(1909) Une vie de danseuse. Fanny Elssler « Chapitre IX. le voyag e en amérique  » pp. 320-364
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(1909) Une vie de danseuse. Fanny Elssler « Chapitre IX. le voyag e en amérique  » pp. 320-364

Chapitre IX

le voyag e en amérique

Fanny Elssler entreprit sa lointaine expédition sans programme arrêté, sans itinéraire établi d’avance, sans contrats fermes. Elle partit au petit bonheur, se lançant, à une distance énorme, dans les hasards de l’imprévu. Elle projetait une tournée de quelques semaines à peine et son voyage dura plus de deux ans.

Chose extraordinaire : elle s’aventura par delà les mers sans sa sœur Thérèse, sa compagne dévouée, sa partenaire si utile au théâtre et toujours si heureuse de s’effacer, sa conseillère si avisée dont le sens pratique l’aurait servie à merveille dans une affaire où l’intérêt financier primait la question d’art. C’est seulement en septembre 1841 que Thérèse, enhardie par les succès retentissants de la cadette, résolut de s’embarquer à son tour. Elle expédia sept caisses de costumes à New-York ; mais au dernier moment le cœur lui manqua ; elle resta en Europe.

A défaut de sa sœur, Fanny emmena sa cousine germaine, Catherine Prinster, fille d’un des musiciens du prince Esterhazy. Cette personne n’appartenait pas au théâtre et ne pouvait par conséquent rendre à Fanny les mêmes services que Thérèse. Néanmoins elle lui fut extrêmement utile ; elle lui portait une vive tendresse et partageait ses goûts. Catherine Prinster mit la famille régulièrement au courant des incidents de la tournée. Ses lettres en forment le journal précis et détaillé136.

Un autre compagnon, quelque peu mystérieux, fut un M. Wikoff, dont Catherine Prinster parle en termes ambigus. Elle le présente comme un cicérone engagé en bonne et due forme, mais sans bien préciser son rôle. Des Américains se scandalisèrent de voir ce chevalier servant fidèlement attaché aux pas de l’illustre dame. Un journal, le Corsaire, se fit l’organe de la pudeur effarouchée. « Pourquoi, demandait-il, la nomme-t-on encore Fanny Elssler ? Elle n’est plus Fanny Elssler, elle est Mme W… » On racontait qu’elle avait disparu de Philadelphie, enlevée par ce M. W… Le Courrier de New-York protesta contre ces bruits. « Fanny Elssler, disait-il avec véhémence, n’est point Mme W… de quelque façon que l’entendent ses misérables calomniateurs. M. W… est pour elle un compagnon de voyage et un ami particulier, auquel elle s’est confiée en venant sur une terre étrangère, et qui s’acquitte des devoirs de cette hospitalité avec toute la délicatesse d’un gentleman et la pureté d’une amitié dont les cœurs pervertis peuvent seuls méconnaître ou soupçonner le désintéressement. »

Qui voudrait passer pour un cœur perverti et ne pas croire à la parfaite innocence de M. Wikoff, si formellement garantie par le journal ?

***

Le 14 avril 1840, à neuf heures du matin, Fanny Elssler se rendait par le chemin de fer, puis par la diligence, de Londres à Bristol. Le lendemain, à six heures et demie du soir, elle s’embarquait sur le Great Western, le plus beau paquebot de l’époque. La traversée dura dix-huit jours, contrariée par des tempêtes que Fanny supporta vaillamment et dont elle fut distraite d’ailleurs par les innombrables prévenances du capitaine, nommé Hosken. Le 1er mai le navire stoppa. L’on fit des sondages qui ramenèrent du sable. Le capitaine en prit une poignée et l’offrit à Fanny, afin qu’elle fût la première à toucher le sol américain. Enfin, le 3 mai, l’on atteignit New-York.

Fanny se rendit à l’American Hôtel situé à Broadway. A peine entrée, on lui présenta un journal qui racontait son voyage et son arrivée. La presse américaine pratiquait déjà le système de l’information rapide. Pendant que la douane et le service sanitaire visitaient le Great Western, des reporters se précipitaient pour s’enquérir de la qualité des passagers et des incidents de la traversée, rédigeaient leur article et l’envoyaient à l’imprimerie. Le tirage était terminé presque en même temps que le débarquement. Le tour de force était extraordinaire pour des Européens, surtout pour une Autrichienne, née au pays classique des lenteurs. L’abondance, sinon l’exactitude des détails était une autre obligation du reportage américain. Le Morning Herald eut un rédacteur spécial qui suivit comme une ombre la noble étrangère. Grâce à cet organe, le monde et la postérité purent savoir les heures du lever, les sorties, les réceptions, les menus des repas de Fanny. L’on nous dit qu’elle occupait à l’American Hôtel, au deuxième étage, la chambre n° 6.

Le 14 mai 1840, Fanny Elssler parut pour la première fois devant le public de New-York dans la Tarentule. Elle eut un succès inouï que n’épuisèrent pas quinze représentations et qu’elle s’empressa de raconter à Théophile Gautier137.

Le 13 juin l’idole de la grande cité s’arrachait à une population en délire et se rendait à Philadelphie. L’enthousiasme y éclata en transports non moins frénétiques qu’à New-York. Des invitations tentantes vinrent à Fanny de Washington et de Baltimore ; elle les accepta, se mettant ainsi dans l’impossibilité d’être de retour à Paris pour le 15 août, qui lui avait été fixé comme « terme de rigueur ». A Baltimore, elle reçut une lettre de rappel de Léon Pillet, qui avait succédé à Duponchel comme directeur de l’Opéra. Mais en même temps on lui offrait dix mille dollars pour vingt représentations à donner à la Nouvelle-Orléans. « Nous avons tenu grand conseil », écrit Catherine Prinster, et le retour en Europe fut ajourné.

Après avoir touché barre à New-York au mois d’août, Fanny repartait pour Boston et conquérait dans cette ville connue pour son austérité une popularité sans précédent, en dansant pour le monument national de Bunker-Hill. Pressée de nouveau par Léon Pillet de rentrer à Paris, elle négocia, obtint un sursis, alla visiter le Niagara, revint à New-York, à Philadelphie, et, quand le délai accordé par l’Opéra fut expiré, la mauvaise saison lui fournit un prétexte pour ne pas reprendre le paquebot.

Une seconde campagne fut entreprise en décembre 1840. Chassée de New-York par le froid, Fanny gagna le Sud en passant par Richmond, où les autorités firent auprès d’elle une démarche solennelle pour obtenir qu’elle dansât. A Wilmington elle s’embarqua pour Charlestown. Le 3 janvier 1841 elle prenait le bateau pour la Havane et y débarquait le 14, après une traversée très mouvementée. Au bout de deux mois, elle se déroba, non sans peine, à l’admiration des Cubains fanatisés. Dans les premiers jours de mars, elle se dirigea vers la Nouvelle-Orléans. Le bateau trouva péniblement son chemin à travers le brouillard, la tempête et les bancs de sable. Après avoir donné vingt-six représentations à la Nouvelle-Orléans et pris quelques jours de repos aux bords du lac Pontchartrain, l’intrépide voyageuse se remit en route le 14 mai. Elle remonta le Mississipi, puis l’Ohio jusqu’à Cincinnati. Un steam-boat la conduisit à une allure folle à Wheeling où elle quitta le fleuve pour gagner l’Est en voiture. Elle s’attarda complaisamment dans la région pittoresque de Cumberland. A Friedrich elle retrouvait la voie ferrée par laquelle elle atteignit Baltimore et New-York dans les premiers jours d’août. Cette seconde campagne avait duré huit mois. Fanny se remit de ses fatigues aux bains de mer de Long-Island, après quoi elle fit l’excursion de Trenton-Fall, en passant par Albany et Utica. Elle poussa, par Saratoga, jusqu’aux lacs George et Champlain, puis revint à New-York.

L’année 1841 s’acheva par une troisième campagne que Fanny fit à Philadelphie, New-York et Boston.

Le 15 janvier 1842, elle partait de Philadelphie pour une nouvelle tournée à la Havane. Elle resta dans cette ville jusqu’à la fin du mois de mai. Renonçant au projet, agité un moment, d’aller au Mexique, elle rentra directement à New-York, y donna une nouvelle série de représentations, ainsi qu’à Philadelphie et à Boston. Le 16 juillet, à Boston, elle montait à bord du Caledonia, qui la déposait le 28 au soir à Liverpool. De là elle se rendit rapidement par Manchester à Londres et, de Londres, presque sans arrêt à Vienne.

Pendant les deux ans et trois mois qu’avait duré son voyage en Amérique, Fanny Elssler avait donné cent quatre-vingt-dix-neuf représentations. Son bénéfice s’élevait, toutes dépenses payées, à 742 000 francs. Cette fortune avait été acquise avec huit ballets seulement : la Tarentule, la Sylphide, Nathalie ou la Laitière suisse, la Rose animée, la Bayadère, la Gypsi, la Somnambule, la Fée et le Chevalier. Une danse avait joui d’une faveur spéciale : la Cracovienne, qui s’intercalait obligatoirement dans presque tous les spectacles et que Fanny exécuta deux cent vingt fois. Elle s’était aussi approprié des danses des pays qu’elle traversait : tel était le « Zapateado de Cadiz » qu’elle avait rapporté de Cuba et qui fit fureur à New-York.

***

L’intérêt du voyage de Fanny Elssler n’est pas uniquement dans les victoires qu’elle remporta. Ce qui nous frappe aussi et nous amuse, ce sont les mœurs théâtrales dont elle fut témoin ; ce sont, en outre, les observations qu’elle put faire sur la vie américaine en général.

Vers 1840 la situation des théâtres en Amérique était fort précaire. De valeur artistique, ils n’en avaient point. Les classes cultivées, ou du moins les classes riches les dédaignaient. La faillite était le mal chronique, irrémédiable, des directeurs. Fanny bouleversa, pour un moment, toutes les habitudes.

D’après le Courrier des Etats-Unis elle aurait causé à New-York une véritable révolution. « Mlle Fanny Elssler, dit ce journal, la belle, la noble, la gracieuse fille, a été reçue d’une façon digne d’elle. Jamais le théâtre du Park n’avait vu une telle solennité. Son enceinte étroite et sale semblait porter les traces d’un étonnement merveilleux. Les banquettes gémissaient sous un poids inaccoutumé et la sécurité offerte par les galeries encombrées était mise en question par bien des prudences craintives. Mlle Elssler a fait ce que nul événement, nulle puissance dramatique n’avait pu faire avant elle, pas même Mme Malibran, cette géante lyrique, dont les Etats-Unis furent le berceau. Aux plus beaux jours de Mme Malibran, jamais l’aristocratie féminine de New-York ne s’était faite peuple jusqu’au point de se risquer sur les derniers bancs des secondes galeries du Park. Mlle Elssler a opéré ce miracle. Puissante magicienne, elle a fait tomber d’un coup toutes les démarcations, humanisé les bégueuleries les plus sauvages, et, grâce à elle, la partie du théâtre jusqu’alors réprouvée du nom d’enfer (the hell) s’est transformée en Eden où brillaient les plus huppées et les plus dédaigneuses houris de New-York. Le parterre, cette place réservée à la casquette populaire et à la veste démocratique, avait fait peau neuve ; ses haillons étaient remplacés par les fracs les plus fashionables. Nous y avons vu un comte et deux chargés d’affaires… »

Cette affluence extraordinaire au Park-Theatre avait pour résultat de vider complètement les autres salles. Les directeurs détournèrent ingénieusement à leur profit un engouement qui les menaçait de ruine. Ils inscrivirent le nom de Fanny Elssler en caractères gigantesques sur leurs affiches. Lorsque les passants s’approchaient, ils pouvaient lire ces mots : « Comme la vogue inouïe qui fait courir au Park-Theatre pour voir la belle et célèbre Fanny Elssler éloigne le monde des autres spectacles, les personnes qui ne trouvent plus de place aux représentations du Park sont priées de vouloir bien se rappeler qu’il y a encore le théâtre X… »

A l’occasion du passage d’une étoile, les bourses américaines se déliaient comme par enchantement. La danse de Fanny Elssler entraîna, dans un mouvement fou, celle des dollars et bank-notes. « On paierait pour la voir marcher, disait-on ; sa danse vaut plus que de l’or. » Ses cachets variaient de six cents dollars à douze cents par soirée. Des représentations à bénéfice lui rapportèrent trois et même quatre mille dollars.

A la Havane les représentations à bénéfice avaient lieu selon un rite particulier. L’usage exigeait que la bénéficiaire fit une visite préalable aux notabilités de la ville. Le soir du jour solennel, il lui fallait s’asseoir, en compagnie d’une personne respectable, à l’entrée du théâtre, derrière une table qui portait des troncs à offrandes et des sébilles. Elle recevait ainsi des gratifications, presque de la main à la main. Fanny se soumit gaîment à cette obligation. Catherine Prinster joua le rôle de la dame respectable et s’assit à la caisse à côté d’elle. Les deux femmes se mordirent les lèvres pour ne pas rire au nez de ces Cubains qui défilaient en jetant leurs piastres sur le tapis de la table avec plus de faste que de tact. Fanny, en mime parfaite, leur exprimait sa gratitude avec des regards dont ils ne remarquaient pas la malicieuse ironie.

Cependant les Américains ne se tenaient pas pour quittes, lorsqu’ils avaient payé à gros deniers le talent de la charmeresse. Ils la comblaient spontanément de cadeaux. Ne parlons pas d’un diadème, d’un collier, d’un bracelet et d’une broche garnis de brillants qu’offrirent à Fanny les spectateurs de la Nouvelle-Orléans. Ce n’étaient que des bijoux, monnaie courante dans le monde de la danse. Voici qui était plus original : A la Havane on lui fit présent d’un superbe costume espagnol en satin rouge, avec des broderies d’argent de grand prix, qui lui servit dans la suite à danser la cachucha. Une dame ajouta au costume un merveilleux éventail où la cachucha était figurée par des broderies en or. Une marquise pria Fanny d’accepter, avec un tableau qui représentait Christophe Colomb, deux chiens minuscules aux oreilles percées de trous par où étaient passés des rubans de soie. D’autres souvenirs étaient des oiseaux des îles aux plumages diaprés dont Fanny rapporta toute une volière en Europe. On lui envoyait à son domicile des plats savamment préparés, des fruits délicats, des friandises exquises. Elle craignait d’engraisser à ce régime ; elle fut surprise de constater qu’elle maigrissait.

A Washington Fanny fut l’objet d’une attention délicate et austère. Une famille lui fit cadeau d’une croix en bois enchâssée d’argent. Le bois provenait du cercueil du grand Washington. « Singulier souvenir, remarque Catherine Prinster, mais combien précieux ! »

Par une rencontre curieuse, la frégate la Belle-Poule, qui avait transporté les cendres de Napoléon, vint à la même époque à New-York. Fanny visita le navire avec une violente émotion. Son saisissement augmenta encore, lorsqu’un officier lui remit, avec un rameau du saule qui avait ombragé la tombe de Sainte-Hélène, un morceau du cercueil de l’Empereur. « A présent elle possède des fragments des cercueils de Napoléon et de Washington », écrit avec gravité Catherine Prinster, ouvrant par cette remarque un champ vaste à la méditation…

***

Assistons maintenant à une représentation. Fanny vient de terminer un de ses pas de la Tarentule ou de la Sylphide. Un vacarme étourdissant s’élève. Depuis les fauteuils d’orchestre jusqu’aux plus hauts gradins les spectateurs crient, trépignent, battent des mains, frappent des pieds. Leur contentement éclate en rugissements de fauves. Les veines se gonflent ; les voix s’éraillent. Fanny est à la fois heureuse et un peu effrayée.

Pourtant à travers la tempête des mœurs moins sauvages se font jour. Des papiers multicolores volent sur la scène. Fanny les ramasse ; ils la proclament, en vers enflammés, muse et déesse. Une pluie de fleurs passe la rampe et couvre les planches d’un tapis odorant. Il y en a trop ; on ne peut les enlever, et la scène reste, jusqu’à la fin de l’acte, transformée en jardin. Que signifient tout à coup ces effroyables sonneries de tous les cuivres de l’orchestre, ces coups de grosse caisse et ces roulements de timbales qui ébranlent le théâtre ? Ce sont les musiciens (la chose se passe à Boston) qui rivalisent avec le public pour fêter la triomphatrice et qui hissent avec effort jusqu’à ses pieds un bouquet phénoménal. Des bruits secs (ceci se passe à la Havane) accompagnent la pluie des roses et des camélias. Ce sont des médailles qui tombent sur la scène. L’une d’elles, en argent, porte cette inscription en une langue qui a la prétention d’être du français : « Hommage de fidélité au mérite de Fanny Elssler dont l’écho étant parvenu jusqu’ici réssouvient les beaux jours de Virginie. » Cette grêle de métal comprend aussi des gros sous et des piastres que des spectateurs envoient à l’artiste, à défaut de fleurs, pour lui exprimer leur admiration.

Une imagination gracieuse a trouvé ceci : Des couples de colombes enrubannées volent vers Fanny, lui portant soit un compliment en vers, soit un petit bouquet. Au cou de l’une d’elles tinte une clochette d’argent.

Lorsque le rideau, après de nombreux rappels, reste baissé définitivement, l’ovation n’est pas finie. Elle se prolonge dans la rue. La foule infatigable accompagne l’artiste à son domicile. Sa voiture se fraye difficilement un passage et se remplit de nouveau d’un monceau de fleurs. A Baltimore on dételle les chevaux et les spectateurs traînent l’idole. Cette façon d’honorer les célébrités du théâtre n’était pas inconnue en Europe. En Amérique, un seul personnage, avant Fanny Elssler, avait été traité de la sorte : c’était le général Lafayette.

A la Nouvelle-Orléans les coussins de la calèche qui a transporté la divine créature sont mis aux enchères et atteignent des prix fous. A la Havane, un soir de bénéfice, Fanny est cherchée à l’hôtel par un somptueux carrosse qu’escortent deux domestiques à cheval. Après la représentation, le même équipage l’attend à la porte du théâtre, encadré de porteurs de torches et de musiciens qui sont revêtus de costumes grecs. Le cortège se met en marche, allongé par une file de voitures, de « volantes », toutes illuminées. La musique joue, entre autres morceaux, le duo des Puritani de Bellini, que la foule se met à chanter. Le défilé dura cinq quarts d’heure.

A Baltimore, lorsque Fanny, pour se dérober à des honneurs exagérés, voulut rentrer discrètement à pied, le retour n’en fut que plus difficile. Précédée du directeur du théâtre qui fendait péniblement le flot de la multitude, elle arriva toute haletante au perron de l’hôtel ; elle s’arrêta sur les marches et agita son mouchoir en signe de remerciement, non sans jeter un regard d’effroi sur l’énorme vague humaine qui l’avait poussée jusque-là.

La porte de l’hôtel franchie, l’heure du repos n’a pas sonné. Des soupers sardanapalesques sont préparés. Le champagne porte l’enthousiasme au paroxysme. Des toasts sont prononcés : il faut y répondre. Rassasiée d’hommages, brisée de fatigue, Fanny monte dans sa chambre. Mais le public idolâtre ne lâche point sa proie. Des musiciens et des chanteurs sont installés dans la rue avec des pupitres et des torches. Le 15 mai 1840, à New-York, le concert se prolonge jusqu’à trois heures du matin. Le 5 octobre de la même année les musiciens du théâtre de Boston donnent une sérénade à Fanny après la représentation. Quand ils sont partis, elle se hâte de se coucher. A deux heures du matin déjà elle est réveillée. Une de ses fenêtres donne sur un cimetière. Dans cette enceinte du repos, des chanteurs se sont assemblés. Leurs voix s’élèvent, graves et douces, dans la nuit. Aucun cri, aucun applaudissement ne viole la sainteté du lieu. C’est comme un murmure que feraient entendre les ombres des trépassés. Trois heures sonnent et cette musique de fantômes s’évanouit.

***

Les soirées d’adieux imposaient à Fanny un surcroît d’efforts : il lui fallait haranguer le public. Elle prit l’habitude de jeter par-dessus la rampe des paroles françaises, allemandes, anglaises ou espagnoles, qui faisaient jaillir avec une force nouvelle, comme le bouquet final d’un feu d’artifice, les flammes suprêmes de l’enthousiasme.

La première fois qu’elle prit congé de New-York, elle prononça ces mots : I have been so happy among you, that I’m very sorry to go away, but I will certainly come again. (J’ai été si heureuse au milieu de vous qu’il m’en coûte beaucoup de m’en aller, mais je reviendrai certainement.) Cette phrase, sans prétention oratoire, fut accueillie par des hourrah formidables. Les spectateurs la répétèrent, comme on se répète à soi-même ou comme on relit les mots tendres d’une bien-aimée.

A la fin d’une représentation organisée à Philadelphie par la colonie allemande, Fanny s’exprima ainsi en allemand : « L’aspect de mes chers compatriotes réjouit mon cœur et me rappelle ma chère patrie que m’aurait presque fait oublier l’accueil bienveillant qui m’est fait en Amérique. Je désirerais bien nommer moi aussi, comme vous, l’Amérique ma seconde patrie ; mais il faut que je parte. Du moins cette soirée sera pour moi à jamais inoubliable. »

Le morceau d’éloquence le plus retentissant fut le suivant, que Fanny fit entendre à New-York, après avoir dansé au profit d’une caisse de secours qu’elle voulait fonder pour les comédiens :

« Je devrais vous dire quelques mots de l’œuvre que nous avons entreprise ce soir, mais mon cœur n’en a pas la force. Laissez-moi vous conjurer d’être fidèles à ce que vous avez si noblement commencé. L’heure de la séparation est enfin venue, elle m’accable. Faut-il donc dire adieu, un éternel adieu, à un peuple qui m’a inondée de ses faveurs, qui n’a jamais hésité ni dans ses générosités, ni dans sa bienveillance depuis l’heure de la bienvenue jusqu’à cette heure douloureuse du départ ! A l’Allemagne, patrie de ma naissance, à la France, ma patrie adoptive, je dois beaucoup : mais comment pourrai-je t’exprimer, à toi, Amérique, toutes les obligations qui écrasent maintenant mon esprit et mon cœur ? Accepte l’humble offrande de ma gratitude mouillée de mes larmes. Adieu, mes bons amis ! Adieu, Amérique ! Vivante, je chérirai ta mémoire ; mourante, je te bénirai. »

D’après l’Historiographe, Fanny Elssler parla cinquante-deux fois en Amérique du haut de la scène. Comme le même journal a calculé qu’elle a dansé cent quatre-vingt-dix-neuf fois, il conclut : « Ne sont-ce pas là tout ensemble des travaux d’Hercule et de Démosthène ? »

***

« Ce n’est pas une simple assemblée de théâtre, écrit Catherine Prinster, que Fanny a transportée d’enthousiasme, c’est une nation tout entière. » Il n’y a dans ces paroles aucune exagération. Le voyage de Fanny Elssler agit sur toutes les classes du peuple américain à la manière d’un puissant courant magnétique qui dérange tous les mécanismes et fait dévier les meilleures boussoles. Les têtes les plus graves furent prises de vertige. C’est un chapitre curieux de la psychologie des foules.

Lorsque dans la vieille Europe on voyait les souverains prodiguer à des danseuses les marques de faveur, cela pouvait fournir à des tribuns, à des Catons, un beau thème à déclamations sur la frivolité des cours. La jeune démocratie d’Amérique se laissa entraîner, dans son fanatisme pour Fanny Elssler, à des démonstrations que le vieux continent ne se serait pas permises.

En juillet 1840, lorsque Fanny vint à Washington, les deux Chambres y étaient réunies en congrès. Ce furent ces représentants de la nation qui pressèrent le directeur du théâtre de la retenir pour plusieurs soirées. Fanny alla les remercier au Capitole de cette démarche. Quand elle entra dans la salle des délibérations, les députés se levèrent et chacun sollicita l’honneur de lui être présenté. Ils l’invitèrent à s’asseoir au fauteuil du président, et Catherine Prinster fut priée de prendre la place du secrétaire. Les deux femmes ne purent s’empêcher de rire en se voyant traitées de la sorte dans la grave enceinte et les députés finirent également par trouver la situation plaisante. Ils conduisirent ensuite les deux visiteuses à la bibliothèque et à la terrasse du palais, d’où ils leur firent admirer le panorama de la ville.

Le 15 juillet le président de la République, Van Buren, assistait au théâtre, avec les ministres, à la représentation donnée par Fanny, et il fut décidé que le lendemain matin il la recevrait en audience solennelle à la Maison-Blanche. Fanny, très préoccupée de sa toilette, se leva dès l’aurore. Elle se décida pour un costume simple, mais d’une rare élégance, et se mit en route après avoir dit, en jetant un dernier coup d’œil dans la glace : « Tout pour le président ! » Van Buren l’attendait, entouré des ministres. Il lui souhaita cordialement la bienvenue, puis exprima le vœu qu’elle prolongeât son séjour à Washington et qu’après avoir supporté les fatigues d’un été torride elle daignât y venir passer l’hiver. Fanny rentra chez elle toute bouleversée de cette réception extraordinaire.

Les affaires publiques souffrirent de l’engouement du monde politique pour la danseuse. Un député s’en plaignit à la tribune. « Il paraît, dit l’honorable M. Weise, en constatant à une séance du soir un trop grand nombre de sièges vides, il paraît que Fanny Elssler l’emporte sur les intérêts du pays, qui cependant réclament en ce moment même toute notre attention. Très peu de membres de l’Assemblée sont présents dans cette salle, tandis que les autres siègent au théâtre. » La séance fut levée et renvoyée au lendemain. Il fut décidé que la Chambre se réunirait les soirs où Fanny ne danserait pas.

Comme Fanny prenait un vif intérêt aux choses de la marine, le département lui facilita la visite des arsenaux, des dépôts et des vaisseaux de guerre. Sa réception à bord du North Carolina eut un grand retentissement.

« Dimanche dernier, raconte le Morning Herald, deux chaloupes magnifiquement décorées et portant chacune huit rameurs attendaient au pied de Castle-Garden, et la foule assemblée se demandait avec curiosité à quel haut personnage elles étaient destinées, quand parut l’enchanteresse Fanny Elssler qui, légère comme l’Ariel de Prospero, s’élança en riant sur les riches coussins de la chaloupe qui était celle du capitaine commandant le North Carolina. A l’ordre du lieutenant les rameurs se mirent en mouvement. « Quel magnifique spectacle, s’écria la divine Fanny, en voyant le bateau fendre les eaux ! Quelle poésie et quels nobles hommes ! » Le lieutenant sourit et les matelots rougirent presque à ce doux compliment. Arrivé près de la frégate, on se prépara à hisser la jolie visiteuse dans le fauteuil des dames ; mais Fanny préféra monter tout simplement par l’échelle, et, légère comme Antilope, elle émerveilla tout le monde par son agilité. Le capitaine Gallagher était sur le pont en grand uniforme et reçut Fanny Elssler. C’était la première fois de sa vie qu’elle visitait un navire de guerre et elle fut enthousiasmée de la grandeur du spectacle. Sous ses yeux s’étendaient d’un côté la magnifique baie de New-York, de l’autre la rivière de l’Hudson avec ses hauteurs pittoresques, ses riantes vallées, ses splendides paysages. Enivrée, elle courait d’un bout à l’autre du pont, sautait par-dessus les câbles, tournait autour du cabestan, regardait, touchait les canons, passait sa jolie tête par les sabords, riait, sautillait comme un enfant en extase devant tout ce qu’elle voyait. Le lieutenant la prit par la main et, lui faisant faire quelques pas, lui dit : « Mademoiselle, nous voilà juste sur la poudrière. » — « Partons de là, partons de là, s’écria-t-elle, de peur que nous ne sautions. » — « Non pas, tant que vous serez avec nous, répondit le galant lieutenant ; il y a parmi les marins un proverbe qui dit que nous n’avons rien à craindre quand l’amour veille sur nous. » — « Quand vous quitterez ce pays, lui dit le capitaine, si le temps de mon départ coïncide avec le vôtre, je veux, belle Fanny, vous conduire en France sur mon navire. »

« Ses manières, ses mouvements gracieux, son sourire fascinant avaient tourné les têtes des plus vieux grognards. »

Le Siècle rapporte une autre réception sur un navire de l’Etat :

« La charmante danseuse a été invitée à dîner à bord d’une frégate américaine. Le capitaine l’a présentée à ses officiers, l’a conduite sous une tente dressée en forme de pavillon et lui demanda si elle ne serait pas effrayée d’une salve d’artillerie. Mlle Fanny Elssler a demandé à mettre le feu à la première pièce. Aussitôt une mèche lui est présentée et l’air retentit d’une canonnade de 24. Un bal improvisé termina la journée138. »

Les marins du Chistophe Colomb, en rade de Boston, ayant organisé une fête en l’honneur de Fanny, elle leur rendit la politesse en invitant deux cent cinquante hommes de l’équipage à une représentation dont elle composa le programme à leur intention.

« Les invités, écrit Catherine Prinster, parurent tous dans leur uniforme de gala, sous la conduite du capitaine B… Pendant qu’ils passaient en rangs dans les rues de Boston, la musique exécutait la Cracovienne en manière de marche. Ce défilé pompeux des matelots excita l’attention générale des habitants de la ville. De toutes les fenêtres les gens regardaient et les trottoirs étaient couverts de curieux. Lorsque Fanny parut sur les planches devant les yeux de l’équipage, elle fut accueillie par un hourrah unanime, trois fois répété. Dans les entr’actes la musique du vaisseau joua des airs nationaux et, par une attention particulière, une valse de Strauss. Après la représentation, Fanny fut rappelée par les matelots avec un extraordinaire tonnerre d’applaudissements. En leur qualité d’invités ils avaient tous été placés à l’orchestre ; avec leurs pantalons et leurs vestes bleus, leurs chemises blanches, leurs cols bleu clair et leurs chapeaux noirs, ils offraient un coup d’œil pittoresque. L’un d’eux se leva de sa place et adressa à Fanny, qui s’était avancée vers la rampe, des paroles de remerciements avec le souhait que la Fortune l’accompagnât sur toutes ses voies. Mais le pauvre diable était tellement ému qu’il perdit le fil de son discours et tira, tout penaud, un papier pour venir en aide à sa mémoire infidèle. Mais cela ne marcha pas beaucoup mieux et Fanny ne put deviner qu’avec peine qu’il avait achevé son allocution. A son tour elle adressa aux matelots un discours qui fut interrompu à trois reprises par des hourrah. »

La marine marchande rivalisa avec la marine de guerre de prévenances envers l’artiste. Le paquebot le Président la reçut en grande pompe. Le nom de Fanny Elssler fut donné à l’une des chaloupes du Great Western. Les chemins de fer imitèrent cet exemple ; une compagnie baptisa du même nom sacré une de ses locomotives.

Un autre service public eut des gracieusetés pour l’artiste : l’administration pénitentiaire. A Philadelphie, Fanny visita la prison de l’Etat de Pensylvanie. Le directeur lui exposa le régime appliqué à ses pensionnaires. La peine de mort était abolie en Pensylvanie et même un meurtrier ne pouvait être condamné à plus de dix ans de réclusion. L’administration s’efforçait d’amender les détenus, de faire appel à leur cœur et à leur raison. Cette méthode, affirmait le directeur, produisait d’excellents résultats et toute répression rigoureuse était inutile. Les prisonniers ne portaient point de chaînes ; ils habitaient de jolies cellules qui s’ouvraient sur un jardinet. Leur mobilier se composait d’un lit bien garni, d’une table, de deux chaises dont l’une rembourrée, et d’une fontaine constamment pourvue d’eau fraîche. Les tuyaux d’un calorifère à basse pression chauffaient la pièce en hiver. Le travail était libre ; on avait pour principe de ne pas tyranniser les volontés. Fanny fut conduite dans une cellule que l’occupant, un Allemand, avait ornée de peintures. Une Allemande disposait de deux pièces, dont l’une lui servait de chambre, l’autre d’atelier. Elle tressait des corbeilles et filait. Elle parut très touchée des exhortations que Fanny lui adressa dans sa langue maternelle et lui fit cadeau de quelques spécimens de son travail.

Le clergé fut scandalisé d’abord d’un culte idolâtre qui élevait une ballerine au rang de divinité. « Les curés ont prêché, dit le New-York Herald, les vieilles filles ont déblatéré, les moralistes ont secoué la tête, mais rien n’a pu calmer cette excitation. » Devant ce paganisme victorieux les esprits moroses déposèrent les armes. Il est avec l’enfer des accommodements. Un groupe religieux eut l’idée de faire de la propagande en exploitant à son profit la notoriété qui s’attachait à toutes les allées et venues de l’idole. C’étaient des Allemands qui avaient fondé une chapelle à Philadelphie et qui l’avaient appelée le Temple de la Raison. Le pasteur invita la jolie catholique à l’office du dimanche 28 juin 1840. Une voiture alla la prendre à son domicile. Au temple les fidèles formaient la haie, jusqu’à ce que Fanny eût gagné la place qui lui était réservée. Après le chant des cantiques, le pasteur monta en chaire. Son sujet, l’amour du prochain, amena des allusions à la charité, bien connue, de sa belle auditrice. Celle-ci fut émue au point de fondre en larmes. L’office terminé, elle fut reconduite en voiture à son hôtel.

Un de ses grands succès fut la conversion des quakers. Pour ces puritains, le théâtre était un lieu de perdition. Fanny les y fit aller, même à Boston où la secte avait une réputation spéciale d’austérité. A New-York, un de ces dévots, jetant sa Bible par-dessus les moulins, alla droit au Park-Theatre et pria James Sylvain, le partenaire de Fanny, de lui procurer, à n’importe quel prix, un des chaussons de l’enivrante ballerine. James Sylvain renvoya le quaker amoureux à la femme de chambre de sa charmante camarade.

Les salons ouvraient à la danseuse leurs portes toutes grandes. L’aristocratie espagnole de Cuba ne fut pas moins empressée à la choyer que les ploutocrates des Etats-Unis. Les familles au blason le plus ancien la recevaient à leur table. Elle fut l’héroïne de fêtes somptueuses que de grands seigneurs donnèrent soit à la Havane, soit aux environs, par exemple à Matanzas, dans le décor féerique de la végétation des Antilles.

Le peuple, qui ne pouvait s’offrir le luxe d’assister aux représentations de Fanny, n’en subissait pas moins le contre-coup de la commotion générale. Les petites gens l’attendaient, pour l’acclamer, dans les rues, à la porte de l’hôtel, à la sortie du théâtre. Elle fut très populaire dans le monde des ouvriers. Les typographes de Philadelphie l’invitèrent à leur fête corporative. Même dans ses excursions loin des villes, les gens se pressaient sur son passage et la saluaient avec joie. Quand elle se rendit, en août 1841, au lac George et à Saratoga, elle se vit entourée d’une bande d’enfants qui sautaient gaîment en criant : This is Fanny ! A Philadelphie, le cuisinier de l’hôtel brûla pour elle de plus de feux qu’il n’en alluma.

Dans la même ville se passa une scène qui rappelle des épisodes de la Bible. Un soir que Fanny rentrait du théâtre, une femme du peuple s’approcha de la voiture et lui tendit un enfant de deux mois environ, en lui disant : « Prenez-le ! » Profondément surprise, Fanny prit le bébé dans ses bras et le couvrit de baisers. Alors l’inconnue, folle de joie, reprit l’enfant, le cacha dans un fichu et prononça ces paroles avec une emphase et un lyrisme qui contrastaient avec sa mise simple, plutôt pauvre : « Personne ne doit plus te toucher maintenant, puisque tu as été touché par cet ange qui est certainement né sous une heureuse constellation. Le génie, la grâce et la douceur se lisent dans les traits de cette femme que l’on glorifie. Le bonheur t’a touché, mon cher enfant ; désormais le malheur n’osera plus t’approcher. »

On ne pouvait faire un pas sans entendre parler de Fanny. Dans les magasins il n’était question que d’elle. Les commis s’entretenaient d’elle avec les clients. Toutes sortes de marchandises portaient son nom. Il y avait les chapeaux Fanny Elssler, les chaussures Fanny Elssler. De nombreuses boutiques se plaçaient sous son patronage.

La presse se fit l’écho de la passion générale. Le New-York Herald, le Morning Herald, le Courrier des Etats-Unis, le Sun proclamèrent sans se lasser les louanges de Fanny et couvrirent de clameurs indignées les insinuations malveillantes d’une feuille à scandale, le Corsaire. L’Evening Signal avait essayé de résister au vertige. Bientôt il s’avoua vaincu et fit chorus avec ses confrères.

Les arts consacrèrent cette immense popularité. Le peintre H. Inmann, de New-York, fit de Fanny un portrait que la gravure répandit en nombreux exemplaires. Le sculpteur Stout fit sa statue en grandeur naturelle, dans le rôle de la Gypsi.

Hommage suprême ! Fanny eut, comme en Europe, les honneurs de la parodie. Elle put se divertir à New-York en voyant des caricatures de la Tarentule et de la Cracovienne.

***

S’il y eut unanimité dans les ovations que la population américaine fit à Fanny, l’on ne peut dire cependant qu’une harmonie parfaite s’y laissât percevoir. Le peuple américain se composait d’éléments hétérogènes, simplement juxtaposés et nullement confondus. Des races rivales vivaient côte à côte dans une hostilité sourde, prêtes à se ruer les unes sur les autres à la première occasion. Le voyage de Fanny amena l’une de ces crises où se déchaînaient des antagonismes implacables.

Les Allemands, qui étaient légion aux Etats-Unis, se mirent en avant pour fêter en Fanny une compatriote illustre. Ceux de Philadelphie lui envoyèrent une adresse qui commençait par ces mots : « Sois la bienvenue, toi qui arrives de notre patrie lointaine, chère compagne de notre jeunesse… » Ils organisèrent au Théâtre allemand une solennité nettement allemande au cours de laquelle on entonna le chant célèbre d’Arndt : Quelle est la patrie de l’Allemand ?

A New-York, les manifestations des Allemands provoquèrent de graves désordres. Le 15 août 1840, vers une heure du matin, près de huit mille personnes étaient réunies aux alentours de l’American Hôtel où Fanny venait de rentrer. Un orchestre allemand s’était placé dans la rue avec des pupitres éclairés par des torches. Tout à coup une bande de forcenés se précipita sur les musiciens, renversa les pupitres, et y mit le feu. Ce fut un tumulte infernal jusqu’à quatre heures du matin. Les Américains avaient saisi cette occasion pour venger un des leurs qui avait été tué, quelque temps auparavant, par des Allemands. Les violences recommencèrent le 16 et le 17 août. Pendant une grande partie de la nuit des énergumènes firent devant l’hôtel un vacarme sauvage. Le 18 était jour de représentation. Les Allemands escortèrent Fanny du théâtre jusque chez elle. Pour braver les Américains, ils voulurent recommencer la sérénade troublée trois jours auparavant. Fanny supplia le chef de musique de renoncer à son projet. C’était un petit homme, qui répondit en écumant de colère : « Notre honneur est engagé ; on se moquera de nous et l’on nous traitera de lâches ; mais il faut s’incliner devant le désir d’une dame ; je vais, mademoiselle, soumettre votre demande à ma société. » Il revint en disant que, pour cette fois, on consentait à se retirer. Mais le lendemain le journal de la colonie allemande publia l’appel suivant :

« Sollicités de divers côtés, nous engageons les Allemands de toutes les conditions et de tous les partis à assister ce soir, à sept heures et demie, dans le local de M. Louis Schwartz, 44, Chatham Str., à une réunion générale afin de nous concerter sur les moyens de protéger nos droits de citoyens, nos vies et nos biens contre les attentats infâmes d’un ramassis d’énergumènes et afin d’exprimer publiquement les sentiments de la population de New-York qui s’est vu troubler, ces temps derniers, d’une manière révoltante, dans ses plaisirs les plus innocents. »

L’assemblée fut d’avis qu’il fallait persister à donner la sérénade. On prit rendez-vous pour le 27 août devant l’American Hôtel. Deux mille Allemands s’y trouvèrent ; un grand nombre portaient des armes et formèrent un rempart autour des musiciens. Dix morceaux furent joués, notamment la Cachucha, la Cracovienne et des valses de Strauss. De sa fenêtre Fanny accompagna la Cachucha avec des castagnettes. Devant les mesures énergiques prises par leurs adversaires, les Américains renoncèrent à recommencer la lutte. Le concert s’acheva sans incident. A deux heures du matin les Allemands se retirèrent, glorieux de leur victoire, en criant : « Vive notre célèbre artiste ! Vive Fanny Elssler ! Vive notre patrie ! »

A la Nouvelle-Orléans la colonie française était nombreuse et prospère. Elle avait son quartier spécial et un théâtre où l’on jouait fort convenablement les dernières nouveautés de Meyerbeer, d’Auber, d’Halévy et d’Adam. Elle vivait en mauvaise intelligence avec la population américaine. Cette hostilité se fit jour, une fois de plus, lors du passage de Fanny Elssler. Les Français avaient fait une réception chaleureuse à la brillante pensionnaire de l’Opéra de Paris. Le 11 mai 1841, après le spectacle donné au bénéfice de Fanny, les notables de la colonie se réunirent à l’hôtel Saint-Charles en un souper où le champagne de France émut joyeusement les cœurs. Dans la rue l’orchestre du théâtre jouait des mélodies françaises. Soudain la cloche d’alarme retentit. Les pompes à incendie arrivèrent au triple galop. Elles traversèrent comme un ouragan la troupe des musiciens, au risque de les écraser. Remis de sa frayeur, l’orchestre attaquait un nouveau morceau, lorsque les pompes revinrent à grand fracas et causèrent une nouvelle débandade. Fanny fit entrer les malheureux exécutants à l’hôtel. Les pompes restèrent arrêtées devant la porte ; les hommes secouaient avec rage leurs cloches. On crut un moment que c’était une manière à eux, manière un peu rude, de s’associer à l’hommage rendu à la danseuse. On se trompait. Les Américains avaient voulu tout simplement empêcher la fête française et s’y étaient pris très brutalement. L’affaire n’eut pas de suites. Un loustic fit seulement observer qu’il serait impossible de soutenir que Fanny Elssler eût quitté la Nouvelle-Orléans sans pompe.

Fanny ne garda pas rancune à l’honorable corporation. En janvier 1842 elle dansa au profit des veuves des pompiers de Philadelphie. Après son retour en Europe, à propos du terrible incendie de Hambourg, elle vanta comme un modèle à suivre l’organisation des services de secours aux Etats-Unis. D’ailleurs n’existe-t-il pas une sympathie séculaire entre les pompiers et les dames du corps de ballet ?

***

Comment nous expliquerons-nous cette singulière effervescence où une danseuse jeta tout un peuple ? Ce ne sera pas, à coup sûr, par le sens artistique des Américains.

Leur culture vers 1840 était rudimentaire. S’il y avait déjà beaucoup de richesse à New-York, les parvenus de la finance et du négoce n’avaient pas eu le temps de se dégrossir. La fortune, loin d’avoir servi à répandre un luxe de bon goût, n’avait même pas créé le confort ni effacé les traces de la rudesse originelle. Fanny Elssler, qui avait séjourné dans les grandes capitales de l’Europe, fut surprise de l’aspect villageois des cités américaines. A New-York les maisons étaient basses ; un badigeon rouge, vert ou jaune, coupé par des encadrements de fenêtres d’une autre teinte, leur donnait un air idyllique de cottages. Les rues offraient à certaines heures un spectacle rustique : elles étaient encombrées de bandes de porcs, de chevaux et de vaches qui s’en allaient au pâturage ou en revenaient. On faisait les mêmes rencontres à Philadelphie, à Baltimore, à Washington. Dans un hôtel de cette ville, Fanny fit la connaissance du ministre de France, M. de Bacourt. Celui-ci ayant demandé du lait avec son thé, l’hôtelier s’excusa de ne pouvoir lui en donner en disant : « La vache n’est pas rentrée aujourd’hui ; avec le beau temps, elle a passé la nuit sur la prairie. »

Le reste de l’hôtel était à l’avenant. Les pièces qu’y occupait Fanny étaient des réduits sans air où, par les chaudes nuits de l’été de 1840, elle faillit tomber malade. A la Havane, c’était pire encore. Les carreaux manquaient aux fenêtres, les portes ne fermaient pas. A la suite d’un orage, Fanny eut froid ; comme il n’y avait aucun moyen de faire du feu, elle se mit au lit, en plein jour, pour se réchauffer ; mais elle n’y réussit pas ; le lit n’était qu’un méchant grabat.

Encore devait-elle s’estimer heureuse quand elle rencontrait à peu près un gîte. Il n’y avait pas d’hôtel à Wilmington, la ville où l’on quittait le chemin de fer pour s’embarquer à destination de la Havane. Un retard de train fit manquer le bateau à Fanny. Abandonnée en pleine nuit sur la plage, elle dut frapper à la porte d’une maison particulière où elle fut accueillie par charité.

A Cuba, Fanny trouva une société différente de celle des Etats-Unis, mais à peine plus civilisée. En femme qui s’habillait avec une élégance parfaite, elle fut choquée des toilettes criardes des Havanaises. Chaque soir, de quatre à six, les belles créoles faisaient leur persil devant le théâtre Tacon. Même aux jours froids de février, elles portaient des robes décolletées en satin ou en mousseline, à manches courtes ; elles étaient en cheveux, avec des fleurs et des bijoux piqués dans leur coiffure. Avant d’entrer au spectacle, elles exhibaient ainsi leur toilette qui, au dire du marchand, venait directement de Paris. Dans la salle les tons rutilants des étoffes étaient amortis, il est vrai, par l’épaisse fumée des cigares qui s’allumaient à toutes les places.

Lorsque ces belles dames recevaient le soir, on écartait les rideaux du salon ; tous les passants pouvaient les voir de la rue, faisant les honneurs de la maison. S’il n’y avait pas réception, l’on voyait quelquefois dans le même salon un meuble inattendu : c’était la « volante », c’est-à-dire la voiture que, faute de remise, on abritait là.

L’Amérique, vers le milieu du dix-neuvième siècle, est un agglomérat de forces brutes, inaccessibles aux hautes jouissances artistiques. La grande affaire, le souci suprême, c’est de gagner de l’argent. Anglo-Saxons, Allemands, Français, Italiens, Espagnols, se disputent avec âpreté le terrain sur lequel s’édifiera leur fortune.

Les Allemands, qui représentaient avec les Français l’élément le plus cultivé dans cette cohue de nationalités mal policées, avaient conscience de la loi d’airain qui pesait sur eux. Ils dirent dans une adresse à Fanny Elssler : « Nous sommes un peuple actif qui se débat sur l’océan de la liberté agité par une tempête perpétuelle, un peuple qui, de ses bras vigoureux et musclés, oppose aux vagues mugissantes la rame robuste et qui poursuit bruyamment sa course rapide, sans songer aux Grâces, sans songer à l’amour. »

Huit années avant Fanny Elssler, son illustre compatriote, le poète Lenau, avait parcouru les Etats-Unis et formulé ainsi ses impressions : « Ces Américains sont de puantes âmes d’épiciers. Ils sont morts à toute vie intellectuelle, complètement morts. Le rossignol a raison de ne pas se fixer au milieu de ces drôles. Je vois une signification profonde et grave dans ce fait que l’Amérique n’a point de rossignol. Cela me produit l’effet d’une malédiction poétique. Il faudrait une voix de Niagara pour prêcher à ces gredins qu’il existe encore des dieux plus élevés que ceux dont on frappe l’effigie à l’Hôtel de la Monnaie. »

Lenau écrivait encore : « L’éducation des Américains est purement mercantile, technique. Ici l’homme pratique s’étale dans sa plus redoutable platitude. » Excellent musicien, il se moquait des soirées musicales où il était convié. Il comparait le chant des dames américaines au son que l’on obtient lorsqu’on promène un doigt mouillé sur le bord d’un verre rempli d’eau. « C’est un crissement bizarre, qui se rapproche de celui de la mouette. »

Ces natures frustes de demi-civilisés étaient incapables d’apprécier toutes les qualités qui avaient imposé Fanny Elssler à l’admiration des Parisiens. Ces marchands de porcs, de coton ou de tabac ne se doutaient pas de toute la science qu’elle dépensait en la dissimulant sous les grâces de son sourire et sous l’apparente aisance de ses gestes ; ils n’avaient aucun soupçon de la pureté classique de son style ; la finesse de ses jeux de physionomie leur échappait. Margaritas ante porcos. Ils ne sentaient point ce qui constituait la personnalité de l’artiste. La danse de Fanny Elssler était pour eux ce qu’eût été celle de n’importe quelle ballerine célèbre, une acrobatie qu’on payait plus cher qu’au cirque et qui, par conséquent, devait être de qualité supérieure. On se pâmait devant les tours de force. Une variation prolongée que Fanny exécuta sur la pointe des pieds fit hurler de satisfaction les gens de New-York.

***

Des raisons étrangères à l’art firent le succès de Fanny Elssler en Amérique.

Elle arrivait là-bas précédée d’une réputation éclatante devant laquelle les Américains s’inclinèrent sans velléité de la contrôler. Ils ne se seraient pas permis de discuter un talent proclamé par Paris. Leurs journaux, qui s’inspiraient de ceux d’Europe, sonnaient à l’envi les louanges de Fanny. Le nom de l’artiste retentissait comme une fanfare de victoire, même avant que la bataille ne fût engagée. Dès son arrivée à New-York, avant de s’être montrée sur la scène, elle était saluée comme une triomphatrice. A Boston, « devant que les chandelles fussent allumées », pendant qu’elle s’habillait dans sa loge, le public impatient lui témoignait, par des trépignements, qu’il était subjugué d’avance. D’une ville à l’autre la renommée grossissait le bruit de ses succès. N’oublions pas que nous sommes au pays de Barnum. La foule était hypnotisée par la réclame ; la suggestion fut pour beaucoup dans son délire.

Fanny sut entretenir habilement cette fascination. Elle entoura sa personne d’un lustre qui en imposait aux snobs. A New-York, savante metteuse en scène, elle promena sa royauté dans des équipages à quatre chevaux. En décembre 1840 elle usa dans la même ville d’un traîneau superbe attelé de quatre chevaux blancs ; un jour cinquante traîneaux s’élancèrent à sa suite et lui firent, sur les longues avenues, une escorte triomphale. A la Havane, elle s’acheta pour ses étrennes de janvier 1842 une calèche qui éclipsa les plus riches « volantes » ; aux visites du jour de l’an, dans tous les salons, on ne parla que de son attelage.

« Vous tournerez la tête à mes Américains », avait dit à la belle passagère du Great Western le capitaine Hosken qui connaissait ses compatriotes. Il savait que, si les mérites de l’artiste devaient leur échapper, les séductions de la femme les remueraient puissamment.

Un peuple rude de travailleurs, que harcelait sans cesse l’aiguillon du gain, à qui ne souriaient point les muses, avait le soir au théâtre, en un moment de détente, la révélation de la Beauté. Ce n’était pas en une froide statue qu’elle était incorporée ; c’était en une femme aux formes souples, aux membres agiles, au chaud regard. La variété des attitudes faisait valoir à tout moment, sous un aspect nouveau, des lignes gracieuses. Certains défauts que les Parisiens reprochaient à Fanny Elssler lui donnaient sur les Américains un pouvoir irrésistible. Ses sourires semblaient leur promettre des paradis, et ses œillades jetaient l’incendie dans les poitrines les mieux gardées. Non seulement les inflammables Cubains se laissaient prendre à ce jeu, mais aussi les gens du Nord aux tempéraments vigoureux, aux impulsions fougueuses dont l’alcool décuplait souvent la force. Pour cette population, l’apparition de Fanny Elssler marquait une halte dans une existence de labeur ; c’était, pour un instant, l’évasion de la galère quotidienne ; c’était la joie de vivre.

Il s’en faut de beaucoup cependant que, par des danses licencieuses, Fanny ait allumé des feux pervers dans le cœur de l’oncle Sam. Elle eut la grande sagesse de ne pas oublier qu’elle était dans un pays où les vertus ne sont peut-être pas d’une trempe plus forte qu’ailleurs, mais où l’on tient à sauver les apparences. Avec beaucoup de tact elle saisit la note juste pour réussir auprès de gens tout blindés extérieurement de préceptes évangéliques. Tartufe pouvait assister à ses spectacles sans se compromettre. Elle ne s’exposait pas à ce qu’on lui criât : « Cachez ce sein que je ne saurais voir », car elle ne se montrait qu’en des costumes d’une décence rigoureuse. Le Courrier des Etats-Unis la trouva même un peu prude ; il dit : « Poussant à l’excès la crainte du public américain dont on lui a sans doute exagéré les pudibondes susceptibilités, Fanny Elssler a tellement allongé sa robe de danseuse que ses jambes si fines, si merveilleuses de contour, disparaissaient sous ces voiles importuns. Ceci est une profanation et un manque de courage. »

A la ville, Fanny observait les convenances plus sévèrement encore qu’à la scène. On ne lui connaissait aucune liaison ; dans sa vie, que les journaux étalaient au public, le censeur le plus austère ne découvrait aucun désordre. Le Courrier de New-York rendait un hommage éclatant « à la conduite de Mlle Elssler, si pleine de retenue, de bon ton, de décence, que le public américain est tombé en admiration devant cette chasteté d’un talent si difficilement chaste de sa nature. »

N’était-ce pas aussi un titre à la sympathie d’une population laborieuse que l’effort énorme soutenu par Fanny pendant deux années ? La vaillante femme donnait à ces robustes travailleurs l’exemple d’une activité infatigable. Été comme hiver, elle était en route, franchissant en chemin de fer, en bateau, en voiture, des espaces immenses, bravant la chaleur excessive, la neige et la tempête. Pour mener une vie pareille, il fallait une volonté qui fût d’acier comme les jarrets. Que l’artiste retirât de ces rudes campagnes un bénéfice colossal, c’était un motif de plus de se faire admirer par des lutteurs lancés éperdument à la poursuite du dollar.

Enfin Fanny conquit les Américains par sa bonté inépuisable. Comme en Europe, elle eut le désir constant que son bonheur profitât aux malheureux. Sur cent quatre-vingt-dix-neuf représentations, elle en donna vingt et une à titre gracieux, au profit d’œuvres de bienfaisance. Au taux de trois mille francs que lui rapportait en moyenne chaque soirée, c’était une recette de plus de soixante mille francs qu’elle abandonnait aux nécessiteux. Sa charité prenait encore d’autres formes. Elle marquait son passage à Boston par une distribution d’argent aux pauvres ; elle achetait cinquante paires de chaussures pour des orphelins et souscrivait pour une somme importante à la construction d’un orphelinat catholique dans la même ville.

La pensée maîtresse de Fanny Elssler en Amérique, une pensée qui venait du cœur, fut l’œuvre qu’elle recommandait au public de New-York du haut de la scène, la fondation d’une caisse de pensions pour les artistes dramatiques. Elle avait exposé ses vues dans une lettre adressée aux notabilités de la ville, et qu’il faut citer tout entière, parce qu’elle fait le plus grand honneur à celle qui l’a signée :

« Messieurs,

« Il y a près d’un an que je demandai s’il n’avait été établi dans cette ville aucun fonds pour le soulagement des acteurs âgés et indigents, et j’appris, à mon grand étonnement, que, dans un pays si décidément théâtral dans ses goûts, prodigue dans sa générosité, il n’existait d’institution d’aucune espèce en faveur d’une classe si exposée à l’infortune et si digne de sympathie.

« Dans toutes les grandes villes d’Europe, à Londres, Paris, Berlin et Vienne, des ressources permanentes ont été affectées à ce but charitable, et on se demande naturellement pourquoi il n’a été fait dans cette grande capitale, également renommée pour ses charités et pour ses sympathies dramatiques, aucune heureuse tentative en vue d’organiser, sur une base solide et durable, un fonds pareil pour un pareil but ?

« Il ne m’appartient pas de résoudre cette question, mais je hasarderai une remarque, c’est que ni des difficultés, ni des échecs antérieurs ne peuvent être une objection réelle à l’essai et au succès d’un nouvel effort général.

« Le moment est très convenable ; il existe de grandes souffrances que ne peut soulager l’assistance individuelle. Combien d’artistes âgés et infirmes qui ont longtemps survécu au pouvoir de plaire, jettent maintenant un regard de prière sur ceux qui sont capables et, je l’espère, désireux de les secourir !

« Leurs premiers droits existent, indubitablement, vis-à-vis de la profession à laquelle ils appartiennent, et qui compte parmi ses membres des personnes aussi estimables que riches, dont je suis fière de connaître un grand nombre, et qui, par leurs remarquables talents, élèveraient toute position dans laquelle elles pourraient se trouver placées. Mais il est bien connu que les ressources de la profession sont maintenant, pour diverses causes, péniblement limitées. C’est alors de la communauté tout entière que doivent venir les secours les plus efficaces et, heureusement pour les pauvres solliciteurs, c’est une communauté qui n’est jamais sourde au cri du malheur innocent.

« J’espère, Messieurs, que mes sentiments ne m’auront pas entraînée au delà de la position que je voudrais occuper clans cette bonne cause, celle d’un humble instrument. Je me présente comme l’un des membres de la grande famille des artistes qui regarderaient comme une faveur, comme un privilège, de prêter tous leurs efforts au soulagement de leurs frères malheureux, qui, bien qu’ils appartiennent à un sol et à un climat étrangers aux miens, n’en sont pas moins unis à moi par les liens puissants d’une même carrière et d’une commune nature.

« En résumé, Messieurs, je fais l’offre formelle de mes services professionnels pour l’établissement, dans la ville de New-York, d’un fonds charitable, destiné au soulagement des acteurs invalides, et j’ai le fervent espoir, la ferme croyance que ce sera la source d’un grand bien.

« Il ne me reste qu’à demander pardon aux personnes dont je me suis permis d’emprunter les noms ; mais je sens que j’en avais quelque droit, car ces noms ont toujours et libéralement figuré dans tous les projets louables, dans toutes les nobles entreprises. Est-ce qu’on les effacerait au bas de cet appel ?

« J’ai l’honneur d’être

« Votre toute dévouée,

« Fanny Elssler. »

Comment les dollars auraient-ils refusé de sortir des bourses, à cette requête si délicatement formulée ? Quant à Fanny, lorsque par ce beau geste final elle détournait vers ses camarades moins heureux une partie du fleuve d’or qui coulait vers elle, ne devenait-elle pas digne de l’auréole dont les Américains l’entouraient ?

***

Malgré toutes les raisons qu’avait Fanny de bénir l’Amérique, une condition essentielle empêchait son bonheur d’être complet. Elle avait une nature trop fine d’artiste pour ne pas sentir que l’encens brûlé devant elle était épais et âcre. Quelle différence entre ces Béotiens du Nouveau-Monde et le public si fin, si cultivé, de Paris ! Sa pensée revenait sans cesse vers la France, sa vraie patrie artistique. Un moment, grisée par le succès, éblouie par l’or, elle s’était laissé entraîner à rompre avec l’Opéra. Ce ne fut pas sans un douloureux déchirement, ni sans remords. Elle se trouva désemparée. Des projets confus et contradictoires se succédaient dans son esprit. Tantôt elle parlait de retourner en Europe pour en ramener un corps de ballet modèle ; tantôt elle annonçait sa résolution de se retirer définitivement du théâtre, au moment du plein épanouissement de son talent et de sa beauté.

Cette incertitude la tourmentait lorsqu’elle prit place à bord du Caledonia pour repasser l’Atlantique. Déjà la fin de son séjour à New-York s’était passée dans une atmosphère de malaise et de tristesse. La ville avait été éprouvée par des krachs financiers et des escroqueries prodigieuses. Fanny avait placé sa fortune nouvellement acquise en stocks des Etats-Unis et de l’Ohio. Elle pouvait se demander si elle avait été bien conseillée. Le temps était aux catastrophes. Un immense incendie dévorait une grande partie de Hambourg. Sur le chemin de fer de Paris à Versailles se produisait un accident effroyable. Fanny apprit les deux nouvelles au moment de s’embarquer ; elle y vit un fâcheux présage. Ses craintes ne furent pas justifiées ; la traversée fut paisible. Mais à l’arrivée à Liverpool, le premier événement qu’on lui annonça fut la fin tragique du duc d’Orléans. Quoique le prince se fût comporté peu galamment à son égard, le récit de cette mort soudaine et brutale la bouleversa profondément.

Paris, son cher Paris, était maintenant pour elle le Paradis perdu. L’entrée lui en était interdite par des hommes dont les mains brandissaient, telle l’épée flamboyante de l’archange, des papiers timbrés. C’étaient les huissiers et les recors mis en mouvement par l’administration de l’Opéra.

Décidément tout n’était pas rose dans la vie.