(1909) Une vie de danseuse. Fanny Elssler « Chapitre VI. les débuts de fanny elssler à paris  » pp. 188-219
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(1909) Une vie de danseuse. Fanny Elssler « Chapitre VI. les débuts de fanny elssler à paris  » pp. 188-219

Chapitre VI

les débuts de fanny elssler à paris

Le départ de Véron pour l’Angleterre eut lieu dans les premiers jours de mai 1834. Ce fut pour le boulevard un événement considérable. L’absence du gros et bourdonnant personnage marquait comme l’arrêt d’un organe de la vie parisienne. Le Café de Paris semblait dire :

Un seul être me manque et tout est dépeuplé.

Les initiés parlaient avec importance et mystère du but du voyage. Ils savaient que le directeur de l’Opéra se rendait à Londres pour étudier sur place le fonctionnement d’un nouvel appareil d’éclairage au gaz. Il prenait à leurs yeux les proportions d’un Prométhée dérobant le feu du ciel. On s’entretenait aussi à mi-voix d’une danseuse merveilleuse dont on écorchait le nom tudesque et que le somptueux Véron se proposait d’arracher à prix d’or aux Anglais. Réussirait-il ? Enlèverait-il à la perfide Albion, alors très détestée, ce trophée vivant ? Question angoissante ! Moment solennel ! Le boulevard anxieux se demandait :

Qu’est-ce que le Seigneur va donner à cet homme ?

La traversée de la Manche devenait une nouvelle expédition des Argonautes. Laissons Jason lui-même raconter sa conquête :

« En 1834, dit Véron, je fis un voyage à Londres : j’y vis Mlle Fanny Elssler dont j’avais déjà beaucoup entendu parler ; elle me séduisit surtout par sa physionomie charmante, spirituelle, pleine d’expression, et par son talent de danseuse d’une certaine individualité. Thérèse, unie aujourd’hui en Prusse par un mariage de la main gauche à un prince royal, prévenait moins en sa faveur ; sa taille était plus élevée que celle de sa sœur. Fanny désirait beaucoup venir à Paris ; elle m’accueillit avec bonne grâce. Ces deux artistes ne touchaient à Londres que de faibles appointements, et encore à cette époque le grand théâtre ne payait qu’assez irrégulièrement. Thérèse, au contraire, redoutait pour elle des débuts à Paris, et jusqu’au dernier moment, elle résista à mes propositions d’engagement pour elle et pour sa sœur, qu’elle dominait. Je leur offris cependant, comme je l’ai déjà dit, 40 000 francs par an. Je cherchai, pour réussir dans mes projets, à leur donner une bonne idée de l’administration de l’Opéra de Paris. Je les invitai à dîner à Clarendon’s hôtel en haute compagnie ; le dîner fit grand honneur au maître de l’hôtel, et au dessert on plaça sur la table un plateau d’argent où s’amoncelaient pour près de 200 000 fr. de bijoux et de diamants On passa le plateau en même temps que les corbeilles de fruits, et les deux demoiselles Elssler, assez empressées de faire leur choix, ne voulurent cependant accepter que deux des objets les plus modestes, et représentant à peine 6 000 à 8 000 francs. De tous ces bijoux, je rapportai aussi à Paris quelques parures destinées aux premiers sujets du chant et de la danse. L’engagement des demoiselles Elssler ne put être signé que le jour fixé pour mon départ, et qu’après y avoir introduit cette clause exigée par Mlle Thérèse : que l’engagement de trois ans serait résiliable au gré de chacun, après les quinze premiers mois93. »

N’accueillons ce récit que sous bénéfice d’inventaire et soyons sûrs que la valeur du plateau de bijoux a été quelque peu grossie par le vaniteux narrateur. Le chiffre de 40 000 francs auquel Véron prétend avoir engagé les deux sœurs sonne bien et donne une haute idée de sa munificence. A l’examiner de près, il faut en rabattre. En réalité, Fanny fut engagée, ainsi que Thérèse, à raison de 8 000 francs par an. Sur les comptes de l’Opéra, elle émargea chaque quinzaine pour une somme de 333 fr. 33. C’était exactement ce que touchait aussi Louise Duvernay. Aux mensualités de 666 fr. 66 s’ajoutaient les feux qui étaient de 125 francs par soirée. Ce n’est qu’à partir du 1er septembre 1837 qu’ils furent doublés par Duponchel, qui porta aussi les appointements fixes à 10 000 fr. Comme, dans les trois premières années de son engagement, Fanny dansa juste cent fois, les feux lui rapportèrent 12 500 francs, c’est-à-dire un peu plus de 4 000 francs par an. Il faut compter aussi le produit d’une représentation à bénéfice à laquelle les deux sœurs avaient droit pour la durée triennale de leur engagement. La première de ces représentations eut lieu le 5 mai 1838 ; la recette que les deux bénéficiaires eurent à se partager fut de 18 467 francs ; la part de chacune, répartie sur trois ans, augmentait donc ses appointements d’environ 3 000 francs par année. En résumé, les appointements fixes (8 000 fr.), les feux (4 000 fr.) et la représentation à bénéfice (3 000 francs), constituaient à Fanny un revenu annuel d’environ 15 000 francs. Ce total pouvait être augmenté par le produit des tournées entreprises soit en province, soit à l’étranger, pendant les trois mois de congé que l’engagement accordait chaque année aux deux sœurs, ou encore par un rachat de congé, c’est-à-dire par une indemnité que l’Opéra leur payait, lorsqu’elles renonçaient en sa faveur à leur liberté. C’est ainsi qu’en 1838 Duponchel leur racheta leur congé pour la somme de 8 000 francs.

Lorsque Véron lançait son chiffre de 40 000 fr., sensiblement supérieur, comme on le voit, au total de ce que les deux sœurs pouvaient gagner ensemble, c’était un de ces coups de grosse caisse où excellait ce virtuose de la réclame. C’était le prélude d’une campagne menée à grand fracas pour exciter la curiosité du public et le préparer à recevoir avec faveur les deux recrues amenées d’Angleterre. Le maître ouvrier de cette opération fut Charles Maurice. Il la conduisit, comme toutes les besognes bien payées, avec ses procédés habituels de charlatan, tapant à tour de bras, avec plus de cynisme et d’obstination que d’ingéniosité. Sa seule excuse est que, cette fois, il travaillait pour la bonne cause, au profit du vrai talent.

Le 21 mai, le Courrier des Théâtres publiait cette note lapidaire où se reconnaît le laconisme de son rédacteur en chef : « M. Véron est de retour de Londres. Nouvelle européenne. » Le lendemain venait l’information suivante : « Deux danseuses célèbres à l’étranger et surtout en Allemagne, les demoiselles Elssler, ont été engagées par M. Véron pendant le séjour qu’il vient de faire à Londres. Elles arriveront à Paris au mois de juillet prochain. Une de ces demoiselles est d’une taille un peu élevée et extrêmement svelte, et l’autre est une perfection, soit comme femme, soit comme danseuse. Joies. »

Les entrefilets destinés à tenir l’attention du public en éveil se multiplient. Ils donnent les noms des deux sœurs, indiquent leur taille et la nature du talent de chacune d’elles. C’est surtout Fanny que le journaliste vante à ses lecteurs. « Correspondants et voyageurs, écrit-il le 20 juin, nous apprennent sur le talent de l’une des demoiselles Esler (sic) des choses qui fortifient l’espérance d’un grand succès à l’Opéra. La fortune de son extérieur, l’agaçante94 finesse de son regard, le dessin de son col, la beauté de ses épaules, la grâce de ses bras, l’élégance de son ensemble, la légèreté de sa danse et le charme de son mérite promettent à cette artiste un succès… véronien. »

En même temps qu’il donnait cet alléchant portrait de Fanny, le directeur du Courrier des Théâtres essayait de faire vibrer pour elle de puissantes sympathies en touchant une corde particulièrement délicate. Il rappelait le bruit qui avait couru des amours de Fanny avec le duc de Reichstadt.

Représentons-nous la situation politique en 1834. Deux ans à peine se sont écoulés depuis la mort du fils de Napoléon. Le parti bonapartiste est en deuil. Tous les projets de restauration impériale, qui avaient rallié tant de dévouements vers la fin du règne de Charles X, ont été bouleversés, mais l’idée reste vivante, la cause garde ses fidèles, si bien que le prince Louis-Napoléon fera bientôt ses tentatives de Strasbourg et de Boulogne. L’armée conserve avec une pieuse admiration le souvenir du vainqueur d’Austerlitz. La poésie chante la grande épopée. Victor Hugo a écrit l’ode A la Colonne et Napoléon II. Le courant napoléonien est si fort que le gouvernement de Louis-Philippe, voulant le canaliser à son profit, enverra la frégate la Belle-Poule à Sainte-Hélène pour en ramener les cendres de l’empereur et les fera déposer aux Invalides. Ceux qui sont hostiles au rétablissement de l’Empire s’associent pourtant à la pitié universelle qu’a inspirée la destinée du roi de Rome. On a lu avec émotion le poème le Fils de l’Homme où Barthélemy racontait le voyage qu’il avait fait à Vienne pour voir le duc de Reichstadt, et l’on a suivi avec curiosité, en 1830, le procès auquel cette publication avait donné lieu.

Il y avait là tout un amas de matières explosibles qui menaçaient d’éclater à tout moment. Charles Maurice, croyant l’occasion bonne pour faire à la fois de la politique et de la réclame, essaya de mettre le feu aux poudres. Il se plaignait amèrement du gouvernement de Louis-Philippe. A l’en croire, il aurait joué un rôle prépondérant dans « les trois glorieuses » ; c’est lui qui aurait assis Louis-Philippe sur le trône, et il aurait été payé de la plus noire ingratitude. Pour se venger, il attaquait avec un acharnement infatigable la Monarchie de Juillet, au point de s’attirer de la prison. L’arrivée de Fanny Elssler lui parut opportune pour donner une fois de plus libre cours à sa colère. Il projeta de faire des débuts de la nouvelle danseuse une véritable manifestation bonapartiste. « Une chose bien étrangère à la question, écrivait-il, dès le 2 juin, mais qui ne lui fera pas moins grand bien, ajoutera au succès qu’on attend des débuts de l’une des demoiselles Esler à Paris. Quand cette artiste était au théâtre de Vienne, on voulait savoir qu’elle intéressait un prince bien cher à la nation française et moissonné à la fleur de l’âge, pour le désespoir de notre époque. Fondé ou non, ce bruit est certainement de nature à exciter la bienveillance, à piquer la curiosité en faveur de Mlle Esler. Dût-on n’y trouver qu’un prétexte à de doux souvenirs, qu’une pensée liée à tant d’espérances, si cruellement déçues, qu’une occasion (bien détournée sans doute) de témoigner les sentiments que gardent à d’illustres cendres les hommes sauvés du torrent de l’apostasie, on saisira cette occasion pour aller voir, applaudir et méditer. » Aux bons entendeurs ce demi-mot pouvait suffire.

En attendant l’arrivée des deux sœurs que leurs obligations retenaient encore à Londres, le Courrier des Théâtres et les journaux dévoués à Véron dirent monts et merveilles de la pièce où devait débuter la cadette des « jolies Allemandes », comme on les appelait. C’était la Tempête, ballet en deux actes, tiré par le chorégraphe Coralli, de la comédie de Shakespeare, sur des indications du ténor Nourrit, l’heureux auteur de la Sylphide, et mis en musique par Schneitzhœffer. Afin de préparer le public à comprendre et à goûter le sujet, Charles Maurice publia une série d’articles sur l’œuvre du poète anglais. Des communiqués de la direction faisaient connaître la distribution des rôles. Le public était tenu au courant du travail des répétitions. Charles Maurice promettait des décors fantastiques, des costumes des Mille et une nuits. Il prétendait que, malgré les prodiges réalisés par les peintres-décorateurs et les couturiers, Véron, jamais satisfait, les obligeait sans cesse à remanier leur ouvrage. Le Courrier des Théâtres insistait particulièrement sur les effets de lumière, inconnus en France jusqu’à ce jour. La Tempête, disait-il, exigeant du gaz en quantité énorme, on avait craint qu’il n’en restât pas pour éclairer le quartier ; des expériences auraient été faites et le résultat aurait été rassurant pour les rues et boutiques des alentours.

Il est indéniable qu’à l’Opéra tout le monde se donnait beaucoup de mal pour le ballet nouveau. « A l’Opéra, dit Charles de Boigne, on ne rêvait que Tempête ; on ne jurait que par la Tempête, on n’adorait que la Tempête ; depuis le directeur jusqu’au dernier figurant ou machiniste, le théâtre avait la tête à l’envers et le cœur idem 95. » Véron prêchait d’exemple ; selon son habitude, il se montrait un merveilleux boute-en-train. Mais, sans lésiner sur la dépense, il était loin de faire les folies que lui attribuait la clientèle de ses encenseurs. Au lieu de déployer ce faste sardanapalesque auquel il laissait croire, il se comportait en réalité en digne sujet de Louis-Philippe et surveillait sagement, sans gaspillage, l’emploi de ses deniers. Qu’on en juge par les chiffres.

Le mémoire des décorations exécutées par MM. Séchan, Feuchère et Cie fut arrêté au chiffre de 14 935 francs, celui des travaux de peinture faits par M. Cicéri, pour trois décorations, au chiffre de 9 009 francs. Les fournitures pour les costumes coûtèrent 14 301 fr. 50. Voici le détail de ce qui fut dépensé pour habiller « Mlle Esler cadette » :

3 aunes 90 de crêpe lisse blanc à 4 fr. 60 l’aune, pour chemisette et jupe de dessus 17 fr. 25
2 aunes 30 de mousseline gaze blanche, pour jupe de dessous, à 2 fr. 25 5 fr. 05
1 paire de chaussons 4 fr. »
1 ceinture en cuivre doré fin ornée de pierres de couleur 38 fr. »
1 paire de bracelets en cuivre doré fin ornés de pierres de couleur 28 fr. »
1 bandeau en cuivre doré fin orné de pierres de couleur 60 fr. »
4 aunes de crêpe crêpé blanc, pour une chemisette et une jupe, à 4 fr. l’aune 16 fr.  »
2 aunes 15 de mousseline gaze blanche, pour jupe de dessous, à 2 fr. 25 l’aune 4 fr. 80
2 aunes 40 d’organdi blanc 3/4 pour une jupe de dessous, à 4 fr. 50 l’aune
10 fr. 50
183 fr. 60

Au compte des accessoires figurent en outre trois aunes de crêpe lisse blanc pour un voile carré à 4 francs l’aune.

Il n’y avait point là de quoi ruiner Véron. Les costumes des autres danseuses exigèrent des dépenses plus modestes encore. Celui de Mlle Legallois coûta 100 fr. 45, celui de Mlle Leroux 111 fr. 40. La belle Louise Duvernay fut habillée pour 49 fr. 50, et six esprits de l’air, Mlles Julia, Fitzjames, Ropiquet, Benard, Danse et Forster, pour un total de 418 fr. 70.

Le mémoire le plus élevé fut celui des fournitures de passementerie, quincaillerie, mercerie, plumes, fleurs, soieries, broderies, bijouterie, étoffes diverses, toiles, chaussures, mécanique, phisique (sic), corderie, modelure, dentelle d’église, etc… dont le total fut de 19 163 fr. 54.

Lorsque, dans la deuxième semaine de juillet, les sœurs Elssler vinrent à Paris, la réclame fit entendre de plus belle ses trompettes. Le 12 juillet, Charles Maurice écrit : « Il est difficile d’être plus jolie, d’avoir des yeux plus ravissants que Mlle Fanny, et d’être plus majestueuse que Mlle Thérèse. L’une danse la grâce, l’autre la force, et toutes deux sont charmantes. Hospitalité dangereuse. » Quand Fanny prit part aux répétitions, le Courrier des Théâtres se fit l’écho des coulisses, où règnerait, d’après lui, l’admiration la plus enthousiaste pour la nouvelle acquisition de Véron. « Le talent de Mlle Fanny Elssler, dit une note du 19 août, consiste dans une très grande vivacité, une vigueur étonnante, de la précision au milieu de ce désordre apparent, de riches pointes, une abondance d’entrechats bien passés, beaucoup de souplesse, des jambes qui se portent moelleusement plus qu’à la hauteur de la hanche, et des yeux, des airs de tête singulièrement agaçants. Si l’on joint à cela une jolie figure, de ravissantes épaules, de beaux bras, les jambes et les pieds parfaits, on croira facilement à une réussite folle. Ellébore. » Autre bruit de coulisses, le 3 septembre : « Plus les artistes de l’Opéra voient aux répétitions danser Mlle Fanny Elssler, plus ils en conçoivent l’espoir d’un grand succès. » Voici encore un autre potin, du 6 septembre : « Le succès de Mlle Fanny Elssler parmi ses nouveaux camarades est tel que cette danseuse pourrait bien faire école, à l’instar de celle qui leur a appris à taglioniser. Déjà les temps, les échos, les enchaînements de la jolie Allemande sont imités aux répétitions par plusieurs de ces dames qui se piquent d’elssleriser avant un mois. Troupeau. »

La réclame de Véron ne reculait pas devant un des moyens qu’emploient les plus obscurs tréteaux de province, celui qui consiste à faire croire à une location extraordinaire et à presser les amateurs de retenir le petit nombre de places encore disponibles. Son journal à tout faire dit que l’on redoute des étouffements pour le soir de la première représentation. En vue de cette soirée mémorable, « vingt châteaux des environs de Paris ont déjà commandé des chevaux de poste », écrit Charles Maurice le 1er septembre. Le 14, il dit que toutes les loges sont louées jusque pour la sixième représentation, et le 15, jour de la première, il écrit encore : « On loue des loges et des stalles comme si on les distribuait gratis. Sang parisien. »

Naturellement une partie aussi importante ne pouvait s’engager sans que le directeur eût pris de savantes dispositions de concert avec le chef de claque. Ce fut une circonstance où Véron fit appel à tout le génie d’Auguste. D’ailleurs Fanny, en fine mouche, avait, dès son arrivée, conclu un pacte avec le puissant stratège. Elle avait même eu un don spécial pour se l’attacher. Le loyal Auguste fit envers elle plus que son devoir ; il la servait avec un visible attendrissement.

***

Enfin, après plusieurs ajournements savamment gradués, de manière à surexciter la curiosité et l’impatience du public, la première représentation de la Tempête eut lieu le 15 septembre. La salle offrait un beau coup d’œil. Un grand nombre de châtelains étaient accourus des environs de Paris pour assister à une solennité annoncée avec tant d’emphase. Les toilettes, où dominaient le poult de soie ramagé, l’organdi clair, les mousselines des Indes, défrayèrent abondamment les chroniques mondaines96. Les lions étaient venus en masse.

Les lorgnettes se dirigeaient vers une loge où trônait Mlle Taglioni, récemment revenue d’Angleterre. On croyait lire de l’inquiétude sur son visage, comme si elle se sentait menacée dans sa souveraineté absolue.

Au parterre, Auguste avait son air important des grands jours. Il apparaissait conscient des lourdes responsabilités qui pesaient sur lui. Son regard majestueux passait en revue ses troupes auxquelles il avait joint pour la circonstance des renforts empruntés à l’Opéra-Comique et au Gymnase. Il avait mis ce soir-là sa redingote la plus voyante et son gilet le plus criard, pour que son armée de claqueurs le reconnût plus aisément.

Le spectacle commence par le premier acte de Fernand Cortez qui passe à peu près inaperçu. L’attente nuit à l’attention.

Voici que les trois coups annoncent la Tempête. Le rideau se lève sur une bataille qui se livre entre Grecs et Turcs. Des guerriers vont et viennent ; ils tombent mortellement frappés ; des prisonniers sont emmenés, des vaincus gémissent ; sur le lieu du combat une femme grecque expire en couvrant son enfant des plis de son manteau. C’est une suite de scènes d’un intérêt médiocre. Le public manifeste plutôt de l’ennui. Les lettrés se demandent quel rapport la guerre de l’indépendance hellénique peut avoir avec la fable de Prospero et de Miranda, si poétiquement représentée par Shakespeare. Un vent de malaise passe dans la salle. Les applaudissements d’Auguste restent sans échos.

Ce qu’on vient de voir jusqu’à présent n’était qu’une introduction, obscure et inutile. Après un entr’acte le vrai ballet commence. Une tempête fort bien réglée jette sur les rivages de l’Ile des Génies un bateau monté par un jeune prince espagnol, don Fernando. Le naufragé est recueilli par une belle jeune fille, Léa, l’enfant même que la Grecque en mourant avait laissée sur le champ de bataille. Un ange bleu avait enlevé l’orpheline et l’avait déposée dans l’Ile des Génies sous la garde d’Obéron. Fernando et Léa s’éprennent l’un de l’autre et échangent les plus doux serments, excitant ainsi la jalousie d’un monstre, Caliban, qui jure leur perte.

Les fictions de Shakespeare, accommodées de la sorte, laissent le public froid. On fait un accueil aimable à Mlle Duvernay qui remplit le rôle de Léa, à Mlle Leroux qui représente le génie bienfaisant Ariel, à Mlle Legallois, à MM. Perrot et Carey. Le tableau du naufage a été applaudi. Cependant on a éprouvé une déception que la Gazette des Théâtres définit ainsi : « En vérité, avant la première représentation de ce ballet-pantomime on avait tellement fatigué le public de promesses et d’éloges qu’on lui avait presque ôté le plaisir de la surprise ; on lui avait tant parlé de prodiges, de merveilles, on lui en avait tant raconté qu’il a failli être de glace en présence des véritables merveilles qui lui étaient offertes97. »

La partie était compromise. Il fallait, pour la sauver, que le troisième tableau présentât un attrait extraordinaire. Auguste, qui s’est prodigué en vain, est inquiet. Il ne compte plus que sur Fanny Elssler,

Espoir suprême, et suprême pensée.

« En scène pour le trois ! » crie le régisseur au foyer et dans les coulisses. Debout derrière un portant, Fanny attend avec angoisse son tour de paraître. Elle tremble en sentant de l’autre côté du rideau ce public parisien dont elle brûlait si vivement jadis de recueillir les suffrages et qui l’épouvante à présent comme un monstre à mille têtes. Elle s’appuie sur l’épaule de Thérèse qui l’encourage de son mieux, tout en étant elle-même profondément troublée, et les deux sœurs, prises d’un accès de piété, comme dans toutes les circonstances où leur destinée est en jeu, adressent tout bas au ciel une fervente prière. L’ordre est donné de faire commencer l’ouverture. L’homme chargé de donner le signal le fait en frappant trois fois du pied gauche. Fanny s’en aperçoit et s’écrie : « Malheureux, vous avez frappé du pied gauche, je ne réussirai pas ! » Le brave employé est atterré. « Eh bien, mademoiselle Elssler, dit-il, voulez-vous que je recommence ? Je vais refrapper du pied droit. » En effet, il se remet en posture et Fanny a la plus grande peine à l’empêcher de troubler l’ouverture par un nouvel avertissement. Un peu émue par cet incident, elle va sur la scène et prend sa place sur un lit de repos.

Le rideau se lève pour la troisième fois. Dans une salle aux ornements fantastiques la fée Alcine, c’est-à-dire Fanny, est étendue. Elle quitte sa couche pour aller concerter avec Obéron les moyens de protéger don Fernando contre la haine de Caliban et des gnomes. Elle aime elle-même le jeune prince ; elle lui fait don d’une baguette magique qui le rend maître de l’île. Mais don Fernando se sert de son pouvoir pour rejoindre Léa et il l’épouse en grande pompe, dans une prodigieuse orgie de lumière.

Alcine avait à peine fait quelques pas, que déjà les dispositions du public étaient changées. Il oubliait que le livret était stupide, la musique médiocre. Même la richesse du décor était incapable de captiver son attention. Il n’avait plus d’yeux que pour la débutante ; du premier coup il fut conquis. Quand il vit Alcine s’avancer du fond de la scène avec une légèreté surnaturelle, un murmure d’admiration salua tant de jeunesse, de beauté et de grâce. Quand on vit cette forme charmante aux lignes impeccables tantôt s’assouplir en de lentes ondulations, tantôt bondir avec une vivacité qui, même en ses emportements, restait correcte, ce fut une exquise sensation d’art. Ce n’était plus la peine que la claque fît son métier ; il n’était point nécessaire qu’aux bandes d’Auguste se joignissent celles de César, c’est-à-dire les bonapartistes, ni que des mains mercenaires jetassent sur la scène des fleurs payées par l’administration. Toute cette partie mécanique et truquée du succès disparaissait dans l’ensemble grandiose d’une ovation sincère et spontanée.

De nombreux spectateurs, pareils aux enfants qui dédaignent et brisent leurs anciens jouets dès qu’ils en reçoivent un nouveau, se tournent vers la loge de Mlle Taglioni. Des regards mauvais semblent dire à la dominatrice que c’en est fait de sa royauté. La favorite menacée fait bon visage à mauvaise fortune et bat des mains ostensiblement.

Rentrée dans les coulisses, où Thérèse pleurait de joie, la débutante fut accablée de félicitations. Quelqu’un était radieux de son triomphe : c’était l’annonceur, celui qui frappait du pied gauche. Il vint présenter ses compliments à l’artiste et ajouta : « N’importe, Mamzelle Fanny, désormais je frapperai du pied droit. » Il le fit pour la première fois de sa vie à la représentation suivante et… se cassa la jambe.

***

La presse, sévère pour le nouveau ballet, fut unanime à combler d’éloges la nouvelle danseuse et à constater l’originalité de son talent. Un des critiques qui analysèrent avec le plus de finesse ce qu’il y avait de personnel dans la danse de Fanny Elssler fut Charles Maurice. Après avoir dit l’impression de joyeux étonnement produite par sa beauté, il continuait en ces termes :

« Le plaisir est devenu de l’enthousiasme lorsque Mlle Fanny a dansé de cette danse qui est la sienne et ne ressemble pas plus qu’elle ne veut leur nuire à celles qui caractérisent le talent de chacune de ses nouvelles rivales. C’est en la voyant qu’on en prendra une idée exacte, car toute espèce de récit la définirait mal. Les gens de l’art appellent cela une danse taquetée, pour dire qu’elle consiste principalement en petits pas rapides, corrects, serrés, mordant la planche et toujours aussi vigoureux, aussi finis qu’ils ont de grâce et d’éclat. Les pointes y jouent un grand rôle, un rôle qui attache le regard et étonne l’imagination ; elles feraient le tour du théâtre sans paraître se fatiguer et sans que les attraits qu’elles supportent perdissent rien de leur incroyable aplomb ou de leur moelleuse volupté. Il était impossible de trouver un plus frappant contraste avec le mérite, si justement apprécié, de Mlle Taglioni, dont la danse est toute ballonnée (c’est encore un terme de l’art)98. »

Ce langage était infiniment plus précis et mieux approprié que celui du maître de la critique d’alors, de Jules Janin. Jamais ce feuilletoniste ne montra mieux que par son compte rendu de la Tempête combien son autorité et sa réputation étaient usurpées. Nous nous étonnons, quand nous lisons son article vide et prétentieux, que nos aïeuls aient pu goûter cette sentimentalité rance et prendre pour de la fantaisie les sautillements d’un esprit qui papillonnait autour du sujet, sans jamais en toucher le fond. Nous admirons qu’ils aient supporté ce style amphigourique qui a tantôt la fadeur d’un sirop, tantôt le piquant aigrelet du mauvais champagne.

L’exaspérant personnage commence son feuilleton en cherchant à tirer un effet de la légende du duc de Reichstadt, qu’il raconte à sa façon :

« Il y avait à Vienne, il n’y a pas longtemps, autour de la demeure royale, dans le grand parc ombragé de vieux arbres où elle se glissait le soir, sous la fenêtre à ogive du jeune duc de Reichstadt, qui l’entendait venir de loin, elle, cette femme d’un pas si léger, il y avait Fanny Elssler, l’Allemande, dont le nom chez nous autres, la France de 1834, ira s’inscrire tout au bas de ces listes mystérieuses et charmantes que conservent dans leurs profonds tiroirs d’ébène et d’ivoire les vieux meubles incrustés d’or de Choisy, de Saint-Cloud, de Meudon, de Fontainebleau et de Chambord : cette femme qui a été le premier sourire et le dernier, hélas ! du fils de l’empereur ! On la disait en outre si svelte, si élégante, si légère, si parfaite !..

« Fanny Elssler n’était plus en Allemagne ; elle n’avait plus rien à y faire, hélas ! elle ne pouvait plus y danser, depuis que s’étaient fermés ces deux yeux si brillants et si vifs qui la regardaient avec amour. Maintenant que la loge du jeune prince est vide, maintenant qu’il ne doit plus venir là à cette même place pour découvrir Fanny l’Allemande sur le théâtre et pour découvrir dans la salle quelques étrangers venus de France ; pour saluer à la fois du même regard Fanny et la France, ses deux amours ; depuis qu’elle était tombée de la couronne paternelle, cette dernière feuille du laurier impérial, Fanny n’avait plus rien à faire à Vienne. A présent elle appartenait à son beau royaume de France et à ses loyaux et enthousiastes sujets de sa bonne ville de Paris. »

Après ces tirades larmoyantes, Jules Janin en arrive à la Tempête. Il se tire d’affaire en exprimant, avec des formules vagues, un enthousiasme qui n’a d’égal que son ignorance.

« Nous l’avons donc vue à la fin, dit-il, tel qu’il (le duc de Reichstadt) l’a vue lui-même. Permettez-moi de ne plus vous parler du ballet nouveau. Fanny Elssler, c’est tout le ballet nouveau, elle-même et toute seule. Quand je vous dirai qu’elle paraît dans un palais de féerie tout brillant d’or, de cristal et de pierreries, que vous importe ? Vous avez mieux qu’un palais d’or, mieux que le ballet le plus ingénieux, le plus admirable : vous avez une grande et inimitable danseuse. Quelles poses ! Est-elle en l’air ou bien se tient-elle sur un pied ? On l’ignore. Elle danse, mais ce sont des pas si fins, c’est une danse si correcte, ce sont deux pieds si agiles, qu’on se demande si en effet elle danse ou si elle est immobile. Fanny Elssler ne danse pas, elle joue ; elle est belle, elle est grande, elle est bien faite ; on la prendrait pour une duchesse au bon temps des duchesses. C’est une danseuse toute nouvelle et qui ne ressemble en rien à Mlle Taglioni ; heureusement pour toutes deux ! »

Ce verbiage et ces oripeaux irritèrent la Gazette des Théâtres. Elle avait trouvé particulièrement choquant que l’on eût exploité, pour préparer le succès de Fanny Elssler, l’histoire de ses prétendues amours avec le duc de Reichstadt, et elle reprocha vertement à Jules Janin d’avoir recueilli et propagé ces racontars. Après avoir cité la filandreuse tirade : « Il y avait à Vienne… », ce journal ajoute :

« On a dit et on a répété qu’un jeune prince, né sur les marches du plus beau trône de l’Europe et qu’une maladie de consomption a ravi, il y a trois ans, à bien des sympathies, on a dit que ce prince, épris d’une passion violente pour Mlle Fanny Elssler, était mort en répétant le nom de la belle danseuse allemande… On a dit bien d’autres choses que je ne rappellerai pas. Mais la vérité demande ici une petite place contre les suppositions des historiens auxquels je réponds. Je tiens d’un grand amateur de l’Opéra de Vienne, d’un fidèle et fervent admirateur des sœurs Elssler, que jamais le fils de Napoléon (puisqu’il faut le nommer) n’a vu ni au théâtre, ni ailleurs, l’artiste pour laquelle on lui a prêté de si tendres sentiments. Qu’on essaie de me réfuter, si l’on peut. J’ai mon Viennois sous la main, prêt à soutenir un démenti dont je ne suis que l’écho. »

Ni la Gazette des Théâtres ni aucun autre journal ne fit expier à Fanny les maladresses de la réclame. Devant le succès si franc qu’elle remporta, l’envie fut réduite au silence. Il y eut pendant plusieurs jours une espèce de stupeur charmée. La seconde représentation et les suivantes confirmèrent la bonne impression laissée par la première. Les connaisseurs parlaient avec ravissement de la légèreté des pas de Fanny, de la finesse de ses pointes, et le nom de « pieds » paraissait bien lourd, bien grossier, pour désigner des extrémités alertes et spirituelles qui narguaient le sol plutôt qu’elles ne le touchaient. Un calembour courut le boulevard. « Est-ce une femme, se demandait-on, ou bien est-ce l’air ? »

Un homme éclatait de bonheur et d’orgueil ; c’était Véron. Le boulevard n’était plus assez large pour sa personne que gonflait le succès. Il ne lui suffisait pas de savourer tout le bien que la presse disait de l’artiste devinée par lui, engagée par lui. Ce n’était pas assez de la montrer du haut de la scène de l’Opéra au public enchanté. Il éprouvait le besoin de la promener en triomphe dans Paris et de s’exhiber avec elle. Le 16 octobre, le Théâtre Nautique donnait la première représentation d’un ballet chinois en trois actes, à grand spectacle, Chao-Kang. Véron avait loué les meilleures loges pour y installer Mlle Taglioni, Mlle Duvernay, Mlle Jawureck ; la loge la plus en vue avait été réservée aux sœurs Elssler. Entre la beauté imposante de Thérèse et la perfection délicate de Fanny s’étalait, comme une citrouille entre deux fleurs, l’homme à la face et au ventre de Silène, Véron.

***

La trêve de Dieu qu’avait déterminée l’éclatante révélation du talent et de la beauté de Fanny Elssler fut de courte durée. Des passions couvaient. Mlle Taglioni, altière Vasthi, ne voulait pas se laisser évincer par Esther-Elssler. Elle avait été blessée au vif par les regards sarcastiques que les spectateurs de la Tempête lui avaient décochés le premier soir. Les dithyrambes qui saluaient sa nouvelle rivale la frappaient en plein cœur. Elle avait de chauds partisans qui épousèrent sa querelle. Paris fut divisé en elssléristes et en taglionistes. Un énergumène écrivait sur les murs de l’Opéra ces mots : « La Sylphide ou la mort ! »

La reprise de la Sylphide, si impérieusement réclamée, eut lieu le 21 septembre. Les chevaliers servants de Mlle Taglioni s’étaient mis en frais en vue de cet événement. Des démonstrations insolites eurent lieu en sa faveur, avec une intention visiblement malveillante à l’égard de l’intruse qu’on prétendait lui opposer. La Gazette des Théâtres, quoiqu’elle fût habituellement du côté des taglionistes, ne put s’empêcher de blâmer ce jour-là leur zèle excessif.

« Toutes les bouquetières du voisinage, raconte-t-elle, avaient été dépouillées d’avance, certaines loges avaient été armées en fleurs depuis le commencement de la soirée, un arsenal formidable de bouquets de toutes tailles, de toutes grosseurs avait été partagé dans les loges, dans les balcons de côté. A un signal donné, tout cela a été précipité sur la scène. C’était alors qu’il fallait voir se tordre véritablement les hommes et les femmes, tous s’avançant, se dressant, se penchant pour lancer leur hommage, pour mieux faire entendre leurs bravos… On raconte des choses fort amusantes au sujet de ce divertissement improvisé… mais nous nous garderons bien de les publier. Mlle Taglioni mérite tous les bravos, tous les applaudissements ; cependant il nous semble que ceux-ci avaient l’air d’être prodigués comme compensation au brillant et légitime succès de Mlle Elssler, et en cela les auteurs du divertissement se sont montrés maladroits. »

La Revue de Paris était taglioniste. Quoiqu’elle restât dévouée à son fondateur devenu directeur de l’Opéra, qui ne pouvait approuver des attaques contre Fanny Elssler, elle exalta la Sylphide de la manière la plus blessante pour la pauvre fée Alcine. « Le talent de Mlle Taglioni, dit-elle, n’a pas de limites ; il se révèle dans le moindre geste, le moindre mouvement de ses pieds, de sa tête et de ses bras ; c’est un talent qui charme toujours, parce qu’il est complet et possède toutes les ressources de la véritable danse, depuis la perfection technique que donne l’étude, jusqu’à la grâce native et la délicatesse des poses qui ne s’apprennent pas. » D’après la Revue de Paris, le grand succès du 21 septembre aurait été entièrement spontané. Elle prétend que, la claque ayant été supprimée pour la circonstance, ce sont les spectateurs payants qui auraient seuls applaudi, et, comparant ce résultat à celui qui n’aurait été obtenu six jours auparavant, à la Tempête, qu’avec le secours de mains mercenaires, elle ajoute méchamment : « Nous espérons qu’un jour Mlle Elssler pourra répudier les bruyantes acclamations qui couvrent le petit bruit de ses petites pointes, et que le public artificiel du lustre laissera faire au public sérieux. »

Le grand public fut invité à se prononcer sur les mérites des deux rivales. Véron les fit paraître toutes deux le même soir, un dimanche, Marie Taglioni dans le Dieu et la Bayadère, Fanny Elssler dans la Tempête. « Nous saurons ce soir, dit le Courrier des Théâtres du 7 décembre, si le faubourg Saint-Denis est taglioniste et le faubourg Saint-Martin elsslériste, ou bien si tous deux sont l’un et l’autre, ce dont on les dit véhémentement soupçonnés. » Le lendemain, le même journal donnait ainsi le résultat de la comparaison : « Les assistants se sont partagés entre les deux virtuoses ; ils nous ont montré ce qu’on devrait toujours faire en pareil cas ; ils ont joui du talent de l’une et de l’autre. » Excellent exemple et sage conseil, mais que Charles Maurice tout le premier s’empressa de ne pas suivre.

***

Il était prématuré de classer Fanny Elssler d’après l’unique épreuve de la Tempête. Ce ballet lui donnait un rôle trop court pour qu’elle pût y développer toute sa maîtrise. Ce rôle, en outre, ne convenait guère à son tempérament. On la faisait débuter dans une pièce romantique qui avait pour théâtre un royaume impossible de fées, de génies et de monstres. La Tempête, comme la Sylphide, transportait le spectateur en pleine fantaisie. On donnait à Fanny un rôle d’être surnaturel du genre de ceux qui convenaient à Marie Taglioni ; on voulait faire d’elle une apparition fugitive, une forme fluide et vaporeuse, une ombre, comme en était une la grande danseuse romantique. C’était ne tenir aucun compte de la réalité vivante qu’était Fanny Elssler ; c’était méconnaître sa personnalité artistique, qui était faite pour exprimer la vérité de la passion terrestre et qu’une éducation classique avait habituée à dessiner des lignes précises, à fixer la beauté concrète.

Enfin l’on avait exposé la débutante à se montrer inférieure à elle-même, en la privant, le premier soir où elle affrontait le public parisien, de l’appui de sa sœur. Fanny était habituée à danser avec Thérèse. Celle-ci lui facilitait l’exécution de tous les pas, de toutes les figures, et s’ingéniait à la faire briller. Or voici qu’au moment de l’épreuve solennelle, on la laisse abandonnée à elle-même, ou livrée à des partenaires qui ne devinent pas ses pensées, comme faisait sa compagne ordinaire, et qui n’ont pas les mêmes raisons de se sacrifier pour la faire triompher.

C’est le 30 septembre que les « Siamoises de la danse », comme les appelle Charles de Boigne, parurent ensemble pour la première fois, dans le ballet de Gustave, qui servait de début à Thérèse. Elles exécutèrent de belles prouesses. Aux merveilles dont se composait l’éblouissant spectacle, elles ajoutèrent un numéro sensationnel, un pas styrien, qui fut un parfait chef-d’œuvre par la grâce, l’extraordinaire légèreté et l’infaillible sûreté des mouvements, enfin par leur concordance si étroite que ces deux corps semblaient la forme dédoublée d’une seule et même pensée. Thérèse eut le succès qu’elle méritait et qu’elle voulait. Sa danse manquait de personnalité, mais trahissait une initiation complète à tous les secrets du métier. Les connaisseurs applaudirent sa science raffinée, sa correction suprême, son goût très pur, et cela lui suffit. Ce qu’elle recherchait plus avidement que sa propre gloire, c’était celle de Fanny. Elle atteignit pleinement son but. Grâce à elle, Fanny donna sa mesure dans Gustave beaucoup plus que dans la Tempête. Thérèse eut la joie de voir son dévouement doublement récompensé, par le succès complet de sa sœur et par la sympathie que lui témoignèrent à elle-même les spectateurs touchés d’une telle abnégation.

Un autre spectacle où les deux sœurs parurent ensemble à la fin de l’année 1834 fut le Don Juan de Mozart, donné pour la première fois avec elles le 8 octobre. L’administration de l’Opéra comptait sur leur renom pour remettre à flot la pièce qui sombrait. Le Courrier des Théâtres battit la grosse caisse. « Mozart et les pieds de Mlle Elssler, disait-il, une admirable musique et une jolie femme, des chanteurs, des décorations, des danseurs, un pas nouveau et la salle meublée à toutes ses places de ce que Paris renferme de sommités sociales, voilà l’Opéra pour ce soir. Bien fou qui y résisterait ! Encore plus fou qui voudrait l’essayer ! » Le chef-d’œuvre aurait dû pouvoir se passer des efforts de la réclame et de la claque, ainsi que du surcroît d’attrait apporté par une danseuse illustre. Malgré ce concours il échoua.

La Tempête, au contraire, quoiqu’elle n’eût plus rien de Shakespeare et que Schneitzhœffer n’eût jamais rien eu de Mozart, fournit une honorable carrière. Voici quelles furent les recettes des quatorze premières représentations :

15 sept. 1re représentation avec
Fernand Cortez (12e)
7 614 fr.
17 — 2e — —
Guillaume Tell (101e)
7 500 —
19 — 3e — —
La Vestale (3e)
6 486 —
26 — 4e — —
Comte Ory (141e)
8 902 —
3 oct. 5e — —
Le Philtre (51e)
8 741 —
10 — 6e — —
La Tentation ; Guillaume Tell (103e)

8 451 —
20 — 7e — —
Le Philtre
8 166 —
26 — 8e — —
La Tentation ; Guillaume Tell, au bénéfice des pensionnaires de l’Opéra
7 533 —
5 nov. 9e — —
Le Comte Ory (144e)
6 279 —
17 — 10e — —
Le Philtre
7 340 —
28 — 11e — —
Le Comte Ory
6 584 —
7 déc. (un dimanche),
12e représentation avec Le Dieu et la Bayadère (75e, dansé par Marie Taglioni)
8 775 —
15 — 13e représentation avec Guillaume Tell (106e)
7 513 —
26 — 14e — — Le Philtre (56e)
5 993 —

Comme points de repère, indiquons quelques recettes effectuées à la même époque par Marie Taglioni :

22 sept. La Sylphide, avec Guillaume Tell
8 429 fr.
29 — La Révolte au Sérail, avec Le Serment
8 766 —
6 oct. La Sylphide, avec Le Comte Ory
6 983 —
12 — La Révolte au Sérail, avec Le Comte Ory
7 614 —

La moyenne obtenue par chaque danseuse est sensiblement la même. Elle est de 7 700 francs pour Fanny Elssler, de 7 900 francs pour Marie Taglioni. Ces chiffres sont de beaucoup supérieurs à ceux qu’atteignait Mozart. Don Juan n’arrivait le 8 octobre qu’à 5 263 francs, montait à 6 736 fr. le 3 novembre, et tombait le 29 décembre à 4 982 francs.

La Tempête eut la consécration des pièces à succès, la parodie. Cet honneur lui fut fait dès le mois d’octobre au Palais-Royal où fut donnée sous le même titre une folie-vaudeville en un acte. Le vaisseau de Shakespeare était remplacé par le navire aérien de Lennox, l’inventeur malheureux qui avait fait, le 15 août précédent, une vaine tentative de voyage avec son ballon dirigeable, l’Aigle. Par ce moyen de locomotion arrivait dans une île d’Islande un garçon apothicaire qui arrachait la belle Léa aux fils difformes de la mère Cagoule, Bag, Beg, Big, Bog, Bug et Caliban. Le morceau le plus réussi de la pièce était la parodie, avec accompagnement de mirlitons, du pas de deux que dansaient à l’Opéra Fanny Elssler et Perrot.

Enfin, le succès de Fanny eut une répercussion presque instantanée sur la mode. Tandis que la maison Maurice Beauvais, une taglioniste, lançait parmi les nouveautés de l’hiver 1834-1835 un turban sylphide, les grands magasins du Temple du Goût, situés rue Sainte-Anne, arboraient les couleurs du parti adverse et créaient l’elsslérine, « étoffe transparente, disait le prospectus, portant une légère doublure pour robes de bals, soirées, et fabriquée par un procédé nouveau ». Ça, c’était la vraie gloire.