(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XIII, mes danses et les enfants » pp. 134-145
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(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XIII, mes danses et les enfants » pp. 134-145

XIII
mes danses et les enfants

Les enfants, bercés, dès les premières heures de leur existence, par des contes de fées et par des récits merveilleux, ont l’imagination volontiers éprise de surnaturel. Mes danses, du fait de l’aspect immatériel que leur communiquent la lumière et les couleurs mélangées, devaient donc frapper plus particulièrement les jeunes esprits et leur donner à penser que l’être, qui évoluait là, devant eux, parmi des nuées et des fulgurations, appartenait à ce monde irréel qui les avait subjugués.

On ne saurait imaginer les véritables passions que j’ai suscitées, ou, pour dire plus vrai, car ma personne elle-même n’y était pour rien, les passions que ma danse a suscitées parmi les enfants. Je n’ai qu’à jeter un regard derrière moi, à travers la cité du souvenir, pour que les images enfantines, émues par mon art, se lèvent en masses extasiées.

J’ai même des témoignages écrits puisque je retrouve dans mes papiers ce billet signé d’un de mes amis, M. Auguste Masure :

« Chère miss Loïe,

« Nous avons formé le projet de conduire les enfants vous voir jouer en matinée, la semaine prochaine. Notre troisième, le plus jeune, est un petit garçon que vous n’avez jamais vu. Il regarde toutes vos affiches et chaque fois il demande des explications : il n’a que trois ans et demi. Mais son frère et sa sœur lui ont tellement farci la tête du nom de Loïe Fuller que lorsqu’il vous verra, ce qu’il dira vaudra la peine d’être noté… »

Si je cite ce fait c’est parce que, je le répète, il s’agit d’un témoignage écrit et qui, en outre, prouve bien l’impression profonde que mes danses produisent sur les enfants. Voilà, en effet, un tout petit de trois ans et demi, qui est hanté du désir de me voir rien que pour avoir entendu parler de moi — en quels termes, on peut le supposer ! — par deux autres enfants.

***

Voici, maintenant, une histoire non point plus probante mais plus caractéristique :

Un après-midi, la fille d’un architecte fort connu de la ville de Paris avait amené sa fillette à une matinée au cours de laquelle j’apparaissais. L’enfant semblait, m’a-t-on dit, éblouie, hallucinée. Elle n’avait pas dit un mot, pas proféré un son, pas fait un geste, tout entière concentrée dans son regard que je semblais hypnotiser.

A l’issue de la représentation, la jeune femme, que je connaissais particulièrement, dit à la petite :

— Nous allons aller voir Loïe Fuller dans sa loge.

Une flamme s’alluma dans les yeux de l’enfant et elle suivit sa mère en lui serrant nerveusement la main. Si la fillette était si violemment émue, ce n’était pas à l’idée de me voir, mais d’approcher un être exceptionnel, une manière de fée, ainsi que le prouve du reste la fin de cette anecdote.

La mère et l’enfant pénétrèrent donc dans ma loge.

Une habilleuse leur avait ouvert la porte. Elle les pria de s’asseoir en attendant que je pusse les recevoir. L’émotion la plus vive demeurait empreinte sur la petite figure de l’enfant. Elle avait dû croire qu’elle allait pénétrer dans quelque endroit supra terrestre et paradisiaque. Elle regardait, les yeux inquiets, ces murs nus, ce plancher sans tapis, et semblait s’attendre à voir le plafond ou le parquet s’entr’ouvrir pour la laisser entrer dans le royaume de Loïe Fuller.

Soudain, un paravent se replia laissant passer une petite femme à l’aspect fatigué, et qui n’avait rien d’immatériel. Les bras tendus elle s’avançait en souriant.

Les yeux de l’enfant s’ouvraient de plus en plus.

A mesure que je m’avançais elle reculait.

Très étonnée, la mère dit enfin :

— Qu’as-tu donc, ma chérie ? C’est miss Fuller qui a si joliment dansé tout à l’heure. Et tu m’as tant priée de te conduire auprès d’elle !…

Comme touchée par une baguette magique, la figure de l’enfant changea d’expression.

— Non, non, ce n’est pas vrai. Je ne veux pas la voir. Celle-ci, c’est une grosse dame et c’est une fée que j’ai vue danser.

S’il y a une chose au monde dont je sois incapable, c’est de faire sciemment de la peine à quelqu’un ; et, dans mon adoration pour les enfants, je ne me serais jamais consolée de causer une désillusion à ma petite visiteuse. Je tâchai donc d’être à la hauteur de la situation et je dis à l’enfant :

— Oui, ma chère petite, vous avez raison. Je ne suis pas la Loïe Fuller. La fée m’a envoyé vous dire combien elle vous aime et combien elle regrette de ne pouvoir vous emmener dans son royaume. Elle ne peut pas venir, elle ne peut vraiment pas. Elle m’a dit seulement de vous prendre dans mes bras et de vous donner un baiser, un bon baiser pour elle.

A ces mots, la petite se jeta dans mes bras.

— Oh ! dit-elle, embrassez la belle fée pour moi et demandez-lui si je peux revenir la voir danser.

Ce fut les larmes aux yeux que je lui répondis :

— Venez tant que vous voudrez, ma petite chérie ; j’entends la fée qui murmure à mon oreille qu’elle veut danser pour vous, toujours, toujours…

***

A Bucarest, la princesse Marie de Roumanie avait envoyé tous ses enfants me voir en matinée. La loge royale était occupée par toute une petite bande, bavarde et bruyante, de petits princes, de petites princesses et de toute une petite suite de petits amis. Lorsque vint mon tour d’entrer en scène, les lumières s’éteignirent et, dans le silence soudain établi, on put distinctement entendre ces mots venant de la loge royale :

— Chut ! taisez-vous.

Et lorsque j’apparus :

— Oh ! c’est un papillon.

Tout cela fut dit à voix très haute.

Ensuite je perçus la voix de l’aînée des princesses, celle qui ressemble si étonnamment à sa grand’mère, la feue reine Victoria.

Sur le ton du plus parfait mépris elle affirmait :

— Tu ne sais pas ce que tu dis, c’est un ange.

A chaque changement de danse, l’aînée des petites princesses faisait de nouvelles remarques, expliquant chaque chose à son point de vue, comme si elle eût possédé une autorité indiscutable à ce propos.

Quelques jours plus tard, je me rendis au palais.

La princesse Marie envoya chercher ses enfants.

Ils vinrent les uns derrière les autres, aussi timides que des enfants de bourgeois, en présence d’une étrangère.

Lorsque la princesse leur expliqua que j’étais la dame qu’ils avaient vue danser au théâtre, l’aînée, la petite princesse n° 1, ne souffla mot ; mais, malgré toute sa bonne éducation, son regard disait clairement :

— Je ne me laisse pas tromper. Cette femme raconte des histoires !…

J’aurais dû danser pour eux, au palais, afin qu’ils pussent se convaincre que c’était bien moi qu’ils avaient prise pour un ange.

La chose, d’abord décidée, fut abandonnée à ma prière. Je voulais éviter à ces enfants ce qui eût été pour eux une déception.

Aussi, quand je dansai au palais les petits princes et les petites princesses n’assistèrent pas à la représentation. Par contre, ils revinrent au théâtre et s’ancrèrent de plus en plus dans leur conviction que la dame qu’ils avaient vue chez leur mère et qui s’était fait passer pour la Loïe Fuller les avait trompés. L’aînée des petites princesses s’écria de façon à être entendue par tout le monde :

— Cette fois, c’est bien la Loïe Fuller.

Elle articula ces mots avec une netteté qui prouvait clairement que le sujet avait été longuement discuté entre les enfants et que cette affirmation était le résultat de mûres réflexions.

***

M. Roger Marx, l’inspecteur des Beaux-Arts, a deux fils, qui, lorsqu’ils me virent pour la première fois, étaient âgés de quatre et de six ans. L’aîné se mit en tête de danser « comme Loïe Fuller », avec une nappe en guise de draperie. Je lui donnai une robe faite sur le modèle des miennes et, bientôt, l’enfant créa des danses nouvelles.

La façon dont il exprimait la joie, la douleur, l’extase, le désespoir, était admirable. Mon souvenir, ou plutôt le souvenir de mes danses, demeurait si vif en lui, résumait si bien l’idée qu’il se faisait de la beauté et de l’art qu’il en devint « poète ».

Voici quelques vers que j’inspirai, deux ans plus tard, en effet, à ce bambin et que sa mère, Mme Roger Marx, me communiqua depuis :

Pâle vision
A l’horizon
En ce lieu sombre
Fugitive ombre…
Devant mes yeux vague
Une forme vague,
Suis-je fasciné ?
Une blanche vague.
En volutes d’argent
Sur l’océan immense,
Elle court follement,
Elle s’enfuit et danse.
Protée reste ! Ne fuis pas !
Sur la fleur qu’on ne voit pas
Palpite, hésite, et se pose
Un papillon vert et rose :
Il voltige sans aucun bruit
Etend ses ailes polychromes
Et maintenant c’est un arum
Au lieu d’un papillon de nuit…

Il finit même par faire de petites figurines de cire représentant « La Loïe Fuller », figurines que je conserve précieusement.

***

Une autre histoire curieuse est celle de la fille de Nevada, la grande diva américaine. L’enfant m’appelait toujours « ma Loïe », et, après sa première visite au théâtre, où elle était venue me voir danser, elle essaya de m’imiter. Elle était si étonnante, que je lui fis faire une petite robe. Son père, le docteur Palmer, fit installer chez lui une lanterne magique à lumières changeantes. La petite dansait et inventait des pas étranges et merveilleux qu’elle intitulait « la naissance du printemps », « l’été », « l’automne », « l’hiver ». Elle savait prendre des expressions variées et combiner d’harmonieux mouvements de bras et de corps.

La mignonne eut un tel succès, auprès des rares intimes qui l’avaient vue, que Nevada des rares intimes qui l’avaient vue, que Nevada fut obligée de donner quelques séances, dans son somptueux appartement de l’avenue Wagram, pour que ses amis pussent applaudir la charmante enfant. A l’une de ces séances assistaient quelques prêtres catholiques, et, comme ils s’extasiaient, émerveillés de la grâce de l’enfant, celle-ci leur dit paisiblement :

— Vous aimez ces danses ? Alors, il faut aller voir « ma Loïe ». Elle danse aux Folies-Bergère.

***

Voici, maintenant, une impression toute différente que j’ai provoquée.

Bien longtemps avant mes débuts chorégraphiques, j’étais une petite ingénue et je jouais le rôle travesti de Jack Sheppard dans la pièce de ce nom, à côté de l’illustre comédien américain, Nat.-Goodwin. Le directeur d’un des premiers journaux de New-York avait amené un soir, au théâtre, sa femme et sa fille pour me voir dans mon rôle de prédilection.

La fille du directeur voulut à toute force faire ma connaissance.

Le père prit des informations à mon sujet, et m’écrivit pour me demander s’il pouvait m’amener sa fille, jeune personne de six ans.

J’avais si bien réussi à me donner l’air d’un garçon que la petite fille ne pouvait pas croire que je n’en fusse pas réellement un ; et, lorsqu’elle me fut présentée, elle demanda :

— Mais pourquoi Jack met-il des robes de fille ?

Là encore je ne détrompai point ma petite admiratrice.

Aujourd’hui, c’est une belle jeune femme ; mais c’est toujours pour moi une bonne et fidèle amie.

***

Lorsque j’avais seize ans, je fis la connaissance d’une petite veuve, qui avait deux fils âgés respectivement de sept et de neuf ans. L’aîné tomba amoureux de moi. Malgré tout ce qu’on fit pour le distraire, il s’éprit de plus en plus. Il abandonna ses études et échappa complètement à l’influence et au contrôle de sa mère. Les choses en arrivèrent au point qu’il fallut faire voyager l’enfant. La veuve partit pour l’Angleterre avec son fils. Au bout de quelque temps, elle put croire qu’il ne pensait plus à moi.

Neuf ans se passèrent. J’étais devenue, dès longtemps, une danseuse et retrouvai à Londres la veuve et ses fils. Ne me souvenant plus de l’ancienne passion de mon admirateur, qui était maintenant un beau grand garçon de dix-huit ans, je l’engageai comme secrétaire.

Quelques jours plus tard il me dit paisiblement :

— Rappelez-vous, miss Fuller, j’avais alors neuf ans. Je vous dis qu’à dix-huit ans je vous demanderais d’être ma femme.

— Oui, je m’en souviens.

— Eh bien ! j’ai dix-huit ans à présent et je n’ai pas changé d’avis. Voulez-vous m’épouser ?

Tout dernièrement encore, mon amoureux répétait qu’il ne se marierait jamais. Il a trente ans aujourd’hui et qui sait si le cœur de l’homme n’est pas resté le même que le cœur du garçon de neuf ans ?

Il est parfois dangereux d’illustrer d’images trop vivantes les contes improbables qu’imaginent les enfants…