(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — V, mes débuts aux folies-bergère » pp. 50-
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(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — V, mes débuts aux folies-bergère » pp. 50-

V
mes débuts aux folies-bergère

Paris ! Paris ! Enfin Paris !…

Il me semblait que j’étais sauvée et que toutes mes tribulations allaient finir.

Paris c’était le port après la tempête, le havre de grâce après le déchaînement furieux des orages de la vie.

Et je pensais, sans modestie, que j’allais conquérir ce grand Paris tant espéré, tant souhaité, tant désiré.

En Amérique, souvent, j’avais dansé, sur les plus grandes scènes lyriques, entre deux actes d’un opéra, et j’imaginais qu’il en serait de même à Paris.

Aussi, dès mon arrivée — on était alors en octobre 1892 — avant même de gagner ma chambre du Grand-Hôtel, je priai mon agent, M. Marten Stein de se rendre auprès de M. Gailhard, le directeur de l’Académie nationale de musique et de chorégraphie, à qui j’avais écrit, d’Allemagne, pour lui proposer de danser sur son théâtre.

Académie nationale de chorégraphie !

Je croyais encore, naïvement, aux étiquettes. Et j’imaginais qu’un Institut de cette sorte devait se faire accueillant aux novatrices de la danse.

Mon illusion, hélas ! devait être de courte durée.

Je vis revenir Marten Stein l’oreille basse. Il avait été reçu par M. Pedro Gailhard, mais celui-ci, de la voix profonde qu’il s’est habilement fabriquée et qui, pendant vingt et un ans de suite, a heurté les échos du cabinet directorial de l’Opéra, ne lui avait pas caché qu’il n’éprouvait que peu d’envie de m’engager.

— Qu’elle m’exhibe ses danses si elle veut, avait-il dit, mais tout ce que je pourrai faire, au cas où ces danses me plairaient, ce serait, à la condition qu’elle ne se montre pas ailleurs, de lui garantir, au maximum, quatre cachets par mois.

— Quatre cachets ? Ce n’est guère, avait risqué mon agent.

— C’est déjà trop pour une danseuse qui, avant de venir à Paris, y a déjà des imitatrices.

Influencé par la voix et par le geste d’un homme qui avait joué jadis le rôle de Méphistophélès sur la scène qu’il dirigeait aujourd’hui, Marten Stein n’osa point s’enquérir plus avant.

On peut juger de l’impression que produisirent sur moi les paroles que me rapportait mon agent. Accepter, même si M. Gailhard me les proposait ferme, quatre représentations par mois, il n’y fallait pas songer. C’était, pécuniairement, par trop insuffisant. Je réfléchis un moment. Et mon parti fut vite pris. J’embarquai, après le dîner, mon agent et ma mère dans une voiture et je donnai l’adresse des Folies-Bergère, car je savais que mon agent, de son côté, avait écrit au directeur de ce grand music-hall. En route j’expliquai à Marten Stein que je me rangeais à l’avis qu’il m’avait précédemment exposé et que j’allais demander au directeur des Folies-Bergère de m’engager.

Qu’on imagine ma stupeur quand on saura que, en descendant de fiacre, devant les Folies, je me trouvai face à face avec une danseuse serpentine, reproduite en tons violents sur des affiches colossales, et que cette danseuse n’était point Loïe Fuller !…

C’était le cataclysme, l’effondrement définitif.

Je n’entrai pas moins dans le théâtre. Je dis l’objet do ma visite. Je demandai à voir le directeur. On me répondit que je pourrais être reçue seulement à l’issue de la représentation et on nous installa, ma mère, Marten Stein et moi, dans un coin du balcon d’où nous pûmes suivre le spectacle.

Le spectacle !…

Je m’en moquais un peu du spectacle. Et j’eusse été fort en peine de dire ce que je vis ce soir-là. J’attendais la Serpentine, ma rivale, ma voleuse — car c’était une voleuse, n’est-ce pas ? — et qui me volait, en outre de ma danse, tous les beaux rêves que j’avais faits.

Enfin, elle parut. Je tremblais de tout mon corps. Une sueur froide perlait à mes tempes. Je fermai les yeux. Quand je les rouvris, j’aperçus, en scène, une de mes compatriotes qui jadis, m’ayant emprunté de l’argent, en Amérique, avait négligé de me le rendre. Elle continuait ses emprunts, voilà tout. Mais, cette fois, j’étais bien décidée à lui faire rendre ce qu’elle me prenait.

Bientôt, je cessai de lui en vouloir. Au lieu de me bouleverser davantage sa vue m’apaisait. A mesure qu’elle dansait le calme renaissait en moi. Et, quand elle eut achevé son « numéro », je me mis à l’applaudir sincèrement et avec une grande joie.

Ce n’était point l’admiration qui provoquait mes bravos, mais bien un sentiment tout opposé : mon imitatrice était si médiocre que, sûre de vaincre à présent, je ne la redoutais plus.

Vrai, je l’aurais volontiers embrassée pour le plaisir que me procurait la constatation de son insuffisance.

Après la représentation, lorsque nous fûmes en présence du directeur — c’était alors M. Marchand — je ne lui cachai rien de mon sentiment, par l’intermédiaire de Marten Stein qui servait d’interprète.

La salle s’était vidée. Nous n’étions plus que six sur la scène : M. Marchand, sa femme, le second chef d’orchestre, — M. Henri Hambourg, — Marten Stein, ma mère et moi.

— Demandez à M. Marchand, dis-je à Marten Stein, pourquoi il a engagé une femme qui fait une imitation de mes danses alors que vous lui avez écrit, de Berlin, pour lui proposer de me voir ?

Au lieu de transmettre ma question, l’« interprète » répliqua :

— Etes-vous donc vous-même si fort en règle ? Avez-vous oublié que vous vous proposiez de danser à l’Opéra ? Peut-être le sait-il !…

— Peu importe, répondis-je, posez toujours la question. Et puis cet homme ne sait rien.

Je n’appris que plus tard que M. Marchand parlait l’anglais et le comprenait aussi nettement que Marten Stein et moi-même !…

Il a dû réprimer, ce soir-là, une terrible envie de rire. De fait, il la réprima le mieux du monde, car nous ne pûmes rien en apercevoir et nous ne découvrîmes point qu’il entendait la langue de Shakespeare.

Marten Stein, à présent, transmettait ma demande.

— J’ai engagé cette danseuse, répondit M. Marchand en français, parce que le Casino de Paris annonçait une danse serpentine, et que je ne pouvais pas me laisser devancer par lui.

— Mais, demandai-je, y a-t-il encore d’autres danseuses de ce genre dans les théâtres de Paris ?

— Non. Celle du Casino a manqué de parole. Moi, j’avais déjà engagé votre imitatrice. Et comme vous voyez qu’elle n’a pas grand succès, je pense que vous n’en aurez pas beaucoup plus. Pourtant si vous voulez tout de même me donner une répétition, je suis à votre disposition.

— Merci ! vous donner une répétition pour qu’une doublure puisse plagier plus encore mes danses.

Mais mon impresario m’engagea tellement à montrer au directeur ce que mes danses étaient, comparées surtout à celles de l’autre, que je me décidai.

Je revêtis mes robes l’une après l’autre, et, avec la mine la plus déconfite qui soit, je me mis à danser. L’orchestre se composait d’un seul violon, et pour éclairage je n’avais que la rampe.

Lorsque j’eus fini, le directeur me fit venir dans son cabinet et me proposa de m’engager séance tenante. Je devais débuter dès que l’autre danseuse aurait terminé son engagement.

— Non, déclarai-je, si j’entre chez vous, il faut que cette femme s’en aille.

— Mais, dit-il, je l’ai engagée, elle ne peut pas partir avant la fin de son engagement.

— Vous n’avez qu’à lui payer ses cachets pour qu’elle parte.

Il objecta encore que les affiches, les réclames, tout était fait pour elle, et que si elle ne dansait plus, le public pourrait protester.

— Eh bien, dans ce cas, je danserai à sa place, sous son nom, avec sa musique, jusqu’à ce que vous ayez tout arrangé pour mon début.

Le lendemain il paya mon imitatrice, et elle quitta le théâtre.

Le même soir je pris sa place et il me fallut répéter sa danse quatre ou cinq fois.

Puis nous nous mîmes sérieusement aux répétitions, pour mon début annoncé, et qui devait avoir lieu huit jours plus tard.

Après que j’eus dansé deux fois sous le nom de ma doublure le directeur des Folies-Bergère m’emmena au Figaro.

Je pensais certes qu’au point de vue de la réclame c’était une excellente idée, mais je ne sus que longtemps après, que mon engagement définitif avait dépendu de la séance que je donnai là. Et je n’ai pas oublié que je dois toute ma carrière, au succès, mémorable pour moi, que j’eus en celte occasion.

Huit jours après eut lieu la répétition générale, qui ne prit fin qu’à quatre heures du matin, et encore n’avais-je pu épuiser mon programme comprenant cinq danses : n° 1 la danse serpentine, n° 2 la violette, n° 3 le papillon, n° 4 une danse que le public désigna plus tard du nom de danse blanche. Pour finir, j’entendais danser, éclairée par-dessous, la lumière arrivant à travers un carreau sur lequel je me tenais, et ceci devait être le clou de mes danses. Mais après le quatrième numéro, mes électriciens, qui n’en pouvaient plus, me plantèrent là sans autre forme de procès.

Je ne voulais pas débuter sans ma dernière danse, mais, devant la menace de mon directeur de déchirer notre contrat si je persistais, je finis par céder.

Le lendemain je pus tout de même répéter cette cinquième danse, et à l’heure de la représentation tout était prêt pour mes débuts.

L’enthousiasme du public montait progressivement tandis que je dansais.

Lorsque le rideau tomba, après une quatrième danse, les bravos furent si assourdissants qu’on ne pouvait pas entendre la musique qui préludait pour le n° 5. Le rideau, sur l’ordre du directeur, qui était dans le manteau d’arlequin, se releva, se releva encore, et les applaudissements continuaient à nous assourdir. Et il fallut me rendre à l’évidence : il était impossible… et inutile de continuer à danser. Les quatre danses avaient duré avec les bis, quarante-cinq minutes et malgré le coup de fouet du grand succès, j’étais à bout, complètement à bout de forces.

Je regardai le directeur. Je demandai :

— Et la dernière ?

— Oh ! nous n’en avons pas besoin. Celles que vous venez de danser ont suffi à enlever le public. N’entendez-vous pas les acclamations ?

Un instant plus tard nous étions entourés d’une véritable foule, et je fus presque portée à ma loge.

A partir de ce jour j’eus dans ma vie aventure sur aventure. Ce n’est que longtemps après que je pus recueillir le bénéfice de ma cinquième danse. Quelques années plus tard seulement j’inaugurai à Paris la danse du feu et du lys, et cela une fois encore aux Folies-Bergère. Je me souviens de l’ovation, toute pareille à celle de mes débuts. Seulement cette fois je n’étais plus une inconnue, comme en 1892, j’avais de nombreux amis parisiens dans la salle. Il en vint beaucoup sur la scène pour me féliciter et, parmi eux, Calvé. Elle me prit dans ses bras, m’embrassa et dit :

— C’est merveilleux ! Loïc, vous êtes un génie. Et deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. Jamais je n’ai vu Calvé plus jolie qu’avec cet air d’extase…

Et voilà l’histoire de mes débuts à Paris.