossible de tenter quelque chose ainsi à l’improviste sans risquer un insuccès.
De plus en plus perplexe, je fis mon entrée pour la dernière danse. J’avais le grand drapeau dans les bras. J’essayai de le mouvoir gracieusement, je n’y parvins pas. J’essayai de prendre une pose noble, toujours avec le drapeau. Je n’y parvins pas davantage. Le drapeau était en laine et ne voulait pas flotter. Enfin, je restai immobile, tenant la hampe droite, dans une attitude aussi imposante que possible puis je saluai, jusqu’à ce que le rideau tombât.
Mes amis furent étonnés de voir que ma dernière danse avait déplu à Sa Majesté. Le Shah leur dit enfin, pressé de questions, qu’il ne voyait pas pourquoi on avait profané le drapeau persan. Personne n’osa lui dire que l’idée ne venait pas de moi, mais bien des gens de sa suite, et lui raconter comment j’avais reçu le drapeau.
Mes amis d’Oyley me consolèrent en me disant que mon attitude avait été très fière, et que, même, le drapeau, tombant autour de moi, à plis lourds, avait fait un très noble effet.
Le Shah décore toujours toute personne qui a attiré son attention : c’est une habitude. Pour moi, grâce à l’idée géniale des dignitaires de la Cour de Téhéran, je n’ai jamais vu ni la queue du Lion ni un rayon du Soleil de la décoration persane.
On m’a dit, par ailleurs, que, ce soir-là, les préoccupations du Shah avaient été pour une bombe qu’on lui avait annoncée comme devant être lancée sur lui dans la salle, bien plus que pour ma personne, mes danses et même pour le drapeau persan « profané » par moi.
Mes relations avec un roi nègre. — A l’exposition coloniale de Marseille, en 1907, je me trouvais avec quelques amis dans le pavillon d’un exposant, lorsqu’un superbe nègre de six pieds de haut, qui semblait quelque prince des Mille et une Nuits, vint sur la terrasse où nous étions assis. Il était accompagné d’une nombreuse suite. Les autres nègres étaient habillés comme lui, mais aucun n’avait sa magnifique prestance.
Des fonctionnaires français accompagnaient les visiteurs, qui produisaient, je dois le dire, un effet énorme, avec leurs costumes simples mais d’un pittoresque achevé. Lorsqu’ils furent proches, je m’exclamai :
— On dirait un roi de contes de Fées !
Ils passèrent devant nous et s’installèrent dans la salle du fond.
Le propriétaire revint bientôt vers notre groupe et nous demanda si nous ne voulions pas l’aider à recevoir le roi de Djoloff, du Sénégal.
— Il visite l’exposition en simple particulier, ajouta-t-il. Si cela peut vous être agréable de faire sa connaissance, venez, je vais vous présenter.
J’étais ravie.
Lorsque je fus devant le roi, je dis tranquillement à mes amis, à voix distincte et en français :
— Quel beau sauvage ! Je me demande s’ils sont tous taillés sur ce modèle-là en Afrique !
On me présenta au roi, il me tendit la main et jugez de mon effarement quand je l’entendis me déclarer à son tour, en un très bon français :
— Je suis charmé, de faire votre connaissance, miss Fuller. Je vous ai applaudie bien des fois. J’ai fait mon éducation à Paris.
Je ne pus retenir un cri :
— Mon Dieu ! Alors, vous avez entendu ce que j’ai dit et vous n’avez pas sourcillé !
— Non, puisque vous ne croyiez pas que je vous comprenais.
Je le fixai un bon moment, pour savoir s’il était fâché ou non. Il sourit avec finesse et je sentis que nous devenions amis…
Je dansais à Marseille à cette époque. Il vint au théâtre et demanda à me voir, après la représentation.
— Que pouvons-nous faire pour votre plaisir, en échange de la grande joie que votre danse vient de nous procurer ? me demanda-t-il.
Je réfléchis une minute :
— Je serais très contente, si je pouvais assister à une de vos cérémonies religieuses.
Le chef noir me promit de venir à mon hôtel et de me donner une idée de ce qu’étaient les pratiques rituelles dans son pays.
Le lendemain, donc, je fis préparer un thé dans le jardin de l’hôtel. On avait étendu des tapis par terre, et tout était prêt pour recevoir le souverain.
— Quand commencera la cérémonie ? demandai-je au roi, dès qu’il fut arrivé.
— Nous dirons nos prières à six heures, lors du coucher du soleil.
Tandis que le jour baissait, je remarquai que le roi et les gens de sa suite regardaient le ciel, tout autour d’eux, et je me demandai pourquoi. Voyant ma surprise le roi me dit qu’ils cherchaient à s’orienter pour reconnaître le point vers lequel le soleil dirigeait la fin de sa course.
— Nous devons toujours, me dit-il, prier la face tournée vers le couchant.
Il donna l’ordre de commencer alors la cérémonie.
Je voudrais pouvoir la décrire aussi parfaite que je la vis.
L’unisson des mouvements de tous ces hommes était quelque chose de merveilleux. Tous ensemble disaient une même et courte prière, et faisaient avec une précision mécanique le même mouvement, qui au point de vue de la dévotion, semblait avoir la même importance que les paroles rituelles. Les larges burnous blancs, drapés au-dessus des longues blouses bleues, flottaient autour des corps. Les hommes s’agenouillaient, touchaient la terre de leur front, puis se relevaient tous ensemble, et le rythme était aussi impressionnant que la ligne.
C’était vraiment très, très beau.
Après la prière, le roi me raconta que son père avait été détrôné, puis exilé du Sénégal par le gouvernement français. Lui-même, ensuite, avait été nommé chef de sa tribu, car en réalité il n’y avait plus de roi. Il était sujet français et dans son pays, tributaire de la France, il n’était plus qu’un chef de clan.
Mais la Majesté demeurait, quand même, magnifiquement marquée sur ses traits.
Tandis que nous causions, je lui demandai la permission de lui poser quelques questions indiscrètes. Après qu’il eut consenti en souriant de son joli sourire, je lui demandai s’il était marié.
Il répondit affirmativement. Il avait même quatre femmes. Comme je paraissais surprise de le voir voyager sans elles, surtout dans un pays où il y avait tant de jolies femmes, il me regarda longuement à son tour et répondit :
— Pour mes femmes, une femme blanche n’a ni charme, ni beauté.
Ceci me surprenait beaucoup et je lui demandai si c’était parce qu’elles n’avaient jamais vu de femmes blanches.
— Oh ! me répondit-il, en aucun cas elles ne seraient jalouses d’une femme blanche. Il leur paraît absolument impossible qu’une femme pâle puisse jouer un rôle quelconque dans ma vie.
— Et vous, en êtes-vous aussi sûr ? Si une femme blanche, à la longue chevelure blonde, apparaissait tout d’un coup dans votre pays, parmi vos femmes noires, ne la prendrait-on pas pour un ange ?
— Oh ! non ; on la prendrait pour un diable. Les anges sont noirs dans notre Paradis !…
Ceci je l’avoue, m’ouvrit des horizons tout nouveaux, au point de vue de la religion. Il ne m’est jamais apparu si clairement que ce sont bien plutôt les hommes qui fabriquent les dieux à leur image que les dieux qui créent les hommes à la leur…
Comment l’impératrice de Chine destitua un mandarin a cause de moi. — Je dansais à New-York, lorsque la suite de Li Hung Chang vint un soir au théâtre. Des amis me présentèrent à l’attaché militaire américain, M. Church, qui accompagnait le Vice-Roi du Pe-Tchi-Li.
Grâce à M. Church, je pus satisfaire ma curiosité et connaître quelques hauts personnages chinois. Lorsqu’ils repartirent pour leur pays, mon manager les accompagna, dans l’espoir que, par leur entremise, je pourrais peut-être danser à la cour, devant l’Impératrice douairière et son fils, Kouang-Sou.
Dès que mon agent fut en Chine, il me télégraphia que tout était arrangé, et que je pouvais prendre à Vancouver le premier bateau en partance.
Après avoir traversé le continent, j’allais m’embarquer avec ma mère, lorsque son état de santé me donna les plus vives inquiétudes. Son épuisement fut tel, qu’il me fallut télégraphier en Chine, l’impossibilité où j’étais de tenir mon engagement.
Mon impresario nous rejoignit absolument désolé.
A Pékin on me préparait une réception magnifique. Je devais danser devant l’Empereur et l’Impératrice, puis au Japon je devais paraître devant le Mikado. On mettait même à ma disposition le théâtre du meilleur acteur japonais, Danjero. Et tout cela en pure perte ! Mon manager rapportait de ce pays d’Orient, les plus merveilleuses broderies du monde, que Li Hung Chang lui avait remises pour moi.
J’éprouvai un réel chagrin de ce voyage manqué, puis bientôt je n’y pensai plus.
Un jour, à Londres, une de mes amies, se trouva à un dîner, placée auprès d’un très haut personnage de Chine. Comme, à cause des riches coloris du vêtement du haut mandarin, on en était venu à parler de moi et de mes danses colorées, mon amie dit à son voisin :
— Vous ne connaissez sans doute pas Loïe Fuller ?
— Mais si, madame, répondit-il, je la connais presque trop si je peux dire.
— Comment cela ?
— J’étais allé en Amérique avec Li Hung Chang. Le manager de Loïe Fuller nous accompagna au retour en Chine et grâce à l’influence du Vice-Roi, nous avions obtenu que Loïe Fuller parût devant l’Impératrice. Mais au moment de partir pour Pékin, elle manqua de parole. C’est moi qui fus chargé d’informer Sa Majesté que Loïe Fuller ne pouvait pas obéir à l’ordre impérial. Et l’Impératrice me fit dégrader !… Il y a huit ans de cela. Je pendis ma jaquette jaune et on vient seulement de me la rendre.
Mon amie plaida ma cause, en alléguant l’état de santé de ma mère et la gravité de sa maladie lors de mon départ manqué pour le Céleste Empire.
Je pense que ce serait trop exiger de Son Excellence que lui demander d’oublier ma faute.
Si j’avais su que ma défection entraînerait de telles conséquences, au lieu de câbler à mon manager, j’eusse envoyé une longue dépêche à l’Impératrice elle-même, en lui disant la cause de mon défaut de parole. Une femme de cœur, même si elle est impératrice, ne peut condamner une fille pour avoir rempli son devoir vis-à-vis de sa mère.
Comment la reine Alexandra faillit ne pas me voir. — Un matin les journaux annoncèrent que le Roi et la Reine d’Angleterre allaient passer quelques jours à Paris.
Je dansais alors à l’Hippodrome et, en me souvenant de ce que m’avait dit la Princesse Marie de Roumanie, je me décidai à ne pas laisser perdre cette occasion et j’écrivis à la Reine lui demandant de bien vouloir m’accorder une heure pour que je puisse donner une séance à son intention et où il lui plairait.
Jamais je n’aurais cru possible, en effet, de lui demander de venir à l’Hippodrome. Une de ses dames d’honneur me répondit que le séjour de la Reine était très limité et que Sa Majesté avait déjà accepté trop d’invitations, pour qu’il lui fût possible de prendre de nouveaux engagements.
Je ne pensai donc plus à la Reine.
En arrivant à une matinée, un jeudi, je vis devant l’Hippodrome toute une file de voitures qui avaient particulièrement grand air, et toutes timbrées à l’écu royal.
« La Reine a envoyé quelqu’un à ma matinée », pensai-je, « elle veut savoir si mes danses valent vraiment la peine d’être vues. Si je plais, la Reine me demandera peut-être de venir danser un jour devant elle. »
Je montai dans ma loge. Je finissais de m’habiller lorsque le directeur se précipita chez moi en criant :
— Il est quatre heures et la Reine attend depuis deux heures et demie.
— Quoi la Reine est ici ? Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue plus tôt ?
Il était trop énervé pour me fournir une plus longue explication. Je me hâtai de descendre et deux minutes après, j’entrais en scène.
Au milieu de ma danse, la Reine se leva et quitta le théâtre avec toute sa suite. Je la vis se lever, et partir !…
Je crus que le plancher allait s’effondrer sous moi. Qu’avais-je donc fait qui pût l’offenser ? Etait-elle fâchée que je l’eusse fait attendre ? Etait-ce ainsi qu’elle voulait me punir de mon impolitesse ? Ou bien mes danses lui déplaisaient-elles ? Que devais-je penser ?
Et je rentrai chez moi tout à fait au désespoir.
Je venais de réaliser un de mes vœux les plus chers : danser devant la Reine. Et jamais je n’avais éprouvé une telle tristesse.
J’aurais préféré mille fois qu’elle ne fût pas venue.
J’appris, par la suite, au théâtre même, qu’on avait téléphoné après le déjeuner, pour dire que la Reine désirait voir la Loïe Fuller, mais qu’elle devait repartir à quatre heures.
Le directeur qui croyait que la Reine venait voir l’Hippodrome, n’avait pas attaché d’importance à la question me concernant, et ne se préoccupa nullement de savoir si j’étais là ou non.
Le lendemain, tous les journaux racontèrent, que la Reine d’Angleterre était venue à l’Hippodrome, malgré ses obligations multiples, les engagements pris ailleurs etc., etc.
De moi, pas un mot.
Pourtant, comme j’avais écrit à la Reine, pour la prier de venir, il me parut que je devais m’excuser de mon apparente inconvenance.
Je lui écrivis donc combien j’étais malheureuse de mon retard, dont je ne me fusse pas rendue coupable, si on était venu m’avertir. Je regrettais qu’on ne se fût pas adressé directement à moi, au lieu de prévenir le directeur.
Le même soir une de mes amies vint m’aviser qu’elle avait écrit la veille à la dame d’honneur de la Reine, qu’elle connaissait, de venir me voir danser à l’Hippodrome.
— Cela rendra vos nouvelles danses célèbres dans le monde entier, me dit cette amie. Et la Reine viendra, j’en suis sûre, si cela lui est possible.
Au comble de la surprise, je regardai mon amie et m’écrirai :
— Mais alors, c’est pour cela qu’elle est venue cet après-midi ?
— Elle est déjà venue vous voir ! Je n’aurais pas cru à tant de promptitude.
— Elle est venue à la matinée.
Et en détail, je racontai toute l’histoire à mon amie.
Elle ne comprenait toujours pas pourquoi la Reine était partie si brusquement et elle chercha la cause de ce départ précipité.
Enfin, tout s’expliqua.
La Reine devait aller visiter l’atelier d’un peintre à trois heures et demie, puis à quatre heures, rendre visite à M. et Mme Loubet. Pourtant, elle resta à l’Hippodrome jusqu’à quatre heures et demie. Le Roi alla seul chez le peintre, et elle arriva en retard à la Présidence.
Alors seulement, je compris toute sa bonté, sa patience.
Et je lui sais, aujourd’hui encore, un gré infini d’avoir attendu si longtemps pour ne pas quitter le théâtre sans avoir vu, ne fût-ce qu’un moment, la Loïe Fuller et ses danses.
Quant au directeur, il est demeuré convaincu que la Reine était venue voir non Loïe Fuller, mais l’Hippodrome, et rien que l’Hippodrome.