XII
la collection de m. groult
Par un bel après-midi d’été, je me fis conduire au boulevard Inkermann, à Neuilly. De loin, j’entendais une fanfare de chasse et je me demandais, non sans étonnement, dans quelle partie de Neuilly on pouvait bien chasser à courre ?…
C’était du moins une nouveauté !…
La voiture stoppa.
Nous étions chez Rachel Boyer, la charmante sociétaire de la Comédie-Française, qui m’avait invitée, chez elle, à une matinée.
Avant d’atteindre la maison, je traversai un grand jardin, poursuivie par le son des trompes de chasse, qui s’était sensiblement rapproché. Tout en me demandant toujours où pouvaient bien chevaucher les chasseurs, je pénétrai dans la maison.
La maîtresse de céans me reçut à bras ouverts. Rachel Boyer est un être charmant. Elle brille comme un rayon de soleil.
Elle me vit prêter l’oreille avec curiosité, car je continuais à chercher où se cachaient les sonneurs.
Elle souriait de plus en plus, et d’un air mystérieux.
Je ne pus m’empêcher de lui demander d’où partaient les sons que j’entendais et s’il y avait une chasse à courre dans son jardin.
Elle se prit à rire franchement et me dit :
— Il n’y a pas de chasse. Ces sonneurs sont gagés par moi pour souhaiter une harmonieuse et cordiale bienvenue à mes invités.
— Mais on ne les voit de nulle part. C’est vraiment tout à fait joli.
— Du moment que cela vous plaît, j’ai donc réussi.
Ce jour-là, je fis connaissance de deux personnages qui figuraient alors, au tout premier plan, dans la galerie des notabilités parisiennes. L’un était un homme du monde, fin, délicat, spirituel, galant et possédant le rare et souple talent de parler de tout, sans jamais se compromettre : M. Chéramy. L’autre était un personnage âgé, la figure expressive, l’air bourru et renfrogné, sous d’épais cheveux gris. IL s’exprimait par phrases saccadées et courtes, mais pleines du meilleur esprit naturel. On sentait qu’il prenait un plaisir réel à converser avec nous.
Nous nous entretenions, tous trois, M. Chéramy, lui et moi, de questions artistiques lorsque, dans une accalmie de notre discussion, nous nous aperçûmes que nous étions entourés d’un auditoire nombreux. L’effet fut magique : deux d’entre nous se turent, mais M. Chéramy fut à la hauteur de la situation, et, avec la plus parfaite tranquillité, mit tout le monde à l’aise.
Nous étions alors dans le salon ; le monsieur aux cheveux gris fit une fausse sortie et me chercha du regard, ainsi que Rachel Boyer, qui causait dans un groupe à quelques pas de là. Il nous fit comprendre, par signes, qu’il désirait nous parler, loin des autres.
Nous nous glissâmes dehors pour savoir ce qu’il désirait.
Je m’attendais, cela va sans dire, — en raison de ses manières mystérieuses, — à quelque chose d’extraordinaire, et, au point de vue de notre interlocuteur, du moins, je ne me trompais pas de beaucoup.
— Peut-être, nous dit-il brusquement, d’un ton pénétré, voudriez-vous visiter ma collection ?
Tandis qu’il prononçait ces deux mots « ma collection », un air de respect se répandit sur son visage. Depuis je me suis rappelé cette expression et je l’ai comprise. Mais je n’étais pas émue du tout alors, et je me demandais quel était cet étrange bonhomme qui me paraissait un peu maniaque. Je lui répondis donc, sans autrement m’émouvoir :
— Merci beaucoup, monsieur, je viens justement de voir le Louvre, et je crois que c’est aussi une belle collect…
Rachel Boyer interrompit ma phrase en souriant, mais avec un air, cependant, quelque peu scandalisé. Puis elle assura le vieillard que nous étions toutes deux on ne peut plus sensibles à la marque de rare et haute estime qu’il voulait bien nous donner.
Sur ces mots, nous prîmes jour et le petit vieux nous quitta.
— Pourquoi veut-il que je voie sa collection ? demandai-je à Rachel Boyer.
— Pourquoi ? répondit Rachel Boyer, mais sans doute parce qu’il professe pour vous une particulière admiration. Car, voyez-vous, sa collection est la plus complète de son espèce, et pour lui, elle est sacrée. Je ne puis vous dire combien j’ai été surprise de l’entendre vous inviter. Il est bien rare, en effet, qu’il permette à quelqu’un de visiter ses chefs-d’œuvre.
— Vraiment ! Mais qui est ce monsieur ? Que fait-il ?
— Comment, vous ne savez pas ! Je vous l’ai pourtant présenté !
— Oui, mais je n’ai pas saisi le nom.
La voix de Rachel Boyer se teinta de vénération pour dire :
— Mais c’est M. Groult !
Pour moi, je n’éprouvais aucune espèce de respect, attendu que, à vrai dire, je n’étais pas plus avancée qu’avant. Je n’avais aucun souvenir d’avoir jamais entendu prononcer ce nom. Et je le dis en toute simplicité à Rachel Boyer, qui s’en effara.
J’avais l’air de commettre un sacrilège !…
Elle m’apprit alors que M. Groult était un homme qui avait fait une énorme fortune dans les pâtes alimentaires, ce qui ne me laissa point béante d’admiration. Elle ajouta qu’il dépensait le plus clair de cette fortune en achats de tableaux, ce qui me laissa fort paisible.
— M. Groult, me dit Rachel Boyer avec exaltation, a rassemblé les plus beaux trésors d’art qu’un homme ait jamais possédés.
C’était très intéressant, sans doute, mais je songeais, à part moi, qu’une telle manie ne devait guère laisser de loisir à un homme, pourtant si riche, de faire du bien autour de lui. Je crois que j’aurais été beaucoup plus impressionnée si j’avais entendu parler de quelques-unes de ses bonnes œuvres.
Je me décidai enfin à croire, pour complaire à mon hôtesse, que la collection était si colossale que tout devenait insignifiant auprès d’elle.
Quelques jours plus tard, Rachel Boyer me mena, avec une autre de ses amies, voir la collection, la fameuse collection de M. Groult. La collection avait beau être intéressante, le collectionneur, du fait de sa personnalité, me parut infiniment plus curieux que la collection même.
Il nous conduisit tout d’abord devant une grande vitrine et dévoila, avec des gestes délicats et religieux, la plus merveilleuse collection de papillons que l’on puisse rêver. Il y en avait mille huit cents. Il en désigna quatre et nous dit qu’il avait acheté tout le lot pour avoir ceux-là, et il ajouta, à ma grande confusion, que c’était parce qu’ils me ressemblaient.
— Ces couleurs, c’est vous, me dit-il presque rudement. Regardez quelle richesse. Ce rose, ce bleu, c’est vous ; c’est vous vraiment !
Et, en disant cela, il me regardait comme s’il eût craint que je doutasse de sa sincérité et que je prisse ses affirmations pour des compliments.
Avec des mots simples, il communiquait les impressions d’art les plus intenses. On les sentait innées ; elles sortaient du plus profond de lui-même et le transformaient à tel point que je le voyais, à présent, transfiguré.
Il nous conduisit dans une autre partie de la salle, et découvrit plusieurs plaques de quelque chose qui paraissait être du marbre de couleur, poli et jaspé.
— Regardez, murmura-t-il, regardez ; vous voici encore. J’ai acheté ces plaques, car ces plaques aussi, c’est vous !
Et, les tournant vers la lumière, il fit jaillir de leurs surfaces toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
— Est-ce du marbre ? demandai-je, pour dire quelque chose, tant je me sentais troublée par cette admiration d’art.
Il me regarda presque avec mépris, et répondit :
— Du marbre, du marbre, non certes ; ce sont des plaques de bois pétrifié.
Je croyais que nous avions vu toute la collection de M. Groult, car il y avait suffisamment de pièces pour garnir un petit musée ; je découvris que nous n’avions rien vu du tout. M. Groult ouvrit une porte et nous fit entrer dans une grande galerie, où nous attendaient soixante-douze Turner.
Il leva l’index de la main droite pour nous imposer un silence que personne n’avait l’intention de troubler ; puis il nous conduisit d’un tableau à l’autre, en nous indiquant ce qui faisait le charme de chaque toile. A la fin il s’approcha de moi, puis, embrassant la salle d’un geste large, il dit :
— Ce sont vos couleurs. Turner vous a sûrement pressentie en les créant.
Ensuite, il nous montra sa collection de gravures, d’eaux-fortes, d’estampes, représentant les danseuses les plus glorieuses, tout cela afin de me montrer, disait-il, de quoi j’avais l’air, lorsque je dansais. Il désigna une frise célèbre de Pompéï, puis me regardant fixement, il dit :
— Voyez là, ce sont vos gestes.
Il se recula pour donner la pose et reproduisit un de ces gestes très sérieusement, en dépit de ses rhumatismes, qui lui permettaient à peine de se tenir sur ses jambes.
— Maintenant, dit-il, je vais vous montrer l’objet d’art auquel je tiens le plus ici.
Et, par une large baie vitrée, il me montra ce qui faisait sa joie : c’était un bassin d’où jaillissait un jet d’eau, autour duquel voltigeaient de nombreuses tourterelles.
— Ah ! voilà des oiseaux d’amour que vous rendez heureux ! m’écriai-je. Il est regrettable que le monde entier ne puisse considérer ce joli tableau de nature près de la beauté de vos collections.
— Laisser voir mes collections, s’écria-t-il, jamais. Jamais personne ne les comprendrait !
Je sentis alors combien il chérissait chacun de ces objets que l’on n’aurait dû, à ses yeux, contempler qu’avec dévotion.
Dans chaque visiteur, il ne voyait qu’un curieux et rien de plus.
Pour lui, les créateurs de ces chefs-d’œuvre les lui avaient confiés afin qu’il en prît soin et leur épargnât les regards profanes.
— Je voudrais, dit-il dans une sorte de mysticisme, les brûler tous, à la veille de ma mort, si je le pouvais. N’est-ce pas désolant de les abandonner à la curiosité et à l’indifférence ?
M. Groult me donna un nouvel aperçu de la raison de l’art et de sa valeur. Il connaissait toutes les circonstances qui avaient entouré la gestation de ses chefs-d’œuvre ; il en parlait comme un homme de cœur et comme un critique d’art.
En nous disant adieu, il me demanda de revenir.
Un jour, le conservateur du musée de Bucarest vint à Paris, et un ami commun me l’amena. Entre autres choses il me parla de la fameuse collection de M. Groult que personne ne pouvait voir. Je lui promis de faire mon possible pour obtenir une invitation, et j’écrivis à M. Groult.
Il me répondit aussitôt d’amener le conservateur du musée.
Comme ce dernier lui exprimait toute sa reconnaissance, M. Groult lui dit en propres termes, et de sa voix bourrue :
— Ce n’est pas moi, c’est elle qu’il faut remercier. Je ne veux pas d’étrangers ici, mais elle fait partie de ma collection. On la retrouve partout. Regardez !
Il raconta l’histoire des papillons, ajoutant :
— C’est la nature que personne ne peut peindre exactement. Elle y a réussi, elle est un peintre de la Nature.
Puis il montra les bois pétrifiés, et en parla, avec quelques variantes, comme il en avait parlé la première fois devant moi. Finalement, il dit à son visiteur de venir le voir chaque fois qu’il passerait par Paris. En m’en allant, je dus promettre de revenir bientôt. Mais, lorsque j’en eus enfin le loisir, M. Groult était déjà trop malade pour me recevoir et je ne le revis plus.
Je n’en suis pas moins heureuse de l’avoir connu, car c’était une curieuse et rare figure.