Préface
Je ne l’avais vue que comme l’ont vue toutes les foules humaines qui couvrent la terre, sur la scène, agitant d’un geste harmonieux ses voiles dans les flammes, ou changée en un grand lis, éblouissante, nous révélant une forme auguste et neuve de la beauté. J’eus l’honneur de lui être présenté à un déjeuner du « Tour du monde » à Boulogne. Je vis une dame américaine aux traits menus, aux yeux bleus comme les eaux où se mire un ciel pâle, un peu grasse, placide, souriante, fine. Je l’entendis causer : la difficulté avec laquelle elle parle le français ajoute à ses moyens d’expression sans nuire à sa vivacité ; elle l’oblige à se tenir dans le rare et dans l’exquis, à créer à chaque instant l’expression nécessaire, le tour le plus prompt et le meilleur. Le mot jaillit, la forme étrange de langage se dessine. Pour y aider, ni gestes ni mouvements ; mais seulement l’expression de ses regards clairs et changeants comme des paysages qu’on découvre sur une belle route. Et le fond de la conversation, tour à tour souriant et grave, est plein de charme et d’agrément. Cette éblouissante artiste se révèle une dame d’un sens juste et délient, douée d’une pénétration merveilleuse des âmes, qui sait découvrir la signification profonde des choses insignifiantes en apparence et voir la splendeur cachée des âmes simples. Volontiers elle peint d’un trait vif et brillant les pauvres gens en qui elle trouve quelque beauté qui les grandit et les décore. Ce n’est pas qu’elle s’attache particulièrement aux humbles, aux pauvres d’esprit. Au contraire, elle pénètre avec facilité dans les âmes les plus hautes des artistes et des savants. Je lui ai entendu dire les choses les plus fines, les plus aiguës sur Curie, Mme Curie, Auguste Rodin et sur d’autres génies instinctifs ou conscients. Elle a sans le vouloir, et peut-être sans le savoir, toute une théorie de la connaissance et toute une philosophie de l’art.
Mais le sujet de conversation qui lui est le plus cher, le plus familier, je dirai même le plus intime, c’est la recherche du divin. Faut-il y reconnaître un caractère de la race anglo-saxonne, ou l’effet d’une éducation protestante ou bien une disposition particulière que rien n’explique ? Je ne sais. Mais elle est profondément religieuse, avec un esprit d’examen très aigu et un souci perpétuel de la destinée humaine. Sous toutes sortes de formes ; de toutes sortes de manières, elle m’a interrogé sur la cause et la fin des choses. Je n’ai pas besoin de dire qu’aucune de mes réponses n’était pour la contenter. Pourtant elle a accueilli mes doutes d’un air serein, en souriant à l’abîme. Car elle est vraiment une gentille créature.
Sentir ? Comprendre ? Elle est merveilleusement intelligente. Elle est encore plus merveilleusement instinctive. Riche de tant de dons naturels, elle aurait pu faire une savante. Je lui ai entendu tenir un langage très « compréhensif » sur divers sujets d’astronomie, de chimie, de physiologie. Mais en elle l’inconscient l’emporte. C’est une artiste.
Je n’ai pu résister au plaisir de rappeler ma rencontre avec cette femme extraordinaire et charmante. Quelle rare aventure ! Vous admirez de loin, en rêve, une figure aérienne, comparable en grâce à ces danseuses qu’on voit, sur les peintures de Pompeï, flotter dans leurs voiles légers. Un jour vous retrouverez cette apparition dans la réalité de la vie, éteinte et cachée sous ces voiles plus épais dont s’enveloppent les mortels, et vous vous apercevrez que c’est une personne pleine d’esprit et de cœur, une âme un peu mystique, philosophique, religieuse, très haute, très riante et très noble.
Voilà au naturel cette Loïe Fuller en qui notre Roger Marx a salué la plus chaste et la plus expressive des danseuses, la belle inspirée qui retrouva en elle et nous rendit les merveilles perdues de la mimique grecque, l’art de ces mouvements à la fois voluptueux et mystiques qui interprêtent les phénomènes de la nature et les métamorphoses des êtres.