(1909) Une vie de danseuse. Fanny Elssler « Conclusion » pp. 414-418
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(1909) Une vie de danseuse. Fanny Elssler « Conclusion » pp. 414-418

Conclusion

Après que Fanny Elssler eut quitté Paris, les grandes traditions de la danse furent continuées à l’Opéra par Carlotta Grisi et Fanny Cerrito. Malgré leur charme et leur talent, ces deux artistes ne réussirent pas à conjurer la dépravation du goût public qui se plaisait de plus en plus à des danses de bas tréteaux. A l’Opéra même apparaissaient des symptômes de corruption. A côté de la danse de haut style, on y tolérait d’étranges audaces. Augusta Maywood, fille d’un directeur de cirque américain, rappelait un peu trop ses origines par des façons d’écuyère et des excentricités de clown. Mlle Plunkett se signalait par de tumultueux mouvements de croupe. Un rare degré de trivialité fut atteint par Lola Montès en 1844. Pour ses débuts, cette dame fâcheusement illustre arriva sur la scène d’un bond de panthère, s’arrêta net sur la pointe d’un pied, et, d’une main prodigieusement leste, détacha l’une de ses jarretières qu’elle lança parmi les spectateurs avec des œillades enflammées. La danse s’encanaillait à l’Académie royale de Musique. La barrière s’abaissait entre le corps de ballet et les virtuoses du cancan ; elle n’existait plus entre Lola Montès et Pomaré, la gloire du bal Mabille.

Les délicats gémissaient de cette déchéance. Théodore de Banville évoquait les splendeurs des années précédentes où

Tout le corps de ballet marchait comme une armée.
………………
La danse laissait voir tous les trésors de Flore
Sous les plis des maillots, vermeils comme l’aurore ;
C’était la vive Elssler, ce volcan adouci,
Lucile et Carlotta, celle qui marche aussi
Avec ses pieds charmants armés d’ailes hautaines
Sur la cime des blés et l’azur des fontaines.

Un autre jour, l’aimable poète envoyait un salut mélancolique aux trois enchanteresses qui avaient fait les délices d’une époque plus raffinée :

Elssler ! Taglioni ! Carlotta, sœurs divines
Aux corselets de guêpe, aux regards de houri
……………..
O reines du ballet, toutes les trois si belles !
Qu’un Homère ébloui fera nymphes un jour,
Ce n’est plus vous la Danse, allons, coupez vos ailes !
Eteignez vos regards, ce n’est plus vous l’Amour !

Plus tard le déclin du ballet s’aggrava encore. La réforme wagnérienne, qui eut parmi ses premiers adversaires en France une danseuse, Mme Ferraris, le bannit de l’opéra. Malgré les glorieux exploits des Rosita Mauri, des Subra, des Zambelli, la danse n’a plus, à côté du drame musical renouvelé, qu’une situation subalterne ; elle a pris, dans la famille des arts, une attitude un peu honteuse de parente pauvre que l’on daigne admettre au bout de la table. Des esthéticiens farouches, en même temps prédicateurs, nous démontreront qu’en la traitant ainsi, nous avons réalisé un double progrès, artistique et moral.

C’est notre tort et c’est notre malheur. Oui, le drame lyrique doit pouvoir se passer du luxe et de l’agrément que le ballet apportait à l’opéra d’autrefois. Mais, pour Dieu ! que la proscription ne soit pas impitoyable ! Si Tristan et Iseult, de Wagner ; si l’Etranger, de Vincent d’Indy ; si Pe[ILLISIBLE]as et Mélisande, de Debussy, n’ont pas besoin de chorégraphie pour produire un enchantement complet, n’oublions pas qu’il y a des danses dans les Maîtres Chanteurs, dans Parsifal, et que les évolutions des Filles du Rhin sont des figures de ballet. Songeons ainsi que la tradition française, représentée par Rameau, associe étroitement la danse au drame et que Gluck n’a pas renié cette conception.

Quant au ballet en lui-même, le dédain dont on l’accable n’est-il pas une injustice et le signe d’un pédantisme chagrin ? Ayons le courage de le dire : c’est un spectacle exquis. En faisant mouvoir la beauté vivante selon le rythme musical, il associe deux éléments qui ont une force d’expression singulière. Il ajoute au chef-d’œuvre de la nature toute la magie que le son met au service du génie humain. La femme en est l’âme. Elle devient le rythme incarné, la musique faite visible. Lorsqu’elle apparaît, traduisant une belle phrase musicale en lignes, en poses, en mouvements, s’identifiant à la mélodie qui a passé dans ses veines et qui gouverne ses muscles, devenue tout entière une harmonie, alors c’est une fête absolue, c’est l’enivrante vision dionysiaque.

Les Grecs le savaient. Pour eux, la danse était une des révélations supérieures de la beauté. Qu’était-ce que les cortèges des Panathénées, si ce n’est des ballets merveilleusement composés, où cette race privilégiée faisait évoluer, au son des instruments, les corps admirables de ses éphèbes et de ses femmes ? Et si dans les sculptures qui nous ont transmis le souvenir de ces théories nous contemplons avec ravissement la pureté des formes, la grâce des mouvements, l’harmonieuse ordonnance des groupes, combien la réalité vivante devait être superbe ! Oh ! la sublime symphonie qui réunissait autour du Parthénon, dans un splendide ensemble, les modulations des flûtes, les chants des chœurs et les pas cadencés de magnifiques types d’humanité !

L’époque de Louis-Philippe fut certainement bien loin de l’idéal grec. Le roi n’avait rien de Périclès, et ses ministres, MM. Guizot et Thiers, n’étaient point des Alcibiades. Nous haïssons cette société où se carre, au premier plan, une bourgeoisie pleine de vanité et de prétentions, dont l’épais matérialisme et le luxe maladroit font regretter l’élégante frivolité de l’ancienne aristocratie.

Et cependant cette époque ne fut pas entièrement un âge ingrat. Derrière les ventres dorés qui occupent le devant de la scène, derrière les spéculateurs, les financiers, les actionnaires de chemins de fer, nous apercevons avec joie et nous saluons avec respect une cohorte d’artistes, de poètes et de rêveurs. A côté du Veau d’or la Chimère se réserve un coin fleuri.

Le ballet fut une des oasis où se réfugièrent les chevaliers de l’esprit. Si le vulgaire ne demandait à la danse de l’Opéra que d’être une fastueuse exhibition, de fins connaisseurs sentaient la haute valeur de cet art. Encouragées par leur intelligente approbation, des femmes exquises réjouirent leurs yeux par d’harmonieux spectacles.

Ce sont ces fêtes qu’il nous faut envier à la génération de 1830. Félicitons-la d’avoir vu, portés à une rare perfection, des ébats dont nous aurions aujourd’hui si souvent besoin pour égayer nos existences moroses, lourdes d’ennui : les jeux légers du Rythme et de la Beauté.

fin